Après avoir déserté leurs responsabilités, Félicie et Aaron reprirent enfin du service. Et il y en avait du boulot, ou plutôt de la supervision des tâches. La formation des recrues avançait si lentement, et pour une fois, ce n’était pas la faute de Mimi. C'est juste qu'elle et Zaza manquaient de candidats. En plus, les rares volontairement n'étaient clairement pas les couteaux les plus aiguisés du tiroir. Cela devenait une mission impossible d'en faire de bon soldat. Mission qui leur prenait tout leur temps, empêchant Mimi d'arriver à ses fins sur le plan « personnel ». Ha ! Attendez, il semblerait que oui ! Mimi a tendu sa serviette à Zaza ! Partager la même serviette, quelle honte, quelle indécence, quel manque de pudeur ! C'est dégoûtant ! Mais passons, il y a plus important et plus intéressant à raconter.

Le danger, « la grande menace » était encore là : les frères de Leméchant en avaient toujours grave après le cul de nos héros. C'était bien pour cette raison qu'il fallait recruter du troufion, mais pas seulement. L'organisation, ça comptait tout autant. Félicie, sur les sages conseils du pépé, se décida à convoquer ses chefs et vassaux à une réunion. Ce qui demanda pas mal de temps, car aucun ne semblait pressé : plus d'une semaine pour regrouper des gens pourtant si proche de la citadelle... Alors que pour une fois que l'ancêtre disait un truc pertinent. Il fut écouté, mais il n’y avait pas grand monde pour le faire : c'est-à-dire son mari, le vioc, le chef nain et Mimi. La fée ouvrit la réunion d'un ton solennel, et pourtant elle n'arrivait pas à être crédible.

• Bon, vous savez tous pourquoi vous êtes ici ?

• Pas vraiment, le vieux machin a encore fait des siennes ?

• P'tit con ! Comment oses-tu Aaron ? Je suis ton pépé !

• Ouais, mais tu les enchaînes tellement les conneries ces derniers temps...

• Ça suffit ! Les interrompit Félicie. On est là, car, « justement », vous l'avez suggéré papy !

• Ha, mais c'est vrai ! Vous êtes en grand danger, les jeunes ! Leméchant n'a toujours rien fait, et c'est inquiétant ! Il prépare sûrement un truc louche !

Bon, bah, voilà encore du temps perdu. Faire une réunion pour une information que tous connaissaient déjà, c'était du vioc tout craché. Mais voyons ce qui se passe, car après tout, le pépé a fait quelque chose, c'est toujours mieux que rien.

• Dîtes donc le vieux, vous ne nous avez quand même pas réunies pour ça ? s'impatienta Félicie. Parce que sinon...

• Mais enfin, vous ne comprenez pas ! Les démons sont belliqueux et rancuniers. Ce n’est pas normal qu'ils n'aient rien fait alors qu'ils sont en position de force. Il faut enquêter d'urgence!

• Heu, papy, tu te souviens qu'on a reconstruit le grand mur de roche. Et nos amis les nains surveillent, alors c'est peut-être normal.

• Parce que tu crois que ta magie, et une dizaine de barbus ça va suffire à les empêcher de passer ? Amateur, je t'ai formé mieux que ça !

• P'tit vieux, vous savez ce qu'ils vous disent, les barbus ?

Le papy insistait, mais l'usage du racisme envers les nains comme argument, mauvaise idée. Ce n’était pas avec ça qu'il allait convaincre, surtout que personne ne semblait disposer tenir compte de son avertissement. Mais au milieu de l'engueulade, Mimi la sucrette se leva et demanda à prendre la parole. Là encore, c'était surprenant, elle qui avait passé ces derniers jours à draguer...

• Permettez-moi d'apporter quelques précisions, mais il semblerait que pour une fois, le vioc ne dise pas que des conneries, et fait encore plus rare, je suis de son avis.

• Ha, enfin on me prend au sérieux ! Mais au fait pourquoi vous m’appelez tous le vioc ? Je suis un vieux sage...

Vieux, certes ! Sage...heu... on va dire qu'on n’a rien entendu. Après tout, la plupart du temps il est tellement pas crédible que quand il l'est, bah ça fait peur à tout le monde. Par contre, si Mimi est de l'avis du vioc, là, c'est que l'heure est grave. Mais que se passe-t-il ? Un raz-de-marée, un volcan en éruption, une nuit éternelle, la fin du monde, la formation d'un nouveau boys-band ? Rien de tout ça ! Car Mimi ne semblait pas inquiète.

• Comme l'a dit le vio... l'ancien, c'était étrange qu'on n’ait pas encore subi de tentative de représailles.

• Dixit celle qui s'est fait empoisonner, répliqua Aaron.

• Ça ne compte pas, car on n’a toujours aucune idée de l'identité du coupable ni de la cible ! Concernant les démons j'ai pris l'initiative d'envoyer des espions enquêter.

• Parce qu'on a des espions, nous ? demanda Félicie sous le choc. On n’est même pas foutu d'avoir un début d'armée potable...

• Heu... Disons que nos espions en question sont Luluh et Kilt. Ils sont partis voir ce qu'il se passait du côté de la citadelle après les montagnes d'où viennent les nains.

• Quelle citadelle ? s'étonna Félicie. Je n’en ai jamais entendu parler.

• Je ne sais pas, peut-être la seule qu'on peut apercevoir depuis la nôtre ?

Alors, certes fallait vraiment le faire exprès pour rater une grande citadelle qui dépassait des montagnes, mais vu qu'on parle de Félicie et Aaron, il n'y avait rien de surprenant à ce qu'ils y parviennent quand même. Surtout qu'elle faisait un parfait jumelage avec la leur côté décors : placé du même côté de la frontière avec le chaos. Ils auraient dû s'en soucier plus tôt. Qui sait ce qu'elle cachait. Des monstres, des objets magiques, rien, ou peut-être des alliés potentiels. Heureusement que Mimi avait eu la bonne idée de s'en occuper, elle.

Il reste cependant une question qui mérite d'être traitée en priorité : pourquoi Kilt et Luluh ? Parce que n'importe qui aurait pu s'y coller vu qu’il n’y avait pas d'espion officiel. Or, ces deux-là ensemble ça ressemblait plus à une ballade en couple qu'à une mission de reconnaissance, surtout que c'était pas si loin comme destination avec des chevaux. Mais, comme c'était une initiative de Mimi, partons donc du principe qu'elle sait ce qu'elle fait : après tout, l'un n'empêche pas l'autre. Puis, c'est qu'elle semblait avoir une réponse.

• Il semblerait, s'ils ont bien fait leur boulot, que la zone soit occupée par des communautés, disons... Marginales.

• Quelle information incroyable ! ironisa Aaron. Parce que tu crois qu'on est quoi, nous ? T'as vu le mélange qu'on sur notre territoire ?

• La question n'est pas là, enfin ! Eux, c'est encore différent, ce sont des peuples très minoritaires. Il semblerait qu'ils ne vivent que là-bas, entre eux.

• Et qui sont-ils ? demanda Félicie.

• Alors, dans la montagne voisine de celles des nains, il y' a une communauté de gnomes, qui...

• Pouah ! Des gnomes ! pesta le chef nain. C'est inadmissible, ils habitent dans les montagnes comme nous, mais ils n'y font rien de comme nous ! On pourra jamais s'entendre avec eux.

• Pourquoi vous dîtes cela ? s'étonna Aaron.

• Ils travaillent du caillou, certes, mais avec de la magie ! Mais surtout, ils ne facturent pas ce traitement de la pierre par l'arcane ! Vous vous rendez compte ? Ne pas facturer ? Ce sont des hérétiques ! Des monstres !

• Mais... Je croyais que vos ennemis naturels étaient les gobelins ? répliqua Félicie.

• Les nains et les gnomes c'est ennemis naturels ! Comme les nains et les gobelins, ou les nains et les elfes, ou encore les nains et les humains, ou les nains et les nains !

Hum, les nains se révèlent être un peuple extrêmement belliqueux, et raciste...

• Vous avez dit quoi, là ? Vous venez de vous faire un ennemi !

Qu'est-ce que... quoi ? Comment ce con peut-il parler au narrateur ? Le tempérament haineux des nains semble même pouvoir traverser le quatrième mur. Mais passons ce détail des plus étranges pour en revenir à notre histoire, car le rapport qu'avait reçu Mimi ne se limitait pas seulement à des gnomes et du racisme. En effet, la longueur du parchemin dépassait largement celle d'une simple mission de routine, ou d'une liste de course : vu le temps passé en vadrouille, ils auraient au moins pu faire les commissions. L'intendante laissa le barbu en chef vider son sac d'insanité, puis quand il fut enfin calmé, elle reprit ses explications.

• Donc, les gnomes, c'était pour la montagne. Elle serait séparée de la citadelle par une immense forêt abritant plusieurs villages.

• Des êtres sylvains ? demanda Félicie. Si proche de la frontière ? Je croyais qu'ils ne supportaient pas les émanations chaotiques.

• Alors, on arrive vraiment à ce que je qualifie de marginal. Ces villages sont habités par des reptiliens et de lycanthropes.

Ha, là, il serait peut-être pertinent de présenter les peuples en questions. Car certes, les gnomes, c'est du vu et du revu, alors que les autres... bah eux aussi on les connaît, mais pas autant qu'on le croit. Beaucoup de clichés, apparences monstrueuses, croquage impitoyable de mémés et de fillettes, sauf qu'en vrai, ce n’est pas si méchant que ça. On serait plus proche des représentations artistiques idéalisées, aux physiques très anthropomorphes. Bon par contre, pour la tronche, là y'a rien a faire, y'aura toujours du museau, des crocs, ou de la fourrure et des écailles, bien que les lycanthropes s'en sortent un peu mieux : avec les poils longs, ça peut faire un effet chevelure. Maintenant qu'on a une meilleure idée des bestioles qui peuplent la région, il reste à savoir ce qu'ils peuvent bien y faire. Là encore, fallait se fier au rapport d'espionnage, en espérant que Luluh et Kilt n'aient pas pipotés pour aller se beurrer la tronche à la taverne la plus proche. Sauf que Mimi faisait clairement la gueule ce coup-ci.

• Mais qu'est-ce qu'ils ont picolé tous les deux ? Impossible que ça soit vrais.

• Un souci, m'dame intendante aux oreilles pointues ? demanda le barbu en chef.

• Maître nain, là j'aurais bien besoin de vos lumières, vous qui êtes celui qui habite au plus près de nos voisins.

• Vous dîtes ? Qu'est-ce c'est que vos magouilles ? Je croyais que vous aviez fait enquêter. Alors il est où le problème ?

• Pas un, pas deux, mais trois détails qui me dérangent. Le rapport fait mention de l'ordre des Chevaliers Lycanthropes, or à part dans les mythes et les légendes qu'on se raconte dans les auberges, il n'y jamais eu preuves, ni d'indices fiables sur le sujet.

Encore heureux, sinon ça serait le chômage technique pour les bardes et les vagabonds si y'avait plus de mystère à raconter. Bon c'est vrai que certains abusent en vendant la mort d'un roi ou deux pour se faire du pognon, mais la plupart sont honnêtes. S’il y a des preuves, ils peuvent plus entretenir les contes et les histoires au coin du feu à la taverne : ce serait une catastrophe, car personne n'a envie de voir un barde sobre, non PERSONNE ! Après, dire ça n’existe pas, c'est quand même méchant. Pourquoi y'aurait que des loups mangeur de grand-mère dans les histoires, et jamais de chevaliers loups ?

• D'accord dame elfe, ça sent un peu l'espion qui a récupéré ses informations à la taverne du coin.

• Mais pour le reste, ça paraissait fiable votre rapport, non ? C'est quoi l'arnaque ?

• La suite du message fait mention de Leméchant.

• Quoi ? Il était pas mort, lui ?

• Mais pourquoi personne ne veut m'écouter ? intervint le vioc. Je n’arrête pas de vous en parler. C'est Juste Leméchant qui est mort. Il reste ses frères Encore Leméchant et Jamais-deux-sans-trois Leméchant !

• Non, c'est l'information capitale dont je doute. Selon le rapport, la citadelle jumelle de celle-ci aurait été aux mains d'Encore Leméchant, mais il aurait été tué par un élémentaire, qui aurait ensuite pris le pouvoir.

• Ha non, cette fois-ci, juré, promit j'y suis pour rien ! Répliqua par Aaron.

Stop ! C'est quoi cette histoire ? D'où qu'un obstacle majeur que doivent surmonter les héros, il disparaît comme ça, sans qu'ils aient eu à bouger leurs culs ? C'est honteux, ça casse complètement les enjeux. Cela devait être une confrontation épique, légendaire ! Qui a osé faire ça ? Doubler les protagonistes, mais surtout, la narration ? Un élémentaire qui bat un gros vilain pour piquer une citadelle, ça sent le réchauffer. C'est du vol et du plagiat. Et notre brave Mimi, saurait-elle l'identité du type en question ? Sa tronche semble indiquer que non. En tout cas, cela enlevait une épine du pied à nos héros, et ils n'étaient plus la seule cible des représailles de la famille Leméchant, réduite un membre si on se fiait aux paroles du vioc, qui les avait comptés au nombre de trois. Restons tout de même prudents, car il s'agit du pépé des anneaux, le grand seigneur des conneries qui foutent la merde à des échelles internationales, voir planétaires. Comment ça, c'est un peu exagéré ? Bon certes, mais ça résume parfaitement le machin sénile.

Ce qui gênait nos héros dans cette histoire, c'était les motivations de ce mystérieux mage élémentaire. Eux-mêmes accumulaient les emmerdes depuis qu'ils avaient conquis Keeleran, alors ils trouvaient ça stupide d'être imité. Sauf que si les représailles seraient désormais partagées, il fallait quand même qu'ils s'assurent que le nouveau voisin n'était pas là pour les attaquer eux, et donc connaître son identité puis le rencontrer, ou l'inverse. Finalement, cette réunion ne fut pas une perte de temps, et elle devait encore se poursuivre, car il y avait beaucoup à discuter sur le sujet. Sauf qu'elle fut interrompue par un garder qui entra en trombe pour délivrer un message à Félicie :

« Vos amis sont retenus entre mes murs. Si vous souhaitez les revoir, venez donc les chercher à Ala ra'mass, ma citadelle ».

Oh les enfoirés ! C'est vilain de faire ça ! Bah, au moins, Félicie et Aaron étaient fixés sur la mentalité du voisin. Et comme ça, ils n'auront pas à enquêter pour découvrir son identité. Par contre, encore de la diplomatie ? Et merde !