2001 - 2006 - 2018 : rapport d'étape
Il y a quelque chose qui m'a attirée vers Opeth avant même de les connaître. Je crois que c’est la faute de leur logo. Adolescente, j’avais comme tout le monde reproduit des noms de groupe au marqueur noir sur mon sac à dos. Je n’avais pas prêté une attention particulière à leur typographie, si ce n’est pour la singer le mieux possible : c’était moins cher et plus facile que d’acheter des patchs qu’il fallait coller au fer ou coudre sur le tissu. Peut-être que le logo d’Opeth m’a séduite parce qu’il était impossible à reproduire.
Ce n’est qu’un O, mais il est parcouru d’arabesques qui s’en échappent par tous les côtés. Ça ressemble un peu aux esquisses abstraites que je traçais au coin de mes feuilles de cours, et qui étaient la dernière preuve à laquelle je m’accrochais pour dire qu’un jour, j’avais su dessiner. Racines, branches, volutes : il y a quelque chose d’organique dans ces lignes qui, au sein de la lettre même, forment, comme par hasard, des insectes au ventre bombé — libellules obèses et endormies, qui n'ont jamais su s'en échapper. Le reste du nom suit parfois, en caractères gothiques. Ceux-là, je crois m’être entraînée à les écrire. P, E, T, H. Demeurait alors l’espace vide de l’initiale ornée, insaisissable.
J’ai sous les yeux la pochette qui avait capturé mon regard à l’époque. Blackwater Park. Est-ce de cet album-là qu’il faudrait parler ? Dans mon souvenir, le O planait, seul, grand œil ou astre plein, au-dessus du lac désolé. En vrai, le nom est entier.
Les albums de métal ont des codes implicites que les non-initiés n’ont pas appris à lire. Les traits sauvages de crayon, la palette de couleurs, le vide de l’eau marécageuse au milieu des arbres tortueux invoquent le black métal, ce style particulièrement sombre où tout accord oscille entre dissonance et mode mineur, comme si le monde avait fait un pas de côté et que les musiciens ressentaient chaque seconde non un décalage, mais une déchirure. Heureusement, le logo est là, lisible et rond, et comme les groupes de black ont toujours des dénominations cryptiques qui s’écrivent à la lame d'un couteau, cela me rassure. C’est la preuve qu'Opeth, ce n'est pas tout à fait la même chose.
Blackwater Park, mon album préféré encore aujourd’hui, n’est pas celui que j’ai écouté en premier. Je me souviens avoir réclamé l’avis d’A., ami d’Internet, véritable expert musical et il était circonspect : tu es sûre que tu veux tester ça ? C’est particulier, tu sais — avait-il dit violent ? avait-il consenti à m’envoyer un titre ? Il me semble que oui, mais je n’arrive pas à effacer de mon esprit l’autre première rencontre, forcément postérieure, et qui pourtant est la première, la vraie, la seule qui soit signifiante.
Nous étions dans la voiture de B — hasard alphabétique, A. et B. sont leurs vraies initiales. L’album s’appelait Ghost Reveries. Ce n’est pas le meilleur endroit pour écouter du métal, car les enceintes ne sont pas assez bonnes pour la puissance des basses, mais on était curieux. On venait d’acheter le CD tout juste sorti, sur les chaleureuses recommandations des webzines spécialisés ou d’une personne du paysage. Les premières notes se sont élevées dans l’habitacle, douces et menaçantes à la fois — piano ? guitare ? ou alors plutôt une espèce d’orgue... ? Une mesure ou deux à peine. Il n’y a pas besoin d’attendre davantage pour que tout déferle à la fois : batterie, guitares, voix caverneuse. Si je n’avais pas été assise sur un siège automobile, j’aurais dû reculer un peu, m’ancrer dans le sol, jambes fléchies, pour recevoir l’impact. Et puis le choc passé, je perçois mélodie et structures. Les riffs se répètent juste le temps que la complexité se fraie un chemin jusqu’à l’esprit — dès que ce dernier s’habitue, la boucle recommence ou le morceau passe à autre chose. On a écarquillé les yeux tous les deux, on s’est regardés, d’un enthousiasme commun. En vérité, le voyage musical ne faisait que commencer. Tout titre d’Opeth est long, fait de contrastes et de revirements — de moments d’envol et d’effondrements programmés.
Pendant un moment, j'ai régulièrement lancé Still Life, un des premiers albums. Et puis il y a eu aussi Damnation, entièrement acoustique, qui était bien pratique pour faire découvrir Opeth aux heures de grande écoute. Bercés par les ballades, les non-métalleux ne se rendaient pas compte que le plus sombre des riffs de black, joué sans distorsion, ressemble toujours à du folk. Le groupe a changé de style à plusieurs reprises. Comme Harry Potter, qui se calait sur mon âge à chaque nouvelle sortie de ses livres — rare privilège générationnel — la musique d'Opeth grandissait avec moi. Je me demande parfois si elle n’a pas tracé à elle seule le lien qui me manquait entre le métal de mon adolescence et le rock progressif ou le post-rock que j’écoute aujourd’hui.
Malgré le chemin parcouru, je reviens toujours à Blackwater Park. C’est un tout. L’image première. L’album central. Le morceau éponyme qui clôt le disque et que j’ai plaisir à écouter en dernier, parce qu’il résume tous les autres. Ce morceau m’a déjà inspiré un poème en prose. Je suis sûre que le texte traîne quelque part sur Internet. Le retrouver dans les archives d’un forum me permet de le dater : 2006. Je le relis non sans malaise : c’est un condensé de tous mes tics et défauts actuels. Je croyais pourtant qu’arrêter pendant si longtemps d’écrire m’aurait libérée de mes démons. Ce qui a changé, ce sont les images qui me viennent. A présent, elles sont moins expressément gothiques ; peut-être parce que le sentiment s’est abstrait, essentialisé. Le morceau est pourtant intact lorsque je lance la piste.
Dès la première phrase, l’orchestration recrée, en quelques notes à peine, ce décalage entre moi et le monde que je n’ai jamais réussi à résorber tout à fait. Lorsque la voix résonne d’un coup, c’est un grognement seul, presque un rot — c’est purement rythmique et en même temps juste assez ridicule pour que je baisse ma garde. Rentrer dans la musique comme en terrain connu, sans méfiance. C'est là que tout se joue. Les arbres se resserrent autour de moi comme les bois magiques des contes de fées. Alors que je me prépare à l’errance, aux monstres fantastiques voire aux hurlements de loups affamés, la distorsion des cordes s’estompe brusquement. Devant moi s’ouvre une étendue froide, respiration forcée dans le chaos des cimes. Les guitares lentement s’évaporent et se mettent, réverbérées, à poursuivre leurs ombres. Il y a là toute la tristese d'un appel à l'aide qui ne rencontre que son propre écho. C’est court — deux minutes dans un morceau de douze, à peine un interlude — mais c’est un instant volé de mélancolie, de ceux qu’on ne montre à personne. De ces instantanés de gouffre intérieur que l’on cache derrière nos premiers moments d’écriture et qu’on s’échine ensuite à faire disparaître sous toutes nos histoires. C’est peut-être pour ça que je reviens toujours à Blackwater Park, comme à une étape nécessaire. Pour me pencher vers le lac sans fond et affronter mon reflet dans l’abîme.
À se demander si je n’ai pas eu besoin de faire tous ces détours dans la vie pour réussir à retrouver celle que j’étais, au commencement.
Opeth, Blackwater Park (2001).
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