Fugitive (2/2)

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Je m’approche de ma sacoche. Avec les années et ces derniers mois éprouvant, elle s’est quelque peu abimée et c’est tant mieux, dans le fond. Sa beauté et sa valeur en sont atténués, ce qui réduit les chances de vol, j’imagine. Je l’ouvre pour en sortir le mystérieux petit cahier qui a déjà tant fait couler de sang.

Assise sur ma couverture, je le lis de nouveau, comme ci, cette fois, j’allais en comprendre le sens caché. Mais non, comme d’habitude, je ne comprends pas.

Le texte est écrit en ancien Sârks, la langue originelle des Serpentaires, même si la majorité d’entre eux l’ont oublié aujourd’hui. Mon père la parlait et l’écrivait couramment. Il me l’a enseignée, enfant. C’était dur, long et contraignant, surtout que je n’éprouvais pas un immense intérêt pour l’étude de cette langue. A quoi allait elle me servir ? Elle était déjà morte à l’époque ! Mais, à chaque fois que je soufflais sur ma copie, mon père se contentait de sourire. Il me répétait : « Cela te servira un jour, crois-moi. ». Je lui demandais alors des explications. Et à chaque fois, la même réponse : « Cela te servira un jour. ». Parfois, il ajoutait « Le plus tard possible, je l’espère » et il regardait dans le vague. Je n’ai jamais pu en obtenir davantage. Mais aujourd’hui, j’en suis certaine, ça a un lien avec ce cahier ! Mais qu’est ce que je suis censée comprendre ?

La première page du livre est entièrement consacrée à un immense dessin. Une représentation simplifiée d’une chouette ou d’un hibou dans un cercle. Rien d’autre. La grande majorité des pages restantes sont vierges. A l’exception d’une seule.

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Mes yeux glissent sur les mots qui se traduisent automatiquement dans mon esprit, grâce à mon excellente maitrise de la langue et au fait que j’ai appris ce texte par cœur, à force de le relire, encore et encore. Mais comme toujours, je ne peux que remarquer les mêmes éléments que les fois précédentes, sans pour autant y comprendre davantage.

La présence du chiffre trois, tout d’abord, placé tout en haut de la page, de manière bien visible. Est-ce que cela sous-entend qu’il existe trois cahiers ? Ensuite, la répétition du mot « bibliothèque » toujours avec une majuscule. Mon père avait également écrit ce mot plusieurs fois, dans les derniers temps de sa vie… Mais pourquoi avec une majuscule ? Nom d’un lieu ou erreur de distraction ? De cela, j’en doute, quand je constate le soin apporté à la rédaction de ce texte. Les espaces, les signes de ponctuations, l’écriture délicate et parfaitement lisible, sans une seule rature ou tache… Tout me laisse à penser que la personne a calculé tout ce qu’elle faisait et que le moindre élément à un sens à déchiffrer.

Le fait le plus remarquable est tout de même que ce cahier est empreint de magie. Même moi, qui n’ai pas d’affinité avec ce domaine d’étude et qui ne la pratique pas, je peux la ressentir. Une magie puissante et ancienne. De toute évidence, ce cahier a appartenu à un ou une puissante mage, il y a bien longtemps. Car il ne fait aucun doute que cet écrit est ancien mais qu’il a été préservé par la magie que l’auteur lui a insufflée. Mais le sort s’épuise. J’ai pu le constater à plusieurs reprises.

La première fois que j’ai découvert ce cahier, il était à peine usé et la magie qu’il contenait était puissante. A l’époque, je ne savais pas encore que ce que je tenais entre mes mains allait causer le malheur de beaucoup. J’avais bien d’autres soucis à gérer, avec la maladie de mon père. Parfois, je replonge dans ces souvenirs douloureux. Je m’imagine un nombre infini de « et si ? » Et si j’avais gardé confiance en mon père, malgré sa maladie ? Et si je lui avais obéi ? Et si j’avais été plus attentive ? Et si j’avais accepté l’aide qu’on me proposait ? Et si j’avais accepté de suivre l’homme aux cicatrices ?

L’homme aux cicatrices… Partout où je suis allée, je l’ai cherché. J’ai donné son signalement à chaque personne que je croisais. J’ai bien obtenu quelques informations mais elles ne m’ont jamais menées quelque part. Alors, par dépit, j’ai gravé le symbole, l’oiseau dans un cercle, partout où je le pouvais, sur les arbres, les murs ou les pavés… Dans cette ville, je l’ai gravé par quatre fois déjà. Puisque cela semblait important, il devrait le reconnaitre, je suppose… Car le retrouver me semble impossible. Il est invisible. Pourtant, un individu pareil doit être facilement identifiable ! Des cheveux noirs, des yeux gris… Mais surtout ces cicatrices. Ces innombrables cicatrices, petites stries blanches et larges, qui lui courent partout sur le visage, dans le cou et sur les mains… Je n’avais jamais vu autant de marque sur le corps d’un seul homme. Ça devait être une forme de scarification rituelle mais de quel peuple ou tribu, je l’ignore.

J’aurais dû au moins le suivre. Mon père me l’avait demandé. J’aurai dû avoir confiance en lui. Mais non. Comme pour toutes mes actions de ce jour-là, j’ai agi stupidement. J’ai arraché le carnet des mains de l’homme aux cicatrices, ai tenté de le poignarder et j’ai crié au secours, aussi fort que j’ai pu. Le bruit a rameuté de la population et j’ai profité de la confusion pour m’enfuir. Je suis retournée dans le marais. Puis, les autres sont venus et, comme l’homme aux cicatrices me l’avait dit, ils ont agi sans pitié.

Ils avaient avancé prudemment, dans la nuit, sacrifiant des hommes au passage, noyés dans les eaux trompeuses et la tourbe du marais. Et quand ils ont atteint le village… Ils l’ont brulé, sans aucune hésitation. J’ai été réveillée par les cris des habitants et le craquement sinistres des bois. J’ai regardé vers l’extérieur et je les ai vu : les lignes de magiciens et les guerriers derrière. Ce feu n’avait rien de naturel. Il allait tout bruler et rapidement. Je n’ai eu le temps que d’emporter ma sacoche et le cahier. Dehors, tout n’était que flammes et déjà, les premiers guerriers avaient atteint des maisons. C’est là que je l’ai entendu.

« Cherchez l’humaine ! »

J’ai vu certains Serpentaires se tourner vers moi, les yeux écarquillés, sans rien dire. J’étais figée, écrasée par la culpabilité. Ce désastre était ma faute.

Puis, une des maisons s’était effondrée et le cri de terreur qui s’en ai échappé m’a permis de me ressaisir. Je m’étais précipitée vers la maison mais il n’y avait plus rien à faire. Je me suis alors redirigée vers Tury Douce-voix pour l’aider à porter son mari, atteint de fièvre écailleuse.

Nous nous sommes enfouies. A travers les eaux et les chemins sinueux du marais. Nous avons lutté contre la peur et la désorientation. Nous nous étions arrêtées quand nos forces ont commencés à manquer. Je crois que j’ai dormi, un peu, roulée en boule contre le sol humide, tandis que Tury Douce-voix suppliait son mari de tenir le coup.

Au petit matin, nous nous sommes aventurées en dehors du marais. Nous avons rapidement trouvé la trace des survivants. Ils s’étaient rassemblés un peu à l’écart du marais, le long d’une des rivières qui le rejoignait.

Je ne suis pas restée longtemps parmi eux. Je ne me sentais plus à ma place. Voir nos malades et nos blessés mourir les uns après les autres, voir les visages dévastés et perdus de mes amis et de mes voisins… A cause de moi. Mes mauvais choix et mes mauvaises actions m’avaient rendue coupable de ce massacre. Une seule pensée m’occupait l’esprit. Retrouver l’homme aux cicatrices. Il me fallait réparer mon erreur, d’une manière ou d’une autre.

Je suis partie sur la pointe des pieds, quand le mari de Tury est mort et que ses cris de désespoir ont attirés toute l’attention. 150km me sépare de mon chez-moi, aujourd’hui.

Tandis que je m’étais perdue dans mes pensées, l’obscurité est tombée sur le monde et je peine à distinguer à un mètre devant moi. La faible lueur des bougies que certains ont allumés ne suffit pas.

Six mois se sont écoulés depuis ces malheurs. Je regrette toujours autant les choix que j’ai fait et je serai prête à faire n’importe quoi pour les réparer, si cela est possible… Et si j’en ai le temps. Le cahier qui était à peine abimé la première fois que je l’ai eu entre les mains et aujourd’hui bien plus détruit. Je sais que ce n’est pas de ma faute. Il s’abime car sa magie s’épuise. Bientôt, rattrapé par les années, il tombera en poussière, ça ne fait aucun doute. Et, si je ne retrouve pas l’homme aux cicatrices ou qu’il ne me retrouve pas avant… Ces mois de fuite auront été en vain. Mon père aura tellement honte de moi… De là où il se trouve peut-être, que pense-t-il de sa fille ? Sa traitresse de fille ?

Je chasse cette mauvaise pensée, range le cahier dans ma sacoche et me prépare à dormir. Comme souvent, la lecture de ces lignes étranges me laisse une sensation amère. Il y a quelque chose d’infiniment triste. Faute, tremblement, espoir, mauvais, ostracisme, refaire suivis de erreurs, amitié, regret, disparition, souvenir, isolation, sceller, malheur… Autant de mots présents dans ce court texte. Si j’en ignore la signification exacte, j’ai la nette sensation qu’il s’est passé quelque chose de terrible pour la personne qui a écrit ces mots. J’ignore de quoi il pouvait s’agir et quel est le lien avec mon père mais je sais que je dois accomplir quelque chose. Reste à savoir quoi…

Alors que je tombe de sommeil, j’entends une agitation, près de l’unique fenêtre de la pièce. Celle-ci s’est ouverte dans un grincement et, presque aussitôt, l’une des mon compagnes vient me chercher :

  • Edith, tu dors ?

Je baille et me redresse.

  • A moitié… Qu’est-ce qu’il se passe ?
  • Quelqu’un pour toi, dehors.
  • Nicole ?
  • Qui d’autre ?

Je quitte mon petit espace clôt et m’avance dans le sombre couloir artificiel. La fenêtre est un peu haute et je dois me dresser sur la pointe des pieds pour passer la tête dehors. Le ciel, noir mais dégagé, est magnifique. Les étoiles scintillent et la face demi-ronde de la lune éclaire faiblement la rue pavée, au pied du bâtiment, où je reconnais sans peine les longs cheveux clairs de Nicole. Le nez en l’air, elle sourit, serrant contre elle un petit panier.

  • Mais qu’est ce que tu fais dehors à cette heure ?

Mon ton témoigne de mon inquiétude mais Nicole n’en a pas grand-chose à faire. Du doigt, elle désigne son panier.

  • J’ai fait des tartelettes aux fraises.
  • Fort bien. Ça ne m’explique pas pourquoi tu es là au lieu d’être chez toi.

Nicole tape du pied sur le pavé, mi agacée, mi amusée. Dans le silence de la nuit, le son se répercute sur les murs et résonnent un moment.

  • Idiote, elles sont pour toi !
  • J’avais compris le message, merci ! Mais ça pouvait attendre demain, non ?

Je n’aime pas la voir seule, au milieu de la rue en pleine nuit. J’ai déjà eu l’occasion de traverser plusieurs villes et villages. Si certains ne sont pas spécialement dangereux la nuit, ce n’est pas le cas de Vitisbourg, surtout dans certains quartiers. Celui où se trouve la maison de Nicole et l’atelier ne sont pas concernés mais tout de même…

En bas, Nicole se contente d’hausser les épaules de manière désinvolte.

  • Je suis une grande fille, je n’ai plus peur du noir, et…
  • Tu sais très bien que ce n’est pas de ça que je parle !
  • Arrête de m’interrompre ! Ecoute… La journée d’aujourd’hui a été difficile et j’ai la sensation qu’il y a bien d’autres choses qui t’occupent l’esprit. Je sais que tu ne veux pas en parler et je l’accepte mais je veux que tu sache que je suis là, au cas où. En attendant, je ne connais pas meilleure manière de se changer les idées que de manger quelque chose de bien sucré !

Nicole conclut sa phrase pas un franc sourire. Derrière moi, j’entends un mouvement de rideau tiré avec force. Je me retourne. A la faible lueur des bougies, je croise le regard fatigué d’un de mes colocataires.

  • Arrête la sérénade et prend ses gâteaux s’il te plait, me dit-il avec visiblement un gros effort pour garder un ton courtois, t’empêches tout le monde de dormir.
  • Ah, euh…

Je balaie du regard le reste de la pièce et aperçoit bel et bien les silhouettes des autres, tous attendant que ma discussion s’achève.

  • Excusez-moi, dis-je, quelqu’un à une corde ou quelque chose de ce type ?

Rapidement, le lien est trouvé et je le descend au travers de la fenêtre. En bas, Nicole le noue à son panier et ensuite, je le remonte avec toute la délicatesse du monde. Le panier arrive bientôt sans encombre à ma hauteur et je m’en saisis. A l’intérieur, trois petites tartelettes encore tièdes, garnies de grosses fraises fraiches, sont disposées avec soin sur un tissu rouge vif. Je retourne à la fenêtre.

  • Merci Nicole, elles ont l’air délicieuses ! Je vais te rendre ton panier.
  • De rien, garde-le, tu me le rendras demain.

Nicole me fait un signe de la main puis s’éloigne rapidement dans la rue. Bientôt, elle tourne au coin et disparait de ma vue. Elle n’a soi-disant plus peur du noir mais il n’empêche que sa démarche est ici plus rapide qu’à l’accoutumée. Je referme la fenêtre.

Le panier, que j’ai laissé ouvert, dégage une odeur délicieuse. Je me fais la réflexion que pâtisseries, c’est beaucoup pour une seule personne. En plus, je suis certaine qu’ici, certains n’en ont jamais mangé. Je pourrais être égoïste et les garder rien que pour moi, personne n’osera me le reprocher. Mais que dirais mon père s’il me voyait ainsi ? Je demande à l’assemblée :

  • Qui en veut ?

Certains se désignent immédiatement et d’autres sont plus timides. Néanmoins, je n’ai pas a insister longuement pour que chacun accepte une petite part. Tant bien que mal, les gâteaux sont divisés en huit. Après cette petite collation, je vais enfin me coucher, comme tous les autres. Touchée par l’attention de Nicole, je ne tarde pas à m’endormir, le gout des fraises encore en bouche.

Avant de m’endormir, j’adresse une pensée à mon père.

Papa, s’il te plait, pardonne-moi de t’avoir trahi. Pardonne-moi pour mes erreurs. Je suis toujours en vie. Je continue de chercher le sens du cahier et j’essaye de retrouver la personne à qui tu voulais le remettre. Surtout, j’ai une amie dévouée et qui compte beaucoup pour moi. Tu avais toujours voulu que je me trouve des amis humains. Tu serais content, non ? J’espère…

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