Chapitre 18
Les médecins me tournent autour comme des vautours, cherchant toujours un nouveau prétexte pour faire une échographie ou une prise de sang ou mesurer mon tour de ventre ou me peser. À la fin de la semaine, j’explose de colère, leur hurlant dessus que je ne veux plus les voir pendant les trois prochaines semaines sauf sur demande spéciale de ma part si je sens que quelque chose ne va pas. Tout le palais a dû m’entendre car le Roi et Daniel arrivent, encore habillés de leurs tenues d’escrime, pour savoir ce qu’il se passe. Mis au courant de l’affaire, ils éclatent de rire et me demandent pourquoi je me mets dans un état pareil pour si peu de choses. Folle de rage, je crie encore un bon coup et m’en vais d’un pas rapide et rageur.
Mon mari cours à ma poursuite et me rattrape juste avant que je n’entre dans notre appartement. Il m’arrête, m’embrasse puis m’embarque dans ses bras. Je lui dis de me lâcher mais il s’esclaffe et continue sa route. Croisant les bras comme une enfant, je boude jusqu’à ce que nous arrivions à destination. Je ne sais pas où on va. Je ne connais pas cette aile du palais. Si mon sens de l’orientation fonctionne encore un peu, il me semble que nous sommes dans l’aile ouest, celle où personne ne va jamais. Il y a beaucoup de rumeurs qui circulent sur cette partie de l’édifice, notamment que ce serait ici que la Reine, la mère de Daniel, serait morte. On ne sait pas grand-chose sur son décès. Certains parlent d’une mort naturelle, d’autres insinuent la thèse de l’assassinat. Je n’ai jamais osé poser la question à Daniel qui n’avait que sept ans quand elle nous a quitté. Il ouvre une porte joliment décorée puis me pose dans une pièce encore plus grande que notre appartement et encore plus belle. Manifestement féminine, elle dégage une sensation de douceur et de bienveillance malgré les draps tendus sur les meubles. Je me tourne vers Daniel, des questions plein la tête.
« - Il y a longtemps que j’aurais dû t’amener ici. Mais… Je sais pas, je n’y arrivais pas. Sans doute parce que ce n’était pas encore le bon moment.
- Chéri, où sommes-nous ? Pourquoi n’était-ce pas le bon moment ? Pourquoi l’est-ce maintenant ?
- On se trouve dans les appartements de ma mère. C’est ici qu’elle recevait ses amis, ses rendez-vous d’affaires et c’est aussi ici qu’elle est morte.
- Mon cœur, je suis désolée. Si tu ne veux pas en parler, je comprends, ne t’inquiète pas. On a toute notre vie pour en discuter.
- Non. Il vaut mieux en parler maintenant. Mais d’abord, laisse-moi te poser une question : que sais-tu sur la mort de Maman et d’elle en général ?
- Je sais qu’elle était une femme d’une grande beauté, avec de magnifiques yeux verts comme les tiens, que tout le monde l’adorait et que même les personnes qui ne l’aiment pas l’admiraient. Elle était très drôle et ouverte d’esprit, ne jugeant personne sur son physique ou sur sa première apparence. Elle était une bonne épouse, dévouée à son mari et à son fils unique ainsi qu’à son peuple. Quant à sa mort, certains avancent qu’elle est morte naturellement, d’autres la voient assassinée.
- Tu as raison, elle était comme tu l’as décrite. En beaucoup d’aspects, tu me fais penser à elle, même si vous n’êtes pas les mêmes et que vous ne le serez jamais. Tu as juste oublié que son père lui avait fait des horreurs comme ton père avec toi, à la différence qu’il ne s’est jamais fait prendre et qu’il est mort dans un accident de chasse, tué d'un coup de feu par mon père.
- Et pour sa mort ? Chéri, on n’est pas obligés d’en parler. Retournons dans notre chambre, tu t’y sentirais un peu mieux, non ?
- Non. Je veux que tu saches. Que tu comprennes. Ils l’ont tuée. Sous mes yeux. Je n’étais pas censé être là, je devais être à ma leçon d’équitation mais je voulais la voir, elle revenait d’un long voyage à l’étranger et elle me manquait. Je m’étais caché derrière ce fauteuil, là-bas, en attendant son retour. Quand elle est arrivée, j’ai voulu sortir de ma cachette mais ils sont entrés, l’ont poussée à l’intérieur et lui ont planté des coups de poignard dans le cou et dans la poitrine. Ils l’ont tuée devant moi et je ne pouvais rien faire. Ils sont sortis quand il y a eu du bruit dans le couloir et l’ont laisser mourir là, seule dans la flaque de son sang qui se rependait. Juste là où tu es maintenant. Père est entré, m’a vu derrière le meuble, a appelé les domestiques puis l’a vue, elle, blanche et inerte au centre de l’auréole cramoisie. Il a hurlé. De douleur, de peine mais aussi d’amour. Les domestiques sont arrivés et m’ont éloigné, leurs visages couverts de larmes. Je ne comprenais pas. Je n’avais jamais connu la mort avant, ne l’avais jamais côtoyée, de près ou de loin.
- Mon cœur, je… Je suis désolée. Je ne savais pas que tu étais là. Chéri. Regarde-moi.
Je le lui demande doucement en prenant son visage couvert de larmes dans mes mains tremblantes et mes larmes coulant chaudement. Nous pleurons ensemble la perte d’une femme que je n’ai que très brièvement connue mais que j’aurais voulu connaitre et apprécier.
- Ce n’était pas ta faute. Tu le sais, ça. N’est-ce pas ?
- Oui. Il n’empêche que j’aurais dû intervenir pour les arrêter et lui sauver la vie.
- Daniel, tu n’aurais rien su faire. Ils t’auraient tué aussi. Et je n’aurais jamais connu mon âme sœur.
- Mon Dieu, je t’aime ! Sais-tu pourquoi je t’ai emmené ici aujourd’hui ?
- Non. Dis-moi.
- Aujourd’hui, elle aurait eu cinquante-quatre ans. Et aujourd’hui, ça fait vingt ans qu’elle a été assassinée.
- Oh mon Dieu ! Chéri. Je…
- Non. Ne t’inquiète pas. Ça va. Ça va aller. Comme depuis un peu moins de vingt ans.
- Un… Un peu moins de vingt ans ? Je ne te suis pas, sur ce coup-là…
- Oui. Depuis six mois, ma raison de vivre m’est apparue, dans une ruelle mal-éclairée, entourée de badauds crasseux dans sa jolie robe pêche.
- Oh… Daniel ! Je… Déjà six mois ? J’ai l’impression que cet événement date d’il y a des années !
- Non. Mais aujourd’hui, un élément m’est apparu, créant un lien en plus entre toi et Maman.
- Un lien en plus ? Ça ne peut pas être mon anniversaire, le mien c’est dans un peu moins de deux mois.
- Hmm… Ce n’est pas ça mais plutôt une arme qu’on a essayé d’utiliser contre toi. Deux fois. Ici même, au cœur du palais.
- Une arme… Qu’on a utilisée deux fois contre mois… Dans le palais… Attends ! Attends une seconde! Les deux seules fois où on a essayé de me poignarder c'était... Tu veux dire le poignard de la Salope ?
- Exact. Quand je suis venu ici ce matin, je suis retourné là où je me tenais quand ils ont tué Maman et je me suis rappelé le jeu de la lumière sur le manche de la dague mais ce n’est que quand je me suis rendu au bureau de Père que j’ai fait le parallèle entre les deux. Je suis à peu près certain qu’il s’agit de la même arme.
- Et donc que c’est l’autre Salope qui l’a tuée ou qui l’a faite tuer et qu’elle a gardé l’arme du crime avec elle toutes ces années ?
- Oui. Où irais-tu cacher l’arme d’un crime odieux quand tout le monde la cherche ?
- Sous le nez de tout le monde. Elle devait avoir très bien préparé son coup pour pouvoir le faire. Et ça m’étonne un peu d’elle qu’elle ne se soit jamais vantée auprès de quiconque de son méfait… Ce n’est pas son genre…
- Non mais vu qu’elle a obtenu ce qu’elle avait toujours désiré juste après, elle n’a sans doute pas vu le besoin de se vanter d’avoir tué une femme que tout le monde aimait ou admirait.
- Pas faux… Changeons de sujet. Celui-ci est un peu morbide, tu ne trouves pas ? Que dirais-tu si on ouvrait un peu ces rideaux et qu’on dépose quelques fleurs ici et là, dans les grands vases avant de se rendre sur sa tombe ? »
Sans me répondre, Daniel m’embrasse et cours comme un enfant vers les lourds rideaux de velours. Ensemble, nous les ouvrons, laissant entrer la lumière pour la première fois depuis vingt ans. Éclairée par le soleil, la pièce dévoile ses tons pastel un peu délavés par le temps, parfait mélange à la fois accueillant, chaleureux et réconfortant. Je demande aux jardiniers de nous confectionner sept gros bouquets avec des fleurs de muguet et des roses roses pales, les fleurs préférées de la Reine. Quelques minutes plus tard, nous les disposons dans les énormes vases de cristal placés sur les commodes et la cheminée. Envahie par la lumière éclatante du jour et égaillée par les fleurs, on pourrait penser qu’elle vient de sortir de la pièce et qu’elle pourrait revenir d’une seconde à l’autre.
Je serre mon homme dans mes bras, fort assez que pour lui faire comprendre que je le soutiens et que je l’aime. Je sens quelque chose d’humide me tomber sur le crâne mais pas besoin d’être un génie pour comprendre qu’il pleure. Je relève mon visage vers le sien et essuie ses larmes avec de petits bisous. Il me porte assez haut pour que nos têtes soient à la même hauteur, frotte son nez contre le mien et m’embrasse d’un baiser que je ne reconnais pas. Il est doux, nostalgique, amoureux, un brin passif mais incontestablement heureux. Par égard au souvenir de celle qui aurait dû devenir ma belle-mère, je ne suis saute pas dessus comme ça l’est dans nos habitudes.
Après notre long baiser, nous sortons et demandons aux domestiques de ne refermer les rideaux et les portes qu’au soir, comme si elle était encore parmi nous. Nous allons nous changer avant de nous rendre dans les jardins cueillir nous-mêmes un bouquet que nous allons poser sur sa tombe, au cœur de la chapelle royale. Là, nous y retrouvons le Roi qui ne semble pas d’abord nous entendre arriver, concentré dans sa prière. Je devine aisément ce qu’il doit faire. Il doit lui raconter les derniers événements, ses états d’esprit, ses chagrins et ses bonheurs. Nous nous arrêtons à côté de lui, main dans la main, et posons les fleurs ensemble. Mon beau-père sursaute et nous regarde, interloqué, avant de nous reconnaitre. Il nous sourit à travers les larmes qui coulent sur son visage vieilli par le soleil et les tracas du royaume. Je lui tends un mouchoir et essuie celles qui goutent de son menton. Il se relève et prend son fils dans ses bras.
Dans un premier temps interdit, l’enfant qu'il était à l'époque où cette étreinte lui était nécessaire ne réagit pas puis se laisse aller dans l'embrassade de son père et commence à pleurer doucement. C’est trop d’émotions. Ils sont finalement et totalement réconciliés, pardonnés des erreurs du passé. Je tiens toujours la main de Daniel dans la mienne et il en profite pour me tirer vers eux, accueillant dans leur cercle familial si restreint. Nous pleurons tous les trois et je finis trempée. Quand je le fais remarquer, les deux hommes éclatent de rire et desserrent leur étreinte. Nous nous retournons vers le tombeau, tout simple mais d’une grande beauté, tout à son image. Et nous nous mettons à lui parler, dans nos têtes comme si elle était là à nous écouter.
« Bonjour, Belle-Maman. Ai-je le droit de vous appeler ainsi ? Je sais que vous ne me connaissez pas mais je suis l’épouse de votre fils, Daniel. Il ne vous a sans doute pas encore parlé de moi mais ce n’est pas grave. Après tout, ça ne fait que six mois que nous nous sommes re-rencontrés. Oui, vous avez bien entendu. Re-rencontrés car nous nous sommes connus il y a dix-sept ans mais nous nous étions oubliés avec le temps et les gens. Sachez que votre fils est ce que j’ai de plus précieux au monde, que je l’aime plus que tout et qu’il nous a tous les deux sauvés. Dans tous les sens du terme. Je ne sais pas si vous voyez ce qu’il se passe ici-bas de là où vous êtes mais Daniel n’a pas été très heureux à cause de celle qui a tenté d’usurper votre place. Cependant, ça ne l’a pas empêché de venir me sauver la vie contre des personnes qui en voulaient à la société, contre mon père et contre celui que nous pensions être son demi-frère et son horrible mère. Nous avons finalement gagné et nous nous aimons un peu plus chaque jour. La plus belle preuve est encore un peu cachée, invisible à l’œil nu mais, bien au chaud au fond de moi, grandit le fruit de cet amour. J’espère que vous savez à quel point Daniel est un homme merveilleux et à quel point il rassemble et ressemble à vos idéaux. En plus de ça, je pense qu’il sait qui vous a malheureusement conduite ici, recouverte par cette plaque de marbre blanc à jamais et je vais essayer de l’aider à tout démystifier, si vous nous le permettez. Ça peut paraître un peu bête mais je ne sais pas quoi vous dire de plus. Je souhaite que vous allez bien et que vous êtes heureuse là où vous vous trouvez. Oh ! Et si vous croisez mon père, partez dans la direction opposée et essayez de l’éviter. C’est un méchant homme qui n’a pas fait beaucoup de bien sur cette terre. Belle-Maman, merci de m’avoir écoutée ! J’ai hâte de vous reparler. »
Je relève la tête, recule un peu et laisse les deux hommes parler à la Reine encore un peu seuls. Je fais le tour du caveau, me rappelant qui sont les monarques enterrés ici, ce qu’ils ont fait durant leur règne, les événements marquant qui se sont passés à la même période et je refais l’histoire du monde pour moi. Au bout de trente minutes, je retourne sur la tombe de la Reine. Le Roi a disparu et Daniel est assis en travers du marbre, à la hauteur des genoux de sa mère, perdu dans ses pensées et sa tête posée sur ses jambes. Je m’agenouille devant lui, pose une main sur ses cheveux et me mets à les caresser. Ils sont si doux et si épais. Il tressaille et remonte sa tête, il s’était endormi. Le pauvre. Depuis combien de temps n’a-t-il pas eu une vraie nuit de sommeil ? Il y a toujours quelqu’un pour venir nous réveiller au milieu de la nuit pour une affaire plus ou moins urgente ou alors on s’empêche de dormir à force de galipettes sous les draps. Je pense que cette nuit, je vais mette une pancarte « Ne pas déranger ! Sous aucun prétexte ! Laissez les gens dormir un peu et allez faire de même ! » ou une bêtise du genre… Je l’aide à se remettre sur pieds et nous remontons vers notre appartement.
L’après-midi est déjà bien avancée et, vu que la quantité monstrueuse de travail que nous avions a pratiquement totalement disparue, je lui propose de regarder un film, rien que nous deux, comme quand nous étions en lune de miel. Il accepte mais ne regarde pas la fin, il s’est allongé la tête sur mes genoux et s’est endormi à la moitié. Je passe encore et encore mes mains dans ses cheveux, les caressant et jouant avec et je reste ainsi, bien que le film soit terminé. Je ne sais pas combien de temps nous nous languissons mais, étonnamment, personne ne vient nous déranger. Quand le gong du souper retentit, Daniel se réveille en sursaut, regarde un peu partout, perdu avant de me voir. Je lui gratouille le dos comme il l’aime et lui demande s’il veut que je fasse monter notre repas ici plutôt que de descendre, ce qu’il accepte. Après avoir appelé les cuisines, je me retourne et m’aperçois qu’il s’est rendormi. Tant pis pour le souper. Avec l’aide du cuistot qui nous l’apporte, je le mets au lit. Une fois l’homme parti, je déshabille mon mari et me glisse sous les draps avec lui, pelotonnée contre son dos.
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