Chapitre 20
Le lendemain, c’est le jour de la Fête nationale. Nous nous habillons de nos plus beaux atours pour nous rendre à l’église puis au Parlement afin d’écouter maints discours sur l’union, la fierté de la patrie, de l’importance de la famille royale et de sa descendance (prends-toi ça dans les dents comme tu veux, si ce n’est pas un garçon, ça va chauffer ma fille !) et de tout un tas de trucs qui m’endorment après presque trois heures de représentation.
Enfin, nous sortons sous un soleil éclatant. Les cloches sonnent encore à certains endroits de la ville et la foule assemblée crie sa joie d’appartenir à notre beau pays. Nous saluons un maximum de personnes, récoltant des fleurs, des cartes et même quelques vêtements de bébé. Je ris et rayonne de bonheur. Ces gens m’ont-ils enfin acceptée dans mon rôle ? On dirait bien que oui. Pour ceux qui sont là en tout cas mais fête nationale oblige, tout le monde est ami en ce jour. Nous prenons parfois un peu la pose pour les photographes professionnels ou amateurs, au plus grand déplaisir des gardes du corps qui pâlissent à chaque fois que je me penche un peu trop près d’un inconnu. Daniel est magnifique dans son costume d’apparat brodé de fils d’or et avec toutes ces médailles de sous-marinier. Pour ma part, je porte une très simple robe corail à la coupe classique mais qui, au grand dam des journalistes, ne laisse pas voir mon petit bedon.
Après ce bain de foule géant, nous prenons place sur l’estrade dressée devant le palais pour voir le défilé militaire. Le Roi monte dans une voiture et fait le tour du centre-ville avant de nous rejoindre. Daniel me colle malgré la chaleur qui m’étouffe un peu, sa main ne se décollant pas de mon dos ou de ma main. Je lui demande s’il a peur de quelque chose mais il ne me répond pas, tournant la tête de l’autre côté et faisant mine d’écouter ce que dit le Ministre de la Défense passionnément alors qu’il le déteste. Il y a bien un problème quelque part. Mon beau-père arrive enfin, donnant le coup d’envoi du cortège.
Plus d’une heure plus tard, la chaleur et mon peu d’énergie me donnent envie de dormir. Je résiste, m’accrochant à Daniel pour ne pas tomber. Tout d’un coup, un coup de fusil retentit, attirant l’attention de tout le monde. Aucune arme militaire n’a tiré, elles sont tous vides et ont été vérifiées par la garde royale. D’où vient ce coup ? Était-ce un coup dans le vide ou une tentative d’assassinat ? Mon mari se jette sur moi, me mettant à l’abri de la menace et se retourne, fouillant du regard s’il y a des blessés et où se trouve le tireur. Ne trouvant rien sur l’estrade, il regarde la foule éberluée. C’est alors que je vois le sang. Tellement de sang. Ce n’est pas le mien, ni celui de Daniel ou de ma mère ou de mon frère. Le Roi a été frappé en pleine poitrine. Je hurle de terreur, me dégage des bras protecteurs et accours sur le blessé, saisissant au passage un des couvre-chaises blancs. Je le presse contre la blessure mais je sais qu’il est déjà trop tard. La balle l’a touché au plexus solaire. Ce n’est pas beau à voir, la balle s’est fragmentée, formant plusieurs lésions autour d’une plus grosse. Je pleure et me débats contre ceux qui veulent m’éloigner de lui. Il faut que je le sauve ! Il faut faire quelque chose ! Un médecin arrive rapidement sur place, me demande si je sens où est le trou et de le lui décrire avant d’ordonner le transfert du mourant jusqu’à l’intérieur.
Je ne le lâche pas mais sa main qui tient mon poignet commence à faiblir. Je les exhorte d’accélérer le pas et le posons dès que nous trouvons une table assez dégagée que pour l’y poser. Foutues tables de réception toujours faites au millimètre près ! Le reste de la famille a suivi le pas et Daniel cherche encore à m’éloigner en voulant prendre ma place sur le point d’appui. Le drap d’origine blanc est devenu cramoisi et commence à goutter par terre. Ma robe est elle aussi fichue mais je m’en fous, la vie du Monarque est plus importante qu’une putain de robe. Je l’entends me faire promettre de bien veiller sur son fils et sur le pays, ce que je fais puis je laisse le docteur regarder à la meurtrissure mais garde sa main dans la mienne. La pression se relâche, ses doigts cèdent et sa main tombe, glissant le long de la table pour pendre dans le vide. Mes pleurs redoublent et des cris sont poussés de toutes parts. Le Roi est-il mort ou a-t-il fait un malaise ? Peut-on le sauver ? Que faire s’il meure ? Le prince héritier est sans doute prêt mais est-ce que tout le monde va l’accepter ? Trop de questions restent sans réponses. Le praticien cherche un pouls, un battement de cœur, un souffle, le moindre signe de vie mais ne trouve rien. Je m’effondre par terre, le corps secoué de sanglots qui n’arrivent plus à sortir.
Daniel ! Il me faut mon mari, l’épauler, le seconder, l’aimer ! Je le trouve dans un coin de la pièce, repoussé par la foule qui essaye de voir le défunt, le visage inexpressif. Mais je le connais et je sais qu’il souffre énormément. Je pousse un grand cri et fais partir toutes les personnes qui n’ont rien à faire ici, ne gardant que la famille, le Conseil des Ministres sans leurs épouses et quelques domestiques de haut rang dont Julien, le majordome du Roi. Dehors, j’entends quelqu’un crier « Le Roi est mort ! Vive le Roi ! » malgré ça, rien ne répond à ce cri solitaire et perdu dans le flou du choc. La foule autrefois étourdissante de bruit est devenue muette, figée dans l’horreur. Je rejoins Daniel, cherche son regard vide et le serre dans mes bras. Tant pis pour le sang. Mécaniquement, les siens m’enlacent, sans force ni conviction. Je continue de pleurer, inconsolable, déplorant la perte de celui qui fut plus un père pour moi que mon propre paternel. Une larme s’écrase sur mon crâne et le masque neutre de mon homme se fissure, dévoilant enfin sa souffrance. Mère et Lucas nous entourent, posant leurs mains sur nous et sur le cadavre, pleurant eux aussi la perte d’un être aimé. Nous sombrons dans le deuil, unis.
Combien de temps restons-nous ainsi, collés les uns aux autres ? Combien de litres de larmes ont été versés ? Je ne saurais le dire. Tout ce que je sais, c’est que la foule qui était joyeuse et excitée de la fête est devenue sombre et triste, partageant notre souffrance et notre deuil. Des journalistes ont voulu voir le défunt Roi mais personne ne les a laissés entrer.
Tard dans la nuit, la gouvernante du palais nous fait monter dans nos appartements et nous dit que nous pourrons revenir au matin, une fois lavés et reposés. Ma robe est toujours couverte de sang. Elle est bonne pour la poubelle. Daniel s’est emmuré dans le silence, les yeux vides. Il ne me lâche pas, ce qui complique un peu le travail quand vient le temps de nous laver. Le sang séché me colle à la peau et je n’arrive pas à enlever cette saloperie. Je jure, essaye de tirer mais je ne fais que de m'irriter la peau et tente de l’arracher.
Un éclat de rire retentit. Je me retourne vers mon mari qui m’affiche un petit sourire d’excuse. Je voudrai le jeter un regard noir mais je ne peux pas, il réagit enfin à quelque chose et je ne veux pas qu’il replonge là où je ne pourrais pas l’atteindre. Je lui propose de me donner un coup de main au lieu de se moquer de moi. Il saisit la fermeture Éclair, tire dessus mais la casse. Nous nous regardons, interloqués puis éclatons de rire. Il se déshabille et va chercher une paire de ciseaux dans le bureau avant de me mettre sous le jet d’eau encore froide. Je crie, surprise par sa fraicheur et tente de quitter la cabine. Il me retient dedans, fait chauffer l’eau et entaille le tissu. Cette première se teinte d’un rouge brunâtre pendant que le second prend une couleur bizarre, mélange entre la couleur corail et l’hémoglobine oxydée. À force de tirer dessus, les coutures finissent par céder et l’étoffe se décolle de mon épiderme. Je suis toute rouge, toute irritée mais enfin libérée. Daniel nous débarrasse de la robe devenue chiffon et nous nous lavons le plus rapidement possible pour aller nous coucher.
Nous ne parlons pas mais nous ne dormons pas pour autant. La tête posée sur sa poitrine, je le caresse doucement le ventre, sans arrière-pensée pour une fois. Au matin, le soleil me pique les yeux comme si on m’enfonçait des pics de glaces dans mes globes oculaires. J’ai la tête lourde, l’estomac qui gronde et je sens un léger mouvement dans mon bas-ventre qui s’arrondit. Je souris en posant une main dessus. La main de Daniel m’effleure le dos et il me pose un doux un baiser entre les omoplates. Je me retourne et l’embrasse. En regardant son visage, ses yeux sont tristes, ses traits sont tirés et fatigués et ses lèvres sont gercées. Je ne dois pas avoir une meilleure tête. Nous nous habillons des vêtements noirs que les femmes de chambre nous ont apportés, sans avoir envie de descendre et de replonger dans le malheur qui s’est abattu sur le pays en quelques minutes. De grands draps noirs recouvrent les peintures et les murs, assombrissant encore plus mon humeur. Je ne veux pas de ce chagrin, de cette souffrance.
Dehors, une longue file s’est formée devant les portes du palais. Quand nous arrivons en bas, un garçon de salle nous demande de le suivre et il nous conduit dans la salle du trône où, en son centre, est disposé une estrade sur laquelle le Roi repose. Il a été lavé et habillé de son costume chef des armées, ses mains reposant sur son ventre. Celle de Daniel serre la mienne plus fort. Son visage est redevenu un masque lisse. Cependant, une larme coule le long de sa joue. Je remarque les caméras qui filment toute la scène. Depuis quand sont-elles là ? Je n’en fiche, qu’elles filment ce qu’elles veulent, j’ai autre chose à penser que de m’inquiéter pour des photos volées. Je pleure doucement, me presse contre le bras de mon mari mais ne détourne pas les yeux de l’horrible spectacle devant moi. Je rappelle le garçon et lui demande d’aller chercher des grands vases. La population va vouloir sans doute déposer des fleurs et je compte faire la même chose.
Après être restés debout, immobiles durant une vingtaine de minutes, je me mets sur la pointe des pieds et propose à Daniel d’aller cueillir un bouquet dans les jardins puis de revenir les déposer. Une couronne officielle est déjà posée en notre nom mais là, c’est différent, on veut le faire comme une famille, comme un couple, comme des enfants qui pleurent leur père. Dans le jardin, un jardinier nous aide à couper les fleurs et les attache avec un brin de paille. L’ensemble regroupe les fleurs préférées du Roi, de la Reine et les nôtres, mélangeant le blanc, le rouge et le rose. Nous retournons dans la salle qui commence par être envahie par la foule. Nous attendons un peu, laissant les gens rendre hommage à leur monarque. Certains nous voient, lui me tenant dans ses bras et moi tenant l’énorme bouquet. Volontairement ou pas, ils se reculent, baissent un peu la tête et nous laissent l’espace nécessaire pour poser la gerbe. Nous ne nous attardons pas et retournons dans la pénombre. Les personnes s’attardent ou non, souvent en pleurant et parfois viennent nous dire quelques mots. Ils sont un peu intimidés au début puis prennent confiance et viennent de plus en plus et nous posent des questions, demandant comment se passe ma grossesse, comment on vit l’événement et nous souhaitent courage en nous présentant leurs condoléances.
Au bout de plusieurs heures, mes jambes commencent à me faire mal mais je ne bouge pas, parlant avec les gens qui le veulent, sous l’œil acéré des caméras et des journalistes qui viennent souvent nous poser des questions, notamment sur la chronologie de la veille et sur la succession. Nous refusons de parler de ce point, préférant laisser le Parlement nous accorder sa confiance ou non, même si secrètement, plus de la majorité de celui-ci nous a certifié que ça ne poserait aucun problème et nous soutient dans le rôle de couple royal régnant. Je me sens à la fois flattée et stressée, on m’ajoute un stress énorme en nous soutenant ainsi, face à des centaines de personnes. Seuls quelques parlementaires ne viennent pas nous voir voire nous fusillent du regard, comme si c’était la mauvaise personne qui était morte. Je regrette un peu ce comportement mais je ne peux pas leur en vouloir, le Roi était quelqu’un de génial et notre pays se languira de lui. Cependant, j’espère que nous ferons aussi bien ou même mieux que lui. Plus le temps passe, plus les mêmes questions reviennent : soutien, inquiétudes, paroles de réconfort, promesses, grossesse. Au soir, j’ai les pieds moulus avec une belle ampoule sous les talons et le cerveau à l’envers avec tous ces visages et paroles. Crevée comme jamais, je m’endors sous la douche.
Une semaine plus tard, nous enterrons le souverain dans de grandes funérailles nationales. Tout est repeint en noir, du sol au plafond, de la tête aux pieds. Les femmes pleurent, les enfants posent des questions pour essayer de comprendre ce qu’il se passe et pourquoi tous les adultes sont si tristes et les hommes font les durs mais les larmes coulent quand même. Nous suivons la berline du siècle passé tirée par six cheveux d'un noir de jais, recouverte de velours noir depuis le palais jusqu’à la cathédrale située à un peu plus d’un kilomètre de là. À force de rester constamment debout depuis une semaine, mes pieds sont devenus une torture mais je ne dis rien et je continue à avancer, accrochée au bras de Daniel. Depuis une semaine, nous sommes tellement épuisés et déprimés que nous nous endormons dès que nous touchons l’oreiller et nous n’avons plus fait l’amour depuis. J’espère que les choses reprendront leur place après le vote du Parlement et le couronnement… Un silence digne d’un cimetière nous entoure. Les gens se découvrent, se signent et souvent applaudissent. Parfois, un cri de remerciement envers mon beau-père jaillit, vite étouffé par les acclamations. À chaque fois, mes larmes débordent et nous nous serons les uns aux autres un peu plus.
L’homélie est magnifique. Des dirigeants du monde entier sont présents et toutes les personnes qui prennent la parole mettent en avant sa bonté, son sens de l’honneur, son regret d’avoir dû d’abord rejeter son fils aîné avant de comprendre son erreur et de le réintégrer mais qu’il avait peur d’avoir gâché leur relation et tout ce qu’il a apporté à la nation. L’assemblée pleure doucement. Daniel et moi sommes assis au premier rang, seuls. Voilà tout ce qu’il reste de la famille royale au premier degré. C’est triste mais nous ne pouvons pas nous laisser aller. Notre bébé sera là dans un peu moins de six mois et nous ne devons pas sombrer dans la dépression parce qu’il ne reste plus que nous deux. Au contraire, nous ne serons que plus fort ensemble.
Après plus de deux heures de cérémonie, nous sortons de la Cathédrale dans le silence. La foule applaudit et nous retournons vers le palais afin d’enterrer le corps dans la chapelle royale. Nous avons prévu de le mettre à côté de sa femme qu’il aimait profondément. Le trajet de retour me parait plus long que celui de l’aller. Effectivement, nous passons par les endroits préférés du Roi, un peu partout dans la ville. Mes pieds me tuent. Pourquoi je n’ai pas pu mettre des chaussures plates, pour une fois ? Le parc central, une magnifique maison proche de celle dans laquelle j’ai vécu jusqu’à ce que je parte avec Daniel (c’est la maison de famille de la Reine que le Roi avait rachetée à la mort de ses parents et où ils se rentaient souvent ensemble), un café près de la Bibliothèque nationale où il aimait boire un thé incognito en observant les gens et finalement une petite boutique de bougies parfumées où la Reine et lui venaient se rencontrer quand ils étaient jeunes et qu’ils voulaient échapper aux mariages arrangés qu’on leur avait organisés. Comme quoi l’histoire peut se répéter…
Nous arrivons à la Chapelle royale à seize heures. Je sens que mes pauvres orteils saignent mais je ne dis rien. Je trébuche un peu, rapidement rattrapée par Daniel. Il me regarde en coin et me demande du bout des lèvres si ça va. J’acquiesce et masque ma douleur. Il ne va pas aimer quand il verra le résultat final. Tant pis. Je ne peux pas faire autrement. Le tombeau est ouvert, laissant apparaitre un cercueil de bois blanc, celui de la Reine. Le prêtre dit quelques paroles sur le repos dans l’au-delà, l’accueil du Seigneur et une dernière prière.
Puis les fossoyeurs descendent la boîte bronzée et la placent à côté de l’autre. Daniel me serre fort contre lui, m’écrasant sur sa poitrine. Ses larmes me coulent dans les cheveux. Je me retourne et le prends auprès de moi, posant sa tête dans mon cou. Nous ne regardons plus les gens qui nous entourent, qui jettent une dernière fleur dans le caveau, qui posent une main réconfortante sur nos épaules et qui marmonnent des mots de condoléances. Tout le monde s’en va, nous laissant seuls tous les deux avec les anciens couples royaux.
Longtemps après, il se redresse, caresse mon ventre, m’embrasse et nous remontons, déposant derrière nous la douleur et les regrets.
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