DÔMES
Ce soir là, par delà le dôme, la voûte céleste avait l’aspect d’un écran T.V. allumé sur une chaîne sans transmission. Simon, la tête vissée en direction des cieux, contemplait machinalement ces innombrables buildings décadents escaladant le ciel.
Etonnamment, contrairement aux autres habitants du Dôme de l’Ouest, situé dans la métropole nantaise d’autrefois, Simon s’interrogeait sur ce que pouvait être la vie hors des remparts sécurisant de sa ville. Ce n’était peut-être que passager, à 14 ans, même en 2101, l’adolescence était la période obligée pour ces travaux introspectifs existentiels : pourquoi suis-je ici ? Qui suis-je ? Quel est le but de la vie, de mon existence ? Comment vivrais-je si j’étais ailleurs ou à une autre époque ? Le sort qui m’a échu est-il juste ? Ce n’était qu’un maigre avant-goût des interrogations qui le tiraillaient. Oh, certes, elles étaient presque aussitôt éclipsées d’une conscience vacillante entre la remise en question des principes fondamentaux et la quête naturelle de l’ataraxie.
Ces questionnements le harcelaient régulièrement, il se mettait à songer aux temps d’autrefois, ces périodes qu’il lui fallait grandement supposer, sinon inventer, tant elles subissaient encore, plus que jamais, les conséquences de la damnatio memoriae infligée par les tenants de l’establishment. Ainsi, ces temps pourtant si proches temporellement, paraissaient si éloignés idéologiquement qu’on avait même peine à croire qu’ils eussent existé.
Il était 20h14 en cette soirée de février. L’Institut Météométrique Universel maintenait des températures raisonnables toute l’année, mais il avait souhaité conserver une certaine fidélité quant aux durées des jours variant selon les saisons. Simon était sorti de son cours de sculpture grecque depuis près de 45 minutes, même s’il était pressé de rejoindre Joseph, son grand-père finissant ses jours à l’appartement familial, il ne pouvait que difficilement céder à la tentation de rêvasser seul, libre, et de songer à ce qu’il ferait de ces précieuses minutes, les seules où il demeurait maître de lui-même.
Il fallait se presser, le couvre-feu permanent de 21h se rapprochait, la liberté était de courte durée. Sur le chemin qui le ramenait au pavillon familial qui l’avait vu naître, l’adolescent semblait ne plus apercevoir ces yeux dans le ciel qui le filmaient, le photographiaient et analysaient en temps réel à l’aide d’algorithmes sans cesse améliorés, ces moindres mouvements, dressaient ses habitudes, ses itinéraires, enregistraient et rapportaient, le cas échéant, toute déviance comportementale. Les chaussées étaient quasi désertes et continuellement entretenues par de petits robots aux formes animalières pour tenter d’atténuer le sentiment angoissant de ces présences mimant encore maladroitement des espèces organiques.
Arrivé chez lui, Simon s’empressa de retrouver Joseph, engoncé, comme de coutume, au creux de son fauteuil Louis-Philippe aux tentures gris taupe, les mains encerclant un ouvrage posé sur le cuir vert anglais de son bureau Empire. L’adolescent vouait une admiration non dissimulée pour cet être qui, au soir de sa vie, accumulait encore, parmi bien d’autres sujets, des savoirs sur les civilisations passées, les objets d’art, la littérature mondiale, les idées politiques ou bien les jardins composant les châteaux de la Loire, ses préférés avant qu’ils ne disparaissent. En cette époque d’un éternel présent, cet ancêtre apparaissait comme un drôle, un résistant futile, mais que son âge et son teint buriné par le temps rendaient tolérable au Système.
• « Grand-père, parle-moi encore de la vie d’avant, comment vivais-tu lorsque tu avais mon âge ? Tu vivais déjà dans le Dôme ? » L’interpellait Simon, sur un air faussement naïf, juste pour le plaisir et l’espérance d’en apprendre un peu sur la vie d’avant, persuadé, lui, que le monde n’avait pas toujours été ainsi qu’aujourd’hui.
• « Tu sais qu’il n’est pas permis d’évoquer ces sujets Simon…je ne m’inquiète pas pour moi…je serai très bientôt au décompte des éternels absents, mais cela ne plaît pas à ton père, et pourrait te desservir, tu as encore tout à accomplir… », rétorqua l’aïeul.
• « Je t’en prie grand-père, tu m’en as déjà trop dit par le passé, j’ai pu recomposé un certain puzzle en notant, pour ne rien oublier, les bribes d’histoire que tu m’as conté. On ne nous a jamais dit de choses semblables à l’école, ni aux informations, et pourtant je me doute que tu dis bien la vérité… » insista Simon.
• « Evidemment que je dis la vérité ! », asséna Joseph, piqué par la remise en cause de l’intégrité de ses propos. La stratégie du jeune Simon triompha.
Les deux compères se dirigèrent alors vers deux fauteuils Bristol, au cuir souple et luisant malgré leur grand âge, situés à proximité d’une cheminée imposante dont le linteau comportait une frise représentant un épisode homérique, sculpté en marbre serpentine vert, aux nervures grises et dont la corniche contrastait par son porphyre rouge.
• « La vie n’avait pas grand chose avoir avec ce qu’elle est aujourd’hui » déclama d’un ton grave Joseph, le visage déformé par une grimace après avoir englouti une première gorgée de son whisky favori, du Dalwhinnie 15 ans d’âge, pourtant formellement défendu par son médecin, le docteur Abécassis.
Le grand-père poursuivit, malgré les relents de Rameau tentant ponctuellement des percées au sein de l’échange : « Il y avait des nations, des peuples, des cultures bien différentes, millénaires pour la plupart d’entre elles. L’on échangeait, on se chamaillait, on se faisait la guerre, parfois, on se réconciliait, puis l’on recommençait. Nous étions parvenu à vivre, à coexister, la planète était alors composée de plus de sept milliards d’individus. Bien sûr, tout était loin d’être idéal. Les révolutions industrielles entraînées à la suite de la révolution de la Raison, l’omniprésence de la science engendrant la technicisation des sociétés et des esprits, allaient bientôt nous entraîner vers des abîmes de la pensée…au règne de la non-pensée. Bien des philosophes nous avait averti pourtant, dès le XIXe siècle, mais surtout au XXe siècle, Heidegger, Ellul, Anders, Arendt…des noms que tu n’as probablement jamais entendu, non pas seulement dû à ton jeune âge, mais à l’idéologie paralysante par son aspect totalisante qui a vaincu et éradiqué toute autre opinion que la sienne; cataloguant irrémédiablement comme « discours de haine », toute pensée qu’elle haïssait.
• « Papi, c’est compliqué, tu parles de qui ? Qui a changé les choses ? » l’interrogeait Simon, perplexe quant à sa propre capacité de comprendre, ou plus modestement d’appréhender les problématiques qui le taraudent sincèrement.
• « Nous sommes tous plus ou moins responsables, d’avoir entrepris activement des modifications, ou bien d’avoir laissé faire…ou encore d’avoir lutté trop mollement.
Nous ne vivions pas seulement dans quelques villes, nous recouvrions la surface de la Terre, et nous pouvions aller et venir librement sur n’importe quel point du globe, qui était alors plus ou moins uniformément habitable. L’air était respirable, la terre prodiguait une nourriture saine, elle était irriguée par de l’eau potable, pour tous, sauf quelques exceptions dans certaines régions reculées et très appauvries du monde. Mais ce rythme de vie, de croissance, qui par définition, peut-être, devait croître, s’accroître sans cesse, sans borne, cette Tour de Babel que nous instituons petit à petit, s’affranchissant de toutes limites, jusque celles liées à nos propres corps humains, ne pouvait raisonnablement rester viable pour une humanité si nombreuse…
Cependant, comment se parer des vertus humanistes pour se faire élire au son des trompettes triomphalistes de la démocratie d’un côté, et prôner la sélection, la distinction entre les peuples, les individus ? Comment contrôler les libertés les plus fondamentales des masses…pourtant censées être souveraines ? Il a fallu dissimuler ces ambitions, ces projets, Le Projet. »
• « J’ai beaucoup de mal à te suivre grand-père…» prononça, d’un air de dépit, Simon, déçu par lui-même, de n’être toujours pas à la hauteur de combler ses attentes, de satisfaire sa passion de comprendre.
• « Nous irons nous promener demain, si tu es bien prêt à braver le risque, donc les conséquences, d’apprendre ce qui est pourtant fermement tenu au secret…il te sera sans doute plus aisé de faire ce grand écart intellectuel, à l’extérieur, pour saisir la mutation radicale du monde, opérée en l’espace d’une ou deux générations. » concluait Joseph.
• À ce moment entra Jude, le père de Simon « Mais vous avez vu l’heure ? Papa, il ne t’es pas venu à l’idée d’inviter de toi-même Simon à aller se coucher ? Et tu devrais également penser à te préserver », Jude se souciait moins du bien être et de la bonne santé de l’un et de l’autre qu’il craignait que son fils ne soit influencé par les idées, qu’il jugeait réactionnaires, de son ancêtre de père.
• Simon reprit la parole au moment où son père quitta le bureau : « Encore un peu grand-père, je n’arriverai pas à m’endormir tout de suite, restant tant sur ma faim ! »
• Joseph se leva péniblement du fauteuil et vint caresser la colonnette à listel de la cheminée monumentale. Sentant les aspérités de la pierre, semblant s’en servir autant comme un appui que pour trouver son inspiration, il poursuivit : « Aujourd’hui, l’humanité est divisée en deux, nous, qui vivons confortablement, ayant en quelque sorte renoué avec l’aspiration de la Renaissance, qui elle-même avait réalisé tant d’effort pour revenir là où nous avions atteint notre acmé dans tous les domaines, sinon celui des gadgets, l’Antiquité grecque et romaine. Nous contrôlons notre démographie, nous méprisons les faibles, nous sélectionnons les individus que nous jugeons dignes de naître et de bénéficier d’une éducation, de notre citoyenneté universelle – régissant sous les mêmes lois les Dômes de New York, Londres ou encore Shanghai. Ce qui jadis, constituait la France, se résume désormais aux seules métropoles de Nantes, Bordeaux, Lyon et Strasbourg, après que fut annihilée Paris à travers cette fameuse attaque terroriste à la bombe « sale », mais tout de même nucléaire, en 2027, déjà. À la place des nations, nous avons ce gouvernement mondial, qui gère des Cité-États « bastions », nos fameux dômes, nous permettant, à la différence du reste du monde, de pouvoir dépasser l’espérance de vie de 47 ans pour ceux n’ayant pas eu la chance, les moyens ou les relations de pouvoir jouir de nos privilèges : un air constamment purifié, des rues sécurisées, une éducation, une monnaie, l’accès à des soins, la non nécessité de « travailler » pour subvenir à nos besoins matériels etc. À la différence des Grecs et des Romains, nous n’avons plus besoin de toutes ces mains esclaves, de tous ces bras, de cette force de travail – l’IA de nos machines et nos gadgets y pourvoient – en somme, 95 % des individus sont devenus des hommes superflus. Bien sûr, pour en arriver là, pour rendre cette tabula rasa tolérable, il a fallu évincer toute éthique judéo-chrétienne, faire sauter les uns après les autres les garde-fous moralisateurs des Temps Passés. L’enseignement de l’oubli y a contribué, l’école a cessé de transmettre nombre de savoirs, livrant ainsi des esprits vierges à la propagande, cette dernière étant omniprésente et bénéficiant des dernières recherches en marketing neuronal. C’est à peu près comme cela que toute ta génération, sauf quelques heureuses exceptions tel que toi, perpétuez ce système à deux vitesses, sans aucun complexe, en ignorant presque tout de son origine. »
Simon, resté interdit, sentait enfin s’estomper le brouillard insupportable de l’incompréhension, mais s’y substituait une angoisse d’une nature différente, un mélange de culpabilité et d’impuissance. Cette nuit allait être fort longue et donner naissance à une aurore aux teintes encore inconnues pour Simon. Notre adolescent commençait à être saisi par les vertiges d’une pensée mémorable d’Hannah Arendt que répétait souvent son grand-père : « Le simple fait de penser est lui-même une entreprise très dangereuse – mais ne pas penser est plus dangereux encore. »
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