L'impardonné
C’est en 1976 que je fis sa connaissance.
Diplômé de géographie et sciences du territoire, je venais de terminer l’agrégation. J’avais trouvé un emploi de responsable des travaux pratiques à l’Université Libre de Bruxelles. Je louais un petit appartement au troisième étage d’une maison de maître, donnant sur la Place Sainte Catherine, une place sur laquelle déambulent de nombreux passants presque tous les jours de l’année. J’aimais l’atmosphère qui y règne, témoin du cachet qu’offre la vieille ville de Bruxelles. Ses pierres, son marché, son église et ses venelles représentaient tout ce que la métropole possède de joli et de typique à mon goût.
Comme sur toutes les places du monde, une horde de pigeons prenait ses quartiers sur celle-ci. Et comme partout où l’on croise ces volatiles, une personne âgée ne manquait pas de venir les nourrir avec du pain rassis. Mais la particularité, Place Sainte Catherine, c’est que ladite personne était ponctuelle comme le tic-tac d’une horloge, et faisait son apparition tous les jours entre 18 et 19 heures précises. Sans une minute de retard et sans rester une minute de plus.
Il s’agissait d’un petit vieux à la démarche claudicante, vêtu d’un vieil impair délavé miteux, coiffé d’un chapeau sans âge et sans forme, et ses souliers, si l’on peut appeler ça des souliers, étaient entourés de ficelle afin de ne pas trop bailler aux corneilles. De son couvre-chef s'échappait une tignasse de cheveux mi-longs, gris et gras qui se prolongeaient dans une longue barbe mal taillée, toute aussi sale que sa chevelure. Sa figure, pour les rares fois où le quidam ne regardait pas le sol, ne laissait apparaître à travers la broussaille que ses oreilles, un nez aquilin, et deux yeux sombres et toujours tristes. L’homme s’asseyait tous les jours sur le même banc, qu’il pleuve, qu’il neige où qu’il vente. Si par hasard son trône était occupé, il attendait patiemment qu’il se libère. De temps en temps, l’un ou l’autre passant tentait d’engager quelques mots de conversation avec le vieillard, mais l’échange tournait toujours court. Ce dernier semblait désagréable, maussade et renfermé.
Néanmoins, cet homme étrange et réglé comme une pendule titillait ma curiosité. Je l’observais systématiquement depuis ma fenêtre ou lorsque je passais à ses heures sur la place. Si bien qu’un jour je demandai à ma concierge si elle en savait un peu plus sur ce curieux personnage. Celle-ci, ravie d’étaler son savoir, m’apprit qu’il était déjà là quand elle avait entamé son service dans notre immeuble en 1963 et qu’il présentait déjà la même apparence à cette époque. Selon les potins de couloirs ou son imagination, le vieillard était juif, tueur de chats, clochard, probablement propriétaire d’un trésor caché, mais surtout très désagréable. C’était tout ce que ma curiosité avait besoin de savoir pour me décider à faire le pas et à aborder l’homme aux pigeons.
Un jour où il était assis seul sur son banc fétiche, je vins le rejoindre le plus négligemment possible. Il n’avait d’yeux que pour son pain et pour les oiseaux qui nous entouraient. Prudent, je sortis un livre dans lequel je me plongeai pour justifier ma présence. Mais au bout de quelques instants, je fis mine de m’intéresser aux volatiles afin d’engager la conversation.
— Eh bien ! On peut dire qu’ils apprécient vos miettes.
Pas de réponse, je renchéris.
— Un jour, à Amsterdam, un de ces oiseaux s’est posé sur ma table et a picoré dans mon assiette. Heureusement, je ne suis pas tombé malade !
L’homme fixait le sol, comme si je n’existais pas. Je tentai encore.
— Saviez-vous qu’à Rome, on compte trois fois plus de pigeons que de citoyens ?
Agacé, il tira quelques bouts de mie au sol et sans lever les yeux, contesta :
— C’est faux, en période touristique il y a beaucoup plus d’humains que de pigeons et en temps normal, la quantité de chats de gouttière régule amplement le nombre de pigeons au nombre d’habitants.
Puis, sans me laisser le temps de répondre, le vieillard continua, exaspéré :
— Voyez-vous ce pigeon brun, là ? dit-il en indiquant un ramier occupé à taper du bec sur un chewing-gum. Et bien le pavé qu’il foule a été, depuis 1960, entre 17 et 18 heures, foulé par 1 538 976 pattes ou chaussures différentes. Il y est tombé 973 475 827 gouttes d’eau de pluie. Les passants ont craché 1 328 fois dessus, et 151 filles et garçons ont laissé tomber leur glace par inadvertance après l’avoir achetée « Chez Jules », lança-t-il en indiquant la devanture d’un glacier. Ce genre de constatation nous avance-t-elle à quelque chose ?
Interloqué et un peu décontenancé par cet accès de furie et ces propos étranges, je décidai cependant de ne pas lâcher l’affaire
— Et comment pouvez-vous affirmer cela ?
— J’ai passé le plus clair de ces dernières années à observer les pavés, les pigeons et gens de cette place, et croyez-moi, je sais. Je sais aussi que vous habitez l’appartement du troisième de l’immeuble blanc en face de nous, et que vous m’observez souvent.
— Ah… et… vivez-vous à Bruxelles depuis longtemps ? demandais-je, surpris par ces révélations.
— Longtemps… oui… et non. Mais le temps n’a plus d’importance.
À cette dernière phrase, il me sembla que le vieillard ajouta en maugréant dans sa barbe « seule comptera la fin des temps ».
Fort de ce premier contact, j’arrivai à entretenir la conversation et en appris un peu plus sur lui. Toutefois, pendant presque tout l’échange, il ne daigna pas lever son regard du sol un seul instant. Nous parlâmes des lieux dans lesquels il avait vécu. Pour chacun de ces endroits, il me fit une impressionnante description géographique et climatique, capable de me parler de la nature des sols, des courants maritimes et aériens, de la diversité animale et végétale… au même titre que l’aurait fait un autochtone grâce à des générations de transmission de la connaissance de la terre. Ce qui me surprit le plus dans son discours, malgré l'étalage de savoirs, c’était la tristesse omniprésente dans le timbre de sa voix. De fil en aiguille, notre conversation s’aiguilla sur les sentiments, la philosophie, et finalement la mort. Tel un érudit en nécrologie, mon interlocuteur me dit :
— La mort n’est pas toujours ce que l’on en pense. Ainsi, il est des manières qui nous semblent horribles de mourir, mais qui s’avèrent moins terribles que ce que l’on s’imaginait. Par exemple, la pendaison, la noyade ou la tête tranchée sont finalement des moyens de choix, si l’on pouvait avoir le choix de sa mort bien entendu. Les maladies, la crémation, les bêtes sauvages ou la torture sont par comparaison bien plus horribles. Mourir d’un arrêt cardiaque, du souffle coupé ou d’une mort instantanée permet d’éviter la douleur. Mais cette dernière, quand on la subit, prolonge indéfiniment les heures, les minutes et les secondes avant le trépas. Je ne vois rien de pire que ça.
Je demandai au vieil homme comment il pouvait affirmer tout cela, puisqu’a priori personne ne revient de l’au-delà pour le raconter. C’est alors que pour la première fois, il leva son regard vers moi. Deux yeux noirs comme la nuit me scrutèrent jusqu’au fond de l’âme. La tristesse et la douleur s’y lisaient comme dans un livre. D’une voix au bord des larmes, il me dit presqu’en criant :
— Je suis mort en 33 pendu par le cou. Je suis mort en 102 dévoré par les lions. Je suis mort en 287 lapidé par la foule. Je suis mort en 425, tenaillé par la faim. Je suis mort en 638 d’une épidémie de choléra. Je suis mort en 732 de mes blessures sur un champ de bataille. Je suis mort en 1029 dans une chambre de torture. Je suis mort en 1256 brûlé par l’inquisition. Je suis mort en 1512 dans un naufrage, de noyade. Je suis mort en 1575, contaminé par la peste. Je suis mort en 1791, guillotiné. Je suis mort en 1944, gazé à Auschwitz. Je suis mort 12 fois, et 12 fois je fus ramené à la vie comme si rien ne s’était passé. Et je mourrai encore de nombreuses fois car c’est ma destinée et ma punition. J’ai connu de nombreuses atrocités, la torture et la douleur à leur paroxysme. Mais le pire… le pire c’est de savoir que jamais je ne serai pardonné. Toutes les tortures du monde ne pourront effacer cette douleur-là. Même les tourments de l’enfer seraient trop doux pour effacer le crime que j’ai commis. Mon nom est Judas Iscariote, et j’ai vendu mon Dieu pour 30 maudites pièces d’argent.
L’homme pleurait à présent à chaudes larmes, mais son regard avait rejoint le sol. Soudain il se leva péniblement dans un craquement d’os et partit sans saluer. Il était 19 heures précises. Ne sachant trop que penser, j’en conclus que ce vieillard était fou et souffrait de dédoublement de la personnalité. Par la suite, il ne revint jamais plus Place Sainte Catherine.
Une quarantaine d’années plus tard, j’assistais en tant que spécialiste à une conférence à Pékin sur le dérèglement climatique, dans l’un des imposants édifices de la Place Tian'anmen. Il y eut une pause vers 18 heure, et tandis que je sirotais une boisson gazeuse, je laissai mon regard vagabonder par la fenêtre et suivre machinalement le vol d’un pigeon. L’oiseau vint se poser au pied d’un banc qu’une personne âgée rejoignait, un sachet de pain en main. Il s’agissait d’un petit vieux à la démarche claudicante, vêtu d’un vieil impair délavé miteux, coiffé d’un chapeau sans âge et sans forme, et ses souliers, si l’on peut appeler ça des souliers, étaient entourés de ficelle afin de ne pas trop bailler aux corneilles. De son couvre-chef s'échappait une tignasse de cheveux mi-longs, gris et gras qui se prolongeaient dans une longue barbe mal taillée, toute aussi sale que sa chevelure…
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