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Il n’y a rien de plus simple que de se tuer. Dans le monde contemporain, les occasions et les modes opératoires pullulent. La fille le sait, elle a commencé à les lister. C’est en tombant sur la vidéo de la pendaison d’un ado qu’elle en a eu l’idée. La pendaison, franchement, elle comprenait pas. Au Moyen-Âge ou au Far West, pourquoi pas, pour le côté spectacle d’une mise à mort. Pour faire semblant, pour jouer sur l’aspect visuel de la chose, à la limite. Mais pour un vrai suicide dans l’intimité ? Clairement pas. Beaucoup trop compliqué à mettre en œuvre tout seul. Bon, à sa décharge, c’était un mec de la campagne, visiblement : là-bas ils ont des maisons avec des poutres apparentes et des cordes qui traînent dans les granges, c’est pas comme dans son immeuble à elle, dans sa banlieue pourrie, encore que, avec un drap accroché au garde-corps de sa fenêtre y aurait peut-être moyen.

Elle a visionné la vidéo en boucle, tâchant de comprendre. Ce gars-là voulait faire passer un message, apparemment, d’où le live vidéo, la mise en scène, tout ça. Un peu de blabla avant, rien de palpitant, l’éloquence ça ne s’invente pas, alors la fille a sagement attendu le moment où l’ado s’est tu pour monter sur un tabouret, vérifier le nœud et se l’enfiler autour du cou. Là, il marque une brève hésitation, ça se lit dans ses yeux, mais ça ne dure pas bien longtemps. Puis il fait basculer le tabouret. C’est un peu pathétique à voir, sa tête, son expression, ses pieds qui touchent presque le sol parce que le nœud devait pas être assez serré, le cadrage qui laisse à désirer, l’arrière-plan qui n’a pas été soigné alors que c’est la clé d’une vidéo qui cartonne, c’est con parce que sa piaule avait du potentiel, le mec manquait de rien, juste d’inspiration il faut croire. Voilà où ça le mène : à une longue minute où son corps frétille comme un vulgaire poisson avant de s’immobiliser. Ça la désole. Un poisson, putain ! La dernière image de ce pauvre gars. Un poisson, mais avec les pieds hors champ, devant un bureau en désordre et un tas de linge sale. En plus, l’image reste fixe, après, on a l’impression que quelqu’un est venu mettre pause, mais non, ça reste en direct, un direct figé, visionné par moins de dix personnes, c’est pathétique, aussi peu de public pour assister à ce qui devait être le message le plus important de sa courte vie, c’est un coup à se pendre, comme on dit, pourvu qu’il y ait un peu plus de spectateurs à son enterrement sinon ça la fout mal. Elle l’a revisionnée plusieurs fois, cette fin, avant qu’un des huit spectateurs restants signale la vidéo. Juste la fin, de l’hésitation dans les yeux jusqu’au poisson figé. Le message, elle s’en foutait. Mais le poisson, et cette fin bâclée… Le live a été coupé par les modérateurs au bout de quinze minutes. Le contenu peut heurter la sensibilité des plus jeunes, ou une connerie comme ça. Soit. Des actes de torture ou de terrorisme au journal télévisé, des fusillades ou des tueries à la pelle au cinéma, du quasi-viol sur YouPorn et consorts, ça passe crème, mais la vidéo d’un ado en détresse, non. Deux poids deux mesures. Dommage, ça aurait peut-être permis de comprendre, d’expliquer des choses, c’est ce que la fille espérait. Quelles choses, elle en sait rien, mais des choses. Personne n’en parle, du suicide, aux ados comme eux. Les adultes n’osent pas, ils ont peut-être peur que ça donne des idées, ou peur de ne pas trouver les mots pour dissuader, eux-mêmes doivent souvent se demander pourquoi ils ne franchissent pas ce pas. Résultat : vidéo supprimée, ado renvoyé aux oubliettes. De huit spectateurs au néant total. La fille hoquette un rire cynique. Le contenu ne devait pas être simple à monétiser, il faut croire. Aucun annonceur ne voulait accoler sa pub à une éventuelle rediffusion, alors hop, on efface. Bref. Elle en trouvera d’autres.

Toujours est-il qu’après la suppression de la vidéo, la fille est restée perplexe. Elle avait l’âge de ce gars-là, à peu de choses près, seize ans, alors elle comprenait très bien pourquoi et comment il avait eu envie d’en finir. Mais la pendaison, sérieux ? Non, toujours pas. Elle a levé les yeux. Devant elle, sa fenêtre. Dehors, huit étages de vide, puis une barrière métallique et le bitume d’un parking. Tellement plus simple que de trouver où accrocher une corde. Et un corps explosé en bas, c’est plus spectaculaire qu’un putain de poisson au bout d’une corde, si c’est ça qu’on cherche, merde ! Un cutter, sinon. Ou un couteau de cuisine, ceux de son père sont généralement bien affutés, c’est un des rares trucs qui vaut quelque chose dans leur appart miteux. Elle a vu que certaines personnes s’ouvraient les poignets dans la baignoire, c’est peut-être plus courant outre-Atlantique, encore que, pas forcément, mais putain que ça a l’air long avant de se vider, et puis faut une baignoire, et faut pas qu’elle soit dans la même pièce que les toilettes comme chez elle sinon c’est un coup à ce que quelqu’un se pointe avant la fin avec une envie de chier, ça la fout mal. Non, les poignets, c’est con. La carotide a l’air vachement plus simple, non ? Il y a peut-être plus de risques de se rater, mais malheureusement trop peu de gens essaient pour que les statistiques revêtent assez de fiabilité sur le sujet. Les bagnoles, par contre, ça cartonne, même si c’est pas évident de distinguer un suicide d’un simple accident. Elle est convaincue qu’il y a plus de suicides qu’il n’y paraît, c’est juste que ça arrange les autorités de camoufler ça en accidents, de toute façon personne peut vérifier, puis ça leur permet de justifier leurs radars et toutes ces conneries en évitant de parler de suicides, eux non plus ils aiment pas, ça fait mauvais genre, ça donne l’image d’un pays où il fait pas bon vivre. Mais la bagnole, ouais, ça a son style, la fille l’associe tout de suite à l’image finale du film Thelma et Louise, ça flaire bon la liberté suprême, c’est beau. Il suffit de s’installer sur le siège conducteur, de se lancer à fond sur l’autoroute ou une route de montagne, et hop, un coup de volant et le tour est joué. Certes, il y a un risque de victimes collatérales, mais bon, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Comme ceux qui choisissent de se jeter sous une voiture lancée. Ou un train. Ou un métro, c’est même mieux, plus prévisible, plus sûr que la bagnole. Violent, certes. Mais c’est le but, non ? Sinon, il reste les médicaments, c’est pas ça qui manque. Y a du paracétamol dans tous les placards, et le web fourmille de sites qui expliquent comment le doser pour réussir le coup. Faut le panacher avec la bonne quantité d’alcool, d’après ce qu’elle a lu, et une bouteille de vodka c’est pas le truc le plus difficile à se procurer, loin de là. Pareil pour les plantes toxiques, celles qui tuent vraiment et celles qui se contentent d’envoyer à l’hosto, il suffit de bien doser. La fille en a déjà repéré certaines, il y en a qui poussent dans le bois à la sortie de la ville, mais bon, d’après l’appli PlantNet, il y a quand même des risques de confusion, ça craint, ce serait dommage de se gaver de feuilles hyper amères pour rien. Il n’empêche : ça lui parait fou de voir combien de gens parviennent à rater leur coup malgré tous les moyens disponibles.

Neuf mille suicides par an en France. Elle relit la statistique. Ça lui paraît si peu, alors que c’est présenté comme un taux trop élevé. C’est pourtant vachement plus accessible que de passer le bac, de réussir un entretien d’embauche, de gagner au loto ou de résilier un abonnement téléphonique, personne vous demande vos papiers d’identité, votre numéro de sécu, votre dossier scolaire, votre expérience professionnelle, vos ressources financières, non, rien ! Un geste et c’est plié ! Un geste qui ne demande rien à personne en plus, un geste que même elle, du haut de ses seize ans, est capable d’accomplir sans l’aide ni la permission d’un adulte, c’est royal. Faut juste choisir la méthode, comme quand on achète un paquet de clopes et qu’il faut décider si on paye en liquide, par chèque, par carte ou sans contact. « Je vais faire sans contact, merci, je voudrais pas risquer de choper une maladie ! »

Oui, c’est devenu beaucoup plus simple de se tuer que de vivre, c’est un fait. Alors pourquoi son père est-il toujours vivant ?

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