Chapitre 6 : la professeure

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J'ouvre les yeux et m'étire longuement. Mes larmes et la fatigue accumulée au cours des derniers jours ont eu raison de moi. Quand Judith m'a quittée, une fois qu'elle a fini de m'aider à m'apprêter pour la nuit, je me suis affalée sur le grand lit à baldaquin pour pleurer de tout mon soûl. Je me souviens juste d'avoir entendu des coups contre la porte et la voix de Laïus, qui me demandait l'autorisation d'entrer pour me parler, mais face à mon absence de réponse, il s'est contenté de déclarer avec un soupir :

  • Je sais que votre situation n'est pas du tout facile à vivre. Voilà pourquoi il vaut mieux ne pas la compliquer. Monseigneur manque malheureusement de diplomatie et de patience, alors, si je puis me permettre un humble conseil, je vous recommanderais de ne pas les mettre à l'épreuve. Sur ce, je vous souhaite une excellente nuit, Madame.

Ces mots sont mes derniers souvenirs de la veille. J'ai dû m'endormir à ce moment-là. . . C'est en tout cas une preuve de plus que tous les vampires ne sont pas mauvais. Certains, comme Jorenn et les serviteurs de cette maison, sont juste des victimes, tout comme moi.

C'est sur cette pensée que je quitte le lit pour me diriger vers la penderie. J'observe avec attention toutes les tenues. Gaïa sait combien elles sont nombreuses. Je tire une petite moue. Aucune n'est suffisamment confortable pour moi. Je regrette déjà la robe que je portais à mon arrivée et qu'on avait remplacée par celle de ce maudit mariage. . .

Je pousse un long soupir et mon regard tombe sur mon long vêtement blanc. Un instant. . . Pourquoi chercher une tenue quand j'en ai déjà une parfaitement confortable sur moi ?

C'est donc avec un sourire satisfait que je me rince les mains et le visage, puis me lave les dents. Je saisis ensuite un peigne pour démêler mes longs cheveux ondulés. Une fois cette toilette effectuée, je quitte mes appartements pour partir à la recherche de Judith, dans l'espoir qu'elle accepte de transmettre un message pour moi la prochaine fois qu'elle sortira pour remplir ses obligations. En chemin, je passe à côté d'une porte entrouverte d'où me parvient la voix d'une femme inconnue :

  • Forlwey !

Je sursaute. Qui donc ose parler ainsi au maître des lieux ?

Je m'approche de la porte sur la pointe des pieds et glisse précautionneusement la tête dans l'entrebâillement. Je découvre alors une femme aux cheveux d'un roux éclatant, quoiqu'ils auraient paru ternes aux côtés de ceux de ma mère, qui lance au comte un regard de reproche, les poings sur les hanches. Ses iris écarlates ne font aucun doute quant à son appartenance raciale. Le riche ornement de sa robe, ainsi que la multitude de bijoux qui parent sa chevelure, ses oreilles, son cou et ses doigts, témoignent de son statut social.

En face d'elle, le maître des lieux, vautré dans un fauteuil, appuie sa joue sur sa paume. Il arbore l'air d'un adolescent lassé d'être grondé.

Je penche la tête sur le côté et ne peux m'empêcher de lever un sourcil face à ce drôle de spectacle. C'est alors que mon regard croise celui de mon prétendu époux, alors que ce dernier tente d'éviter le contact visuel de la vampire. Il grommelle aussitôt en fronçant les sourcils :

  • Quand on parle de la fée. . .

Je tente de m'éloigner, mais suis retenue par l'inconnue :

  • Attends ! Ne fuis pas, ma fille, me dit-elle avec un sourire bienveillant.

Je l'observe avec méfiance, mais ne détecte aucune sournoiserie dans son regard, comme c'est toujours le cas avec le comte d'Abyssombre.

  • Et toi, cesse donc de la terroriser ! ajoute-t-elle en chuchotant à l'intention de Forlwey.

Elle reprend son chaleureux sourire et me désigne un fauteuil libre :

  • Viens. Installe-toi. J'adorerais faire ta connaissance !

Elle semble honnêtement vouloir parler. Alors je me risque dans le salon, tout en surveillant du coin de l'oeil le vampire, dont le regard écarlate s'écarquille de stupeur à mesure que j'avance dans la salle. En reportant mon attention sur la femme, je constate que son sourire s'est dissipé pour laisser place à la même expression choquée. Mes pas deviennent de plus en plus mal assurés, jusqu'à ce que je cesse totalement de marcher pour les dévisager tour à tour avec étonnement. Qu'ont-ils à me fixer ainsi ?

Les mains du comte tremblent si fort que ses ongles s'enfoncent dans les accoudoirs. J'essquisse un mouvement de recul, terrifiée à l'idée qu'il replonge dans le même état de rage que la veille, car je lis dans son regard un mélange de fureur et de. . . fascination ?

Il semble cependant chercher à se contenir, car il inspire profondément, puis quitte lentement son fauteuil pour s'approcher de moi.

  • Que signifie cette tenue ?

Forlwey me surplombe de toute sa hauteur. Mes sens se mettent en alerte. Mon coeur s'affole et mes ailes frémissent en moi, prêtes à m'emmener loin du danger. J'attrape un pan de mon vêtement pour mieux l'observer, mais ne remarque aucune anomalie.

  • Eh bien. . . Il s'agit de celle que m'a aidé à revêtir Judith, la veille. . .
  • Judith ? demande-t-il en haussant un sourcil.
  • Oui, l'une des servantes qui ont été mises à mon service.
  • Parce que Madame s'intéresse aux noms des esclaves, maintenant. . . lâche-t-il avec un sourire ironique. Elle s'intéressait aussi certainement aux noms des brins d'herbe, sur son île, puisqu'ils ont autant de valeur. . .
  • Vos esclaves sont des êtres vivants dotés d'une conscience et de sentiments !
  • Je ne vais pas poursuivre ce débat. Je me fiche totalement de votre avis concernant mes esclaves. C'est comme me donner votre avis sur la décoration de ma demeure. . . Recentrons le sujet. Pourquoi n'êtes-vous pas habillée ?
  • Euh. . . mais je le suis. . . répondé-je avec incompréhension.
  • Vous êtes en chemise de nuit ! Il est purement indécent pour une dame de votre rang de vous promener ainsi en dehors de votre chambre !
  • Pourquoi donc ? Je suis recouverte des poignets jusqu'aux chevilles. En quoi cette tenue est indécente alors qu'elle me couvre parfaitement et qu'elle est bien plus confortable que vos corsets et vos couches interminables de jupons ? Ne parlons même pas de vos chaussures qui enferment mes pieds et les font terriblement souffrir. . . Je manque de tomber à chaque pas. . .
  • Il suffit ! explose-t-il en m'aggripant violemment le poignet. Vos questions stupides et vos contestations combinent l'insolence à l’indécence ! Je ne le tolérerai pas ! En tant qu'épouse, votre seul rôle est de m'obéir, que cela vous plaise ou non, tout comme ce sera le cas avec Sa Majesté lorsque j'aurai fini de vous raisonner. . . Tss ! Quand je pense qu'elle m'a fait épouser une sauvageonne incapable de. . .
  • Forlwey ! l'interrompt la voix de la vampire.

Nous tournons tous les deux la tête dans sa direction alors qu'elle s'approche pour nous séparer. Elle sourit ensuite au comte :

  • En tant que fée, elle a grandi et a été élevée dans une société visiblement bien différente de la nôtre. Il est normal qu'elle n'en connaisse pas encore les usages. Je te propose de me charger de lui enseigner tout ce qu'elle doit savoir sur la société vampirique et sa culture. Je pense que je suis plus apte que toi pour ce rôle. . .

Le silence s'installe. Forlwey semble réfléchir.

  • Bien, accepte-il. Je compte sur toi pour lui apprendre à bien se tenir, Élisabelle.

Elle acquiesce en souriant, puis place ses mains sur mes épaules pour me pousser vers la sortie.

  • Ordonne à Laïus de nous envoyer ses femmes de chambres. Nous aurons besoin d'elles pour la vêtir comme il se doit.

L'homme aux cheveux blancs ne répond pas. Alors que nous sortons, il nous observe de son regard si froid qu'il me glace la colonne vertébrale.

Une fois que nous regagnons mon boudoir, elle m'installe sur un fauteuil, puis se place bien droite devant moi et place une main sur sa poitrine :

  • En attendant que les domestiques arrivent pour t'habiller, laisse-moi me présenter, puisque ton époux a été incapable de le faire comme l'exige notre étiquette.

Elle s'accorde une petite pause pour s'éclaircir la voix.

  • Je suis la baronne Élisabelle de Véresbaba, meilleure et unique amie du comte Forlwey d'Abyssombre.

Je me demande aussitôt comment un monstre comme lui a pu devenir l'ami d'une femme aussi polie et aimable.

  • À partir d'aujourd'hui, je serai aussi ta professeure de bienséance. Je t'enseignerai tout ce que tu dois savoir sur la société vampirique. Si tu suis mes conseils, Forlwey n'aura plus de raisons de s'en prendre à toi comme il vient de le faire, je peux te le garantir. Il finira peut-être même par t'apprécier, qui sait ? ajoute-t-elle avec un clin d'œil taquin.

Je sens mes joues s'empourprer et détourne aussitôt le regard.

  • Un monstre pareil est incapable d'aimer !
  • Tu te trompes. J'en suis la preuve vivante.
  • Comment êtes-vous devenus amis ?
  • Ah. . . Tu es intriguée. C'est compréhensible, mais je garde ma réponse pour les exercices de cérémonie du thé. C'est le moment idéal pour se raconter des histoires et échanger des ragots entre dames.
  • Bien. . .
  • Commençons par la toilette. Il faut que tu comprennes bien une chose, ma fille : ce n'est peut-être pas le cas dans ton royaume, mais dans le nôtre, l'habit fait le nosferatu. Chaque vêtement et chaque accessoire indique le statut social et la richesse de la personne. Il suffit de voir ce qu'elle porte pour savoir précisément à qui nous avons affaire. Tu dois donc faire bien attention à ce que tu mets. Tes vêtements et tes bijoux doivent faire savoir à tout le monde qu'ils ont sous les yeux la comtesse d'Abyssombre. Est-ce que tu comprends ?
  • La tenue que je porte est faite pour une "dame de mon rang", non ? Pourquoi ne puis-je pas la porter en dehors de ma chambre ?
  • Forlwey te l'a dit : c'est une chemise de nuit. Elle est faite pour dormir. Porter une tenue hors de son contexte, qui plus est en public, est humiliant. Voilà pourquoi Forlwey s'est fâché contre toi. En tant que son épouse, tous t'associent à lui. T'humilier revient donc à l'humilier et sache qu'en tant qu'amie, je ne te laisserai pas lui causer un aussi grand tort, me prévient-elle en fronçant les sourcils dans une expression de défi.

Je déglutis malgré moi. La baronne de Véresbaba a un petit côté glaçant, lorsqu'elle défend ceux qu'elle aime, qui me rappelle un peu celui de Forlwey. Ceci dit, c'est parfaitement justifié et même noble de son côté, alors que de celui de son ami. . .

Ma réflexion est interrompue par trois coups contre la porte. Élisabelle se tourne vers celle-ci :

  • Ah ! Les voilà enfin arrivées ! Entrez !

Judith et quelques autres domestiques entrent et plongent dans une profonde révérence.

  • Qu'on me présente les robes de la comtesse ! C'est moi qui choisirai ce qu'elle portera aujourd'hui. Oh ! Que ce sera amusant ! ajoute-t-elle en tapant dans ses mains gantées. Ce sera comme jouer à la poupée !

Les esclaves s'exécutent aussitôt et le boudoir se remplit bientôt de robes de toutes les couleurs. La baronne les examine une à une d'un oeil expert, puis désigne finalement du doigt une robe blanche ornée de petites étoiles argentées qui scintillent presque comme des vraies. Ce signal suffit à Judith et à ses camarades. Pendant que la blonde s'empare du corsage et des jupes, une autre s'agenouille face à moi pour me passer les bas.

Un peu plus tard, alors que Judith lace le corsage dans mon dos et que deux autres domestiques me passent les manches en mousseline, Élisabelle de Véresbaba m'explique :

  • Il serait grand temps de faire bonne impression devant ton époux afin de calmer toute la rage que tu lui inspires. . . pour le moment. C'est une étape primordiale pour améliorer votre relation et rendre ta vie ici plus agréable, ma fille. Quand nous irons le rejoindre, donc, tu lui feras la révérence, comme ceci, et le saluera de la sorte. . .

Je l'écoute d'une oreille distraite, alors que Judith se redresse pour orner mon cou d'un collier en tissu blanc l'enserrant et doté d'un pendentif en diamant prenant la forme d'une étoile. Je repense à son cours sur les codes vestimentaires dans leur société. Il pourrait m'être bien plus utile que je ne le pense. La comtesse d'Abyssombre ne peut pas quitter sa demeure sans se faire remarquer, mais une simple esclave. . . Qui ferait attention à une simple domestique se rendant au palais pour transmettre un message de son maître à l'un de ses habitants ?

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