Chapitre 10 : leçons de thé et de diplomatie - partie trois
Curieuse et désireuse de faire quelques pas en mon lieu favori dans ce palais, je glisse mes doigts sur sa paume et nous nous rendons, main dans la main, dans le jardin. Nous nous promenons en silence pendant quelques secondes à travers les allées bordées de haies de fleurs rouges et d’arbustes taillés. L’air frais et l'odeur des plantes m’apaise. Elle m’explique ensuite :
- Tu sais que tout ce que je veux, c'est t'aider à t’acclimater, afin que tu puisses trouver le bonheur parmi nous. Pour cela, une bonne entente avec ton mari est nécessaire. Hélas, vos disputes gâchent toujours tout. J'ai donc longuement réfléchi et j’ai remarqué que votre principal sujet de conflits est le traitement des esclaves. Tu souhaites les défendre, mais tu le fais en mettant en jeu la réputation et l'honneur de leur propriétaire. C'est ce qui l'énerve.
- J'en ai bien conscience. C'est pour ça que j'essaie de trouver une solution pour venir en aide à ces malheureux sans attiser sa colère.
- J'en ai une. J'allais justement te la révéler.
- Vraiment ? lui demandé-je avec un sourire empli d’espoir. Qu'est-ce que c'est ?
- Tu dois te montrer plus aimable envers ton époux.
Mon sourire retombe, ce qui amuse Élisabelle, qui poursuit :
- Réfléchis : si tu lui fais plaisir en te comportant comme il le souhaite, il sera plus enclin à accepter tes demandes en faveur des esclaves. Ce n'est rien de bien compliqué : montre-toi polie et obéissante, applique tous les usages que je t’enseigne et il sera comblé au-dessus de toute espérance. Tu pourras alors aider les serviteurs en lui faisant part de tes requêtes pour eux. Il ne pourra pas te les refuser, surtout avec ton adorable petit minois, ajoute-t-elle en me pinçant affectueusement la joue.
- Ha ha ha ! Élisabelle. . . rié-je en repoussant gentiment sa main. Merci pour ton conseil. Ce n'est pas une mauvaise idée en soi, mais. . .
- Mais ?
- Je ne veux pas faire preuve d’hypocrisie, même envers lui.
- C’est de la diplomatie, me rectifie-t-elle.
- Oui, mais ça impliquerait de lui mentir, en faisant semblant de bien m’entendre avec lui et même de l'apprécier, alors que ce n'est pas du tout le cas.
- C’est la clé de la paix.
- Hein ?
- Ton royaume s'est refermé sur lui-même depuis trois millénaires, maintenant. Il n'est donc pas étonnant que tu ne sois pas au courant de ce genre de choses, mais sache que pour les pays qui vivent dans le temps, il est souvent nécessaire de faire semblant de bien s'entendre, en trouvant des compromis et en fermant les yeux sur certains détails qui ne nous plaisent pas, sinon, combien de nations seraient constamment en guerre ? L'hypocrisie est le prix à payer pour préserver la paix. Dans ton cas, c'est aussi le prix à payer pour aider les esclaves auxquels tu tiens tant.
Je baisse la tête. La vampire serre ma main un peu plus fort en m’informant d'une voix douce :
- Tu as tout le temps de réfléchir à ce que je viens de te dire. Rien ne t'oblige à suivre mon conseil, mais je te rappelle que je connais cette société et, surtout, Forlwey, bien mieux que toi, alors le plus raisonnable serait que tu m’écoutes.
- Merci, Élisabelle. Je vais remonter me reposer un peu.
Elle acquiesce et lâche doucement ma main, me permettant de quitter le jardin sans me retourner.
*
Je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit, réfléchissant sans cesse aux paroles de la baronne. Mon honnêteté en échange de la paix et du bien-être des esclaves. . . Suis-je vraiment prête à sacrifier une telle vertu dans ce noble but ? J’en doute. . . Je tiens à rester moi-même, afin de ne pas me perdre. Je ne veux pas devenir méconnaissable, mais d'un autre côté, je tiens à aider les vampires victimes de la cruauté de leur maître. Que faire ? Si seulement mes parents et mes amies étaient là pour me conseiller, comme ils l’ont toujours fait jusqu'à mon départ de notre île. . . Le tremblement des mains de Judith contre ma nuque m’arrache à mes pensées. En levant les yeux vers le miroir de la coiffeuse, je constate qu’elle arbore une expression de pure angoisse. Ce n’est qu'alors que je me rappelle la promesse que je lui avais faite de parler au comte de ce malentendu. . . Comment ai-je pu oublier une telle chose ? Quelle égoïste je fais. . .Aussitôt mes cheveux blond vénitien coiffés, je me remets debout en annonçant à la jeune femme :
- Je vais de ce pas parler au comte d’Abyssombre afin de m'assurer que tu ne reçoives aucune punition. J'ai déjà trop tardé et je m'en excuse.
- Merci, Madame, me dit-elle avec un sourire mal assuré.
- Où puis-je le trouver ?
- À cette heure-ci, il doit encore être dans ses appartements.
Elle m'indique comment les rejoindre. Je la remercie et m’engage dans le couloir. Arrivée devant le double-battants le plus richement décoré de la demeure, je prends une profonde inspiration et toque à la porte. J’ai pris ma décision au moment où j'ai choisi d'aller plaider la cause de Judith à Forlwey. Un long silence suit mon geste, à tel point que je m'apprête à refrapper, pensant qu'il ne m’a pas entendue, lorsqu’enfin sa voix me répond :
- Entrez !
Je prends une autre inspiration pour me donner du courage, puis tourne la poignée. Je me retrouve dans le bureau du comte, qui se tient debout face à la fenêtre, me tournant le dos.
- La porte, lâche-t-il d'un ton impatient.
Je me dépêche de la refermer et fais quelques pas dans sa direction, lentement et précautionneusement.
- Que voulez-vous ?
Je déglutis, puis inspire profondément et déclare d'une voix assurée :
- Je suis venue clarifier un malentendu. Le matin de notre départ pour Abyssombre, Judith a eu des paroles qui vous ont fâché, mais c'est parce que vous les avez mal interprétées, m’empressé-je d’ajouter.
- Hum ? Vraiment ? lâche-t-il sur un ton faussement étonné, presque sarcastique.
- Oui. Elle ne parlait pas de vous. Elle ne se permettrait jamais une telle chose, elle me l’a assuré.
- De qui parlait-elle dans ce cas ? s’enquiert-il d'un air détaché en se tournant lentement vers moi.
- Elle parlait de monsieur Aleyran. . . Enfin, le comte de Solaguna, rectifé-je en me rappelant la façon dont Élisabelle l’a appelé, ce jour-là. Elle l'a vu me sourire, quand nous l'avons croisé, lors de notre promenade à Adamas, comme elle nous accompagnait.
- Tiens donc, dit-il d'un air soudainement intéressé, tandis qu’une lueur, que je ne parviens pas à identifier, s'allume dans son regard écarlate. Et. . . poursuit-il en s'approchant lentement de moi. Pourquoi est-ce que cet homme vous souriait, au juste ?
- Eh bien. . . J'ai soigné un esclave qu'il venait de racheter à son cruel maître. Il m’a donc exprimé son admiration et sa gratitude face à mon geste, dis-je avec un sourire en me souvenant de la fierté que j'ai lue dans son regard, même si je ne trouve que ça n’a absolument rien d’admirable, m’empressé-je de préciser. Je veux dire. . . C’est tout à fait normal pour moi de venir en aide à ceux qui en ont besoin. C'est la norme, sur Gaïa.
- Que ce soit bien clair. . . dit-il en avançant encore, me contraignant à reculer jusqu'à sentir la porte contre mon dos.
Il passe le bout de ses doigts sur la tresse partant de ma tempe pour s’enrouler en un chignon en bas de mon crâne, puis se penche sur moi afin de me susurrer à l’oreille :
- Je dois être le seul homme qui compte pour vous.
Les battements de mon coeur redoublent d'intensité et mes joues s’enflamment lorsque je sens son souffle chaud sur ma peau, mais je parviens à lui répondre, malgré le frisson qui m'envahit :
- J’ai beau ne pas reconnaître notre prétendue union, je ne suis pas ce genre de personnes. Par ailleurs, j’ai réfléchi et, moi non plus, je ne veux plus qu'on se dispute. J’aimerais. . . qu'on trouve un terrain d'entente. Ça peut sembler difficile, au vu de toutes nos différences et de notre opposition sur bien des sujets, mais. . . On peut au moins essayer, dis-je en croisant son regard avec un petit sourire empli d’espoir.
Il recule de quelques pas, puis cligne des yeux, comme s'il avait du mal à les croire, mais il finit par répondre :
- Oui. On pourrait essayer. . .
- Bien, voilà ce que je vous propose : je vous promets de me comporter comme vos usages l’exigent, à condition que Judith ne soit pas punie, puisqu'elle ne vous désignait pas avec ses mots, et que plus aucun de vos esclaves ne soit abandonné à son sort ou mal nourri. Sommes-nous d'accord ?
- Tss ! Pour que vous ne respectez pas une fois de plus votre parole ? rétorque-t-il en croisant les bras.
- Je me suis précipitée, l'autre fois, admetté-je en baissant la tête, parce que des vies étaient en jeu et aussi, parce que. . . Je pensais que votre promesse n'avait aucune valeur pour vous. . . Mais je suis trompée, reconnaissé-je en plongeant mon regard dans le sien. Je vous ai mal jugé, sur ce coup, je l’admets. Maintenant que je sais que vous n'êtes pas du genre à rompre votre propre parole, je tiendrai aussi la mienne. Je vous le promets.
Forlwey me fixe pendant de longues secondes avec incrédulité, puis un sourire satisfait étire ses lèvres, tandis qu'il me répond :
- Leur sort dépend de vous. . .
Un sourire de pure joie illumine mon visage, tandis que je m'exclame, en joignant les mains sur ma poitrine :
- Merci ! Merci de me donner cette chance !
Il me fixe avec stupéfaction, visiblement déstabilisé par ma réaction, puis finit par détourner le regard et déclarer, d'un ton qui se veut neutre, en reportant son attention sur les papiers empilés sur son bureau :
- Je devrais vous apprendre à gérer le domaine. . .
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