Une étrange rencontre
Elle est entrée dans mon bureau sans même que je m'en aperçoive. Sans un bruit, comme dans un souffle. Est-ce l'infime vibration de l'air qui m'a fait relever la tête ? L'instant d'avant, j'étais seule à me creuser la tête sur ce satané discours, et là, elle est là. Juste là. Assise dans le petit salon où j'ai coutume de recevoir mes rendez-vous importants. Assise dans mon fauteuil !
Elle me fixe, ses yeux sont si grands qu'ils paraissent démesurés, un peu comme ces personnages de dessins animés japonais. Mais peut-être est-ce sa coupe de cheveux et son maquillage outrancier qui accentuent cette impression. Enfin, de cheveux, il n'est point question. Elle a la tête rasée, plus un poil su's caillou comme dirait Charlotte. Son crâne est orné d'avant en arrière d'une large bande de ... maquillage ? On dirait plutôt une peinture épaisse, presque grossière. Une ligne rouge carmin de plusieurs centimètres de large, qui prend naissance dans sa nuque - pour ce que je peux en apercevoir - et qui vient mourir au milieu de son front, un peu à la manière d'une coupe "iroquois". Le khol qui recouvre ses paupières file et vient mourir haut sur ses tempes, en s'éloignant de la large ligne rouge. L'effet est saisissant, on dirait qu'on lui a tracé une flèche sur le crâne. C'est très réussi. Elle porte deux immenses boucles d'oreille, deux fins anneaux métalliques si grands qu'on pourrait y passer le poing.
Elle est toute jeune. Dix-huit ans peut-être, pas plus de vingt en tous cas. Et d'une beauté à couper le souffle. Pas très grande, fine mais joliment musclée. Et accoutrée comme ... comme quoi au fait ? C'est quoi cet harnachement ? Des lanières de cuir et de peau, renforcées ça et là de plaques de métal. On dirait une armure. Mais avec un tel décolleté, avec son nombril et ses fesses à l'air, elle ne protège pas grand chose, son armure .
C'est là que je comprends. Une cosplayeuse ! Il y a justement cette convention à Tour & Taxis ! Mais c'est ce weekend il me semble, et on est jeudi. Et puis qu'est-ce qu'elle fout dans mon bureau ?
— Vous êtes... ?
Silence. Elle me fixe de ses grands yeux.
J'attrape mon téléphone. Il faut que j'appelle la sécurité.
— Tu sais qui je suis, lance-t-elle.
— Pardon ?
— Tu sais qui je suis.
— Heu ... la seule chose que je sais de vous, c'est que vous m'avez l'air de sortir tout droit d'une foire. Comment êtes vous entrée ?
Impossible que la sécurité l'aie laissée passer ainsi.
— Par la porte nord.
— Vous êtes donc forcément tombée sur la sécurité !
— Il y a avait deux gens d'armes au corps de garde. Deux baguenauds (1), soit dit en passant. J'ai du leur laisser mon sabre pour pouvoir passer.
— Et ils vous ont laissé entrer comme ça ? Je n'en crois pas un mot !
— Pourtant, quand je leur ai annoncé être la Capitaine de la Garde personnelle de Layna de Neixtador, ils se sont montrés bien courtois et m'ont ouvert grand l'huis.
C'est une caméra cachée. Elle parle comme dans Les Visiteurs.
— Qui ... qui êtes-vous ?
— Je suis ta fille. Et tu l'as su dès que tu m'as vue.
Putain, le délire ...
— Foutaises. Je n'ai qu'une fille, et là, elle est en cours.
L'amazone s'étend dans mon fauteuil, se délectant de son moelleux, ou probablement juste pour me signifier que la conversation ne fait que commencer. Pour sûr, c'est une lectrice un peu bargeot qui a découvert qui j'étais, où je bossais, et qui se fait un trip cosplay. Pourtant, ça ne me rassure pas, j'ai vu ce film, Misery, où la fan d'un écrivain à succès pète les plombs et lui fait vivre un enfer. Mais je ne suis pas une auteure à succès ! Juste une scribouillarde qui s'essaie à l'écriture sur scribay, enfin, l'Atelier des Auteurs. C'est flippant. Putain de réseaux sociaux. Je me reprends.
— D'accord. Vous m'avez trouvée sur SCRADA, et je ne sais pas par quel moyen, vous êtes remontée ici, jusqu'à moi. Et ... heu ... vous me jouez le rôle de Fille, l'héroïne de mon roman.
— Tu n'as pas compris. Je suis Fille. Tu me ballotes dans cette histoire de bout en bout, à la recherche de mes origines. Foutaises ! Toi, tu sais qui est ma mère ! C'est toi !
Elle s'est redressée sur le fauteuil, pointe sur moi un doigt accusateur. Son ton s'est fait cassant, son regard est dur.
— Nous savons toutes les deux que c'est impossible. Fille est un personnage imaginaire. Une suite de un et de zéro perdue quelque part dans un serveur. Une chimère cybernétique.
— Menteuse !
Elle s'est levée d'un bond et d'un autre, a sauté accroupie sur mon bureau. Elle est grave furax, je dois y aller mollo. Je reprends d'une voix douce.
— Bon, admettons que vous soyiez Fille. Commencez donc par me dire d'où vous venez.
— Mais tu sais très bien d'où je viens ! fait-elle, agacée.
— Je ... répétez-le moi, c'est difficile pour moi aussi.
— Mais de ton cerveau, évidemment.
On tourne en rond. Ce n'est pas qu'une cosplayeuse, cette nana est folle. Complètement folle.
— Ça nous sommes d'accord. Mais vous ... heu ... tu n'as personne à part ça ? Pas de maison ? Pas de parents ? Pas de petit ami ?
Elle s'assied sur le rebord du bureau, si près que je sens son odeur. Un parfum un peu suave, mêlé à une très légère effluve de transpiration. Ce n'est pas désagréable. Animal.
A chacun de ses mouvements, sa musculature fine mais dessinée à l'extrême joue sous sa peau. On dirait une championne de fitness. Elle est exactement comme dans mon imagination. Ce dernier constat me glace le sang.
— Tu ne me crois pas, fait-elle, déçue.
Je ne réponds rien. Elle reprend.
— Tu as tué mes parents. Tu m'as fait subir un viol alors que j'étais encore une enfant. Tu as failli me faire tuer lors de ce stupide tournoi. Tu ... tu m'as volé l'homme que j'aimais.
Les larmes lui montent aux yeux.
— Tu m'as jetée dans une relation à sens unique avec Layna qui n'a que faire de mon affection, tu m'as...
— Des centaines de lecteurs savent tout ça. Ça ne prouve rien.
Elle me lance un regard mauvais. Approche son visage du mien, si près que je sens son soufle sur ma joue.
— Tu rêves de me faire endurer les pires tourments. Tiens, tu as même songé à me faire arracher un bras ou à le broyer dans une meule.
Je blémis. Comment peut-elle savoir ça ? Ah mais si !
— J'ai parlé de cette éventualité avec un ou deux scribayeurs. Ca n'apparaît pas dans l'histoire, mais j'en ai parlé !
Elle aurait eu vent de ça via Sergent, ou par Roro ? C'est tellement improbable, mais il y a forcément une explication.
Elle se redresse. Ses yeux se perdent dans le vague, elle reprend, d'une voix étrangement calme.
— Tu as envisagé de me faire assassiner le Légat au milieu d'une coucherie. Ou était-ce Layna qui le poignardait en plein coeur en le chevauchant alors que j'étais assise cuisses grandes ouvertes sur le visage de son amant ? Pour ensuite m'accuser du meurtre. Tu as aussi pensé me faire tomber enceinte de lui et faire capturer le bébé par sa concubine qui m'aurait eue ainsi à son absolue merci. Tu m'as imaginée en maîtresse du Commandeur des Armées de l'Ouest, tu as voulu me faire coucher avec son aide de camp. Je continue ?
Ce n'est pas elle qui est folle ... c'est moi.
Je nage en plein délire. Je n'ai jamais parlé de ça a quiconque. Je n'ai même jamais mis ces scènes par écrit, ni sur un clavier, ni su un bout de papier. Mais oui, tout ça m'a un jour ou l'autre traversé l'esprit.
— Tu ne dis rien ?
— Je ... je ... que veux-tu ?
Elle bondit sur ses pieds, comme un félin, se penche vers moi par dessus mon bureau, les mains bien à plat sur le sous-main.
— Je veux reprendre le contrôle de ma vie ! Et je veux vivre ! Vivre ! Ca fait trois mois que tu me laisses dépérir ! Tu m'as envoyée dans le nord, tu m'as fait courir nue dans la neige par un froid polaire, tu m'as ...
— C'était un rêve. Un rêve que je t'ai fait faire, tu n'as pas vraiment couru nue dans ...
— Je sais ! s'écrie-t-elle. C'est juste que ... tu ne peux pas me faire endurer tout ça et me laisser tomber ainsi ! Ça fait des semaines que tu n'as plus écrit une ligne !
Un ange passe. Elle s'affale, résignée.
— Si tu ne te reprends pas, je vais ... je vais mourir. Je vais disparaître. Je n'existerai plus, ni pour Layna, ni pour Tabor, mon Père, ni pour tes lecteurs.
Elle ajoute, les larmes aux yeux :
— Ni pour toi ...
Je baisse la tête, groggy sous l'avalanche de reproches. Quand je croise à nouveau son regard, c'est un mélange d'inquiétude et d'espérance que j'y lis. Comme une supplique.
— Tu ... tu peux faire ça pour moi ? fait-elle.
La gorge nouée, je ne trouve rien d'autre à faire que d'opiner du chef. J'ai envie de lui dire tant de choses, mais les mots ne parviennent pas à sortir.
Elle sourit.
— Ah et oui, vas-y mollo. Tu y vas fort avec mon petit coeur. De temps en temps, un petit signe de Layna pour me faire au moins croire que je ne suis pas que son bras armé ou un jouet coquin, ce serait ... comment dites-vous ici ? Ce serait "top", oui, ce serait "top". Ou "cool". Ou alors trouve-moi un beau damoiseau, mais pas un coureur hein !
— Je ... je vais essayer.
— Je sais.
— Tu sais ?
— Oui bien sûr. Je lis dans tes pensées. Je sais que tu me dis la vérité.
Elle se lève. Mon Dieu qu'elle est belle. J'ai envie de lui dire combien elle compte pour moi. Envie de lui dire que ...
— Faut qu'j'y aille. Je commence déjà à parler comme toi. J'espère qu'ils n'ont pas abîmé mon sabre, en bas.
— Attends, je ...
Mais déjà, elle ouvre la porte et dans un soufle, elle disparaît, croisant Alain, du service de la Com'.
— Attends, je ...
Paf ! Le frontal avec Alain.
— Julie ! Ça va ? Désolé j'ai vu la porte ouverte.
— La jeune fille ! Rattrape-la.
— Hein ? Mais qui donc ?
— La jeune fille, celle qui vient de te passer sous le nez ! fais-je, paniquée.
— La jeune fille ? Heu ... Julie, tu est sûre que ça va ? Tu m'as l'air un peu surmenée. Je me suis permis d'entrer en t'entendant parler toute seule.
(1) Baguenaud : niais
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