Tu comprendras

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Six heures du matin, mon réveil sonne. Mais je ne dors pas. En fait, je n'ai pas dormi de la nuit.
Je dormirai bien assez et bien assez tôt. C'est le dernier jour de ma vie.

Kahill entre en trombe dans ma chambre et hésite un instant devant mon lit vide. Dès qu'il me voit à mon bureau, il se jette dans mes bras en rigolant.

- Bon annif, Sivan !!
- Merci p'tit singe.

Kahill fronce les sourcils et prend un air vexé. J'esquisse un sourire. C'est que du haut de ses 7 ans, mon petit frère a parfois l'air si sérieux.

- Je ne suis PAS un singe, dit-il en tirant la langue. Et toi, ben toi....
Il cherche l'insulte suprême qui me clouera le bec.
- Ben toi.. t'es VIEUX ! Ouais même que t'as 18 ans aujourd'hui alors t'es VIEUUX !

Toute joie me quitte en l'espace d'une seconde. Si seulement il savait. A quel point je me SENS vieux. Ma vie est d'ores et déjà derrière moi, il me reste tout au plus quelques heures aujourd'hui. Si j'ai de la chance.

Kahill a senti mon changement d'humeur. C'est qu'il est doué mon petit frère. Je suis si fier de lui, et un peu jaloux aussi. De ses talents que je n'ai jamais eus, de toutes ces années qu'il a devant lui. Son visage s'assombrit au fil de mes pensées. Afin de détourner son attention, je déforme mon visage en une grimace grotesque. Kahill porte sa main à sa bouche et pouffe de rire.

- Là c'est toi qui a l'air d'un singe, dit-il en sautant sur mon lit.
Je me lève de mon siège, mets mes mains sur mes hanches et me donne l'air fâché d'un méchant de dessins animés.
- Cooommeent ?!? J'aii l'aiir d'uun siiinge ? Mwaaa?

Kahill se roule de rire sur mon lit et je respire, rasséréné. Aussi doué que soit le don d'empathie de mon petit frère, il n'a que 7 ans et la capacité de concentration d'un poisson rouge. Mieux vaut continuer à discuter de tout et de rien.

- Les parents sont levés ?
- Bah non, qu'est-ce que tu crois ? C'est congé, ils vont essayer de roupiller un max.

Je lui envoie un clin d'oeil complice.
- Ben alors ? Qu'est-ce que tu attends pour aller les réveiller ? C'est ton job de leur pourrir leur grass' mat'.

Son petit visage rond se fend d'un immense sourire espiègle.
- Okidac ! J'm'en vais faire du ramdam, tu vas voir ça !
- J'espère bien l'entendre en tout cas.

Je l'arrête alors qu'il est sur le point de sortir de ma chambre. Je m'étais pourtant promis de ne pas sombrer dans la mièvrerie mais je n'arrive pas à m'en empêcher.
- Kahill attend ... Je t'aime, p'tit frère ! Tu le sais, hein...
Il s'arrête et me regarde, un sourcil levé. Il comprend que je suis très sérieux, il ne sait pas bien pourquoi mais il le sait néanmoins. Il se rapproche, se serre contre moi et me répond :
- Moi aussi, je t'aime, Sivan. Mais tu sais là j'ai pas le temps, je dois réveiller Papa et Maman.
Et il sort de ma chambre en tirant la langue.

Je m'installe à nouveau à mon bureau. Je vérifie tout ce que j'ai fait cette nuit. Une lettre d'explication, d'adieu pour les parents, pour la famille, pour les amis. Une lettre pour chacun, sauf pour Kahill. Alors je m'y mets.

"Mon p'tit singe,

Tu viens de sortir de ma chambre pour aller réveiller les parents. Je l'entends, ton ramdam. Maman est en train de gémir qu'à cause de toi elle ne peut jamais dormir pendant les congés. Quand à Papa, tu vas devoir faire mieux pour le sortir de sa narcose.

Je me suis souvent demandé si je devais te dire, te prévenir de ce qui doit arriver aujourd'hui. Mais comment aurais-je pu ? Je n'avais que 8 ans le jour où j'ai eu ma première et unique prémonition. Le jour où j'ai découvert que je disparaîtrais à 18 ans. Comment aurais-je même pu le dire aux parents ? "Papa, Maman, je vais mourir le jour de mon 18ieme anniversaire. Mais je ne sais pas le moment exact ni comment." Quel bien en serait-il sorti ?

J'imagine sans peine la belle vie que je nous aurais faite. Déjà qu'ils stressaient, les pauvres, parce qu'à 8 ans je ne faisais montre d'aucun pouvoir. Ils auraient consulté tous les Psychiks de la ville pour avoir plus d'informations sur ma prédiction. Ils auraient modifié toute leur vie pour tenter de me protéger. Ils auraient passé dix ans dans l'angoisse absolue, dans l'attente de la mort de leur enfant. Peut-être même que tu n'aurais pas vu le jour, tout occupés qu'ils auraient été à tout faire pour me sauver.

Au lieu de cela, et malgré mon absence de don, ils ont pu jouir de ma présence, de nos fous-rires, de mes bêtises d'adolescent. Mon absence de pouvoir leur a même donné le droit d'avoir un second enfant.

Pourtant, ta venue m'a franchement posé un cas de conscience. Je savais que tu serais jeune quand je m'en irais. Devais-je te préparer ? N'était-il pas mieux d'en parler aux parents maintenant qu'ils avaient un autre fils pour les soutenir ? Mais je n'avais pas le coeur à ruiner leur bonheur. Et tu n'étais qu'un bébé, puis un petit garçon, certes doué mais néanmoins candide. Une adorable arsouille totalement dévoué à ton grand frère.

J'avoue aussi que je pensais que quelqu'un finirait par être au courant. L'empathie de Maman, la clairvoyance de Papa. Et pour bien contraster avec ton grand frère, tu as été en avance de près de 2 ans. Dès ta troisième année, tu as commencé à avoir des prémonitions et une empathie si forte, à la limite de la télépathie. Oui je pensais vraiment que l'un d'autre vous, je ne sais pas, entendrait mes pensées ou aurait une vision. Je l'espérais.

Mais ça n'est jamais arrivé. Et le temps passant, j'ai fini par me dire que tout cela devait bien avoir un sens d'une manière où d'une autre. En révélant ma mort, nous n'aurions été concentrés que sur ça. En la gardant secrète, j'ai dû me focaliser sur ce qui me restait à vivre au lieu de m'apitoyer sur ma fin évidente. Et nous en avons profité. Autant que nous avons pu. Mes bonheurs avaient la saveur apaisante de votre ignorance. Comme si, à l'instar de n'importe quel enfant, je me croyais encore immortel.

Sache aussi que je n'ai pas juste baissé les bras et accepté mon sort. J'ai fais des tas de tests médicaux. Pour les parents, je cherchais juste une raison à mon absence de pouvoir. Je n'ai aucune pathologie dégénérative, aucun souffle au coeur, aucune anomalie mortelle. Pas de tumeur rampant sous mon crâne, pas de risque de maladie héréditaire. Les médecins m'ont ausculté de pied en cap. Je suis en parfaite santé, hormis mon absence manifeste de talents psychiques. Ma chambre est parfaitement sécurisée. Les étagères sont totalement arrimées, il n'y a aucun objet lourd ou pointu. Je n'ai pas de tapis où me prendre les pieds. Tu m'as d'ailleurs beaucoup aidé à ce propos. Avoir un enfant en bas-âge dans la maison permet de faire passer auprès des parents pas mal de consignes de sécurité. Ils ont juste cru que le grand frère faisait un excès de zèle. Tu vois même si j'ai voulu profiter de l'instant présent avec vous, je n'en ai pas moins négligé de me préparer. Et faire un maximum pour éviter que ma prémonition ne devienne réalité ou en tout cas pour ne pas la précipiter. Qui sait ...

Je sais, tu penseras qu'à l'approche du grand jour, j'aurais pu vous en parler. Tu es grand maintenant. Tu aurais saisi. Tu comprendras donc que je ne voulais pas d'une dernière journée remplie de mines graves, de larmes ravalées, de faux airs rassurants. Je ne voulais pas d'un dernier anniversaire passé dans l'attente du moment fatidique. Je voulais des rires, un des fameux gâteaux ratés de Maman, des cadeaux à utiliser demain, des promesses et de l'ignorance.

Et tu as raison, p'tit singe, tu es grand. C'est pour ça que je sais que tu comprendras.

Je t'aime,

Ton grand frère. "

Ce n'est pas du Shakespeare mais je n'ai jamais été très doué pour m'exprimer. De toute façon Kahill n'est pas critique littéraire. Il ne sera qu'un gosse en quête de réponses. Je sauvegarde cette lettre avec toutes les autres dans mon assistant personnel. Elles seront distribuées en temps voulu.

Maman s'est levée et passe devant ma porte entrouverte en descendant à la cuisine.

- Je sais que c'est toi qui nous as envoyé Kahill, espèce de fripouille. Allez viens déjeuner. Les pensées moroses sont proscrites aujourd'hui.

Je souris à son passage. Comme d'habitude, elle a fait une petite remarque en rapport avec son pouvoir. C'est un petit rite familial. Quand papa passera, il fera de même.

En effet, juste derrière elle vient le pas trainant et encore endormi de mon père.
- Tu n'auras pas tes cadeaux plus vite parce qu'on s'est levé plus tôt; dit-il en baillant. Pour la peine, tu attendras jusqu'au goûter. Haha ! Allez viens, fils, je prévois une magnifique journée.
- J'arrive, Papa.

Pendant que j'enfile une tenue un peu plus convenable que mon boxer défraichi, Kahill revient dans ma chambre me faire son rapport.
- Mission accomplie, mon capitaine !
- Bien travaillé soldat !

Il s'avance et prend doucement ma main. Soudain, son visage devient grave et triste.
- Sivan... il faut que je te dise quelque chose... J'ai eu une vision et ...

Il n'ose plus affronter mon regard et baisse les yeux. Sa prise se fait étonnamment ferme pour un être si petit et en une fraction de seconde, je réalise qu'il sait. Il sait et il a toujours su. Il met sa main sur mon front. Et je ...

- C'est maintenant. Je suis désolé, Sivan. Je sais que tu comprendras.

J'ai 19 ans. J'ai survécu. Mon pouvoir, comme bridés par la prophétie de ma mort, s'est réveillé depuis qu'elle ne s'est pas réalisée. Je suis clairvoyant comme mon père.

J'ai 21 ans. Je suis meilleur prophète que ne l'a jamais été mon père. J'ai enfin pu prendre ma place dans notre société. Je fais toute ce que je n'avais pas osé rêver faire. Je participe au lycée, je vais à l'université, je tombe amoureux, je m'intègre.

J'ai 25 ans. Je suis approché par notre conseil gouvernant, les Oracles. On n'a pas vu un don aussi puissant que le mien depuis des décennies et jamais chez quelqu'un d'aussi jeune. Les médecins disent que c'est peut-être dû à son apparition tardive.

J'ai 34 ans. Je suis un Oracle, le plus jeune depuis des centaines d'années, peut-être même des millénaires, personne n'en est vraiment sûr. Moi qui étais simplement heureux pour chaque jour de vie, je suis devenu avide de pouvoir, corrompu et arrogant. J'ai la vision la plus effroyable de mon existence. Notre nation dévastée par la guerre.

J'ai 42 ans. Afin de nous éviter l'anéantissement de ma vision, j'ai convaincu le conseil des Oracles de mettre en place une politique beaucoup plus stricte. Nous augmentons les impôts pour produire plus d'armes de défense et de destruction, nous fermons les frontières, limitons les échanges avec les autres nations. J'ai coupé les ponts avec mes parents qui sont en désaccord total avec ma vision des choses.

J'ai 48 ans. Notre planète est ravagée. J'ai déclenché la guerre que je voulais éviter. Par peur de notre pouvoir de destruction grandissant, nos anciens alliés ont fait de même et nous nous sommes mutuellement anéanti. Notre peuple, les Oracles, nos amis, nos familles. Mon père, ma mère, mon épouse et mes deux fils. Tout le monde est mort... Seul reste Kahill, sa main sur mon front, des larmes plein les yeux ... "Tu comprendras"

Sous l'effet du flux d'information, ma tension s'emballe. Un anévrisme, inexistant lors des tests, se rompt sous la pression. En quelques secondes, je sens ma vie s'enfuir et glisser entre les doigts légers de Kahill.

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