La déchirure

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Je me réveille en sursaut, l'obscurité tout autour ne m'aide pas à retrouver mon calme ; et ce n'est qu'après un bout de temps que ma respiration se régularise. Je regarde du côté de ma femme, endormie profondément, de la bave coule de sa bouche entrouverte. Je souris en la voyant ainsi, l'expression enfantine, le visage doux comme un agneau, le mien doit encore revêtir la frayeur que m'a causé ce fâcheux rêve. Ou dois-je dire cet impitoyable cauchemar.

Je voudrais m'enfoncer dans un sommeil profond et réparateur jusqu'à ce que l'heure H arrive, mais je n'y arrive pas. Alors après maintes tentatives vaines de me rendormir, je lâche l'affaire et me contente d'allumer la lampe de chevet qui éclaire ma femme. Ma femme qui partira à l'aube vers une autre nation. J'en tremble à la pensée d'une nouvelle nuit sans elle, de nouveaux jours sans sa compagnie. Que serai-je après elle ? Que deviendrai-je sans elle, sans ses sourires, ses sautes d'humeur qui dorénavant me manqueront ?

Elle a l'air serein comme si la perspective de partir, de quitter son pays pour un autre ne la trouble pas. Je sais que c'est tout à fait le contraire. Sa petite tête doit à présent, même dans un profond sommeil, travailler mille à l'heure. Elle doit souffrir comme moi de ce subite changement auquel chacun de nous, chacun de son côté, doit s'y habituer pour la durée minimum d'un an. Que deviendrons-nous ainsi séparés l'un de l'autre par la Grande Bleu et des dizaine de kilomètres ?

Dehors, un vent fait bouger les arbres, une chouette croasse, des pigeons hululent. Je me sens perdu, à la merci du monde. Je la regarde encore une fois, mais je n'ai pas la force de soutenir l'image de ma femme endormie pour la dernière fois dans notre lit sans flancher, sans sangloter silencieusement. Je pleure déjà l'absence dont je souffrirais dès demain aussitôt son avion prêt à décoller. J'essaie de ne pas produire de bruit en pleurant toutes les larmes de mon corps par crainte de la réveiller. Elle doit bien dormir. Elle est fatiguée tout le temps ces derniers jours, stressée énormément à l'approche de son départ, le commencement d'une nouvelle vie en France, la fin une ancienne vie en Algérie, la patrie ingrate.

Je pense alors à la vie qu'on aurait pu vivre si ces efforts d'études ont été couronnés par la trouvaille d'un job ici. La vie aurait été belle. La vie aurait été simple. On aurait été encore heureux, ensemble, se chamaillant pour un rien, s'aimant pour un tout. On aurait déjà eu un enfant en chemin. On souffrirait pas d'une telle déchirure. Mais on souffre. Le pire est à venir, je le crains. Quel destin ! Quelle tragédie de vivre dans un tel pays, sec, perdu, abyssal, qui ne veut se développer, qui ne le cherche même pas ! Je nous imagine travaillant tous les deux, apportant de l'argent qu'on dépenserait à notre guise, jeunes et pleins de gaiété enfantine. Quel beau tableau ! Quel gâchis !

Elle bouge, ma femme, murmure des paroles dans son sommeil lourd et inextricable, m'appelle doucement puis se tait. J'essuie mes larmes au cas où elle se réveillerait. Je n'ai pas envie qu'elle me voit aussi vulnérable. Elle n'a pas besoin de cela maintenant. Je soupire. Ma tête pèse tellement la migraine est énorme ; mon coeur est gros tellement l'émotion est trop forte. Pourquoi me faire subir un tel abandon ? Je lui en veux. Elle aurait dû rester. Accepter ce sort ? Non. Je chasse ces pensées égoïstes. Non. Elle doit aller. Il est impératif qu'elle s'en aille, qu'elle parte de cette vie qui l'empoisonne à petites doses sans qu'elle ne s'en rende compte. Ici, c'est l'enfer pour elle. Ici, elle va être malheureuse. Elle n'est pas faite pour être femme au foyer, ma femme qui a étudié, ma femme qui a connu le monde, ma femme qui a fréquenté un institut renommé. Non. Son sort ici est scellé. Je ne serai pas son bourreau. Je ne serai pas non plus son sauveur puisque ce n'est qu'à elle de se sauver. Je serai uniquement son point d'ancrage. Je serai son soutien.

Mes yeux se ferment. Aussitôt, les images funèbres de ce cauchemar me reviennent en tête. Je ne crois pouvoir me rendormir après ce que j'ai vu en rêve. Ce que j'ai vu était effrayant, il le serait encore plus pour elle. J'essaie de ne pas y penser. Ce n'est qu'une machination de mon subconscient qui me renvoie mes craintes les plus profondes lorsque je suis le plus vulnérable. J'essaie de me laisser aller à quelques heures de sommeil. Je ne peux pas. Je n'arrive pas à oblitérer son image à elle, agonisant d'angoisse, sur le pas de cette maison floue qu'elle n'a plus les moyens de payer. Où étais-je dans ce décor ? Pourquoi ne lui venais-je pas en aide ? Je la vois encore, silhouette incertaine, maigre comme un clou, les joues auparavant si remplies, attestant de sa bonne santé, à présent creuses et faméliques. Je la vois en perdition totale, étudiante désespérée, âme déchue, esprit errant dans le vide d'un Paris glacial dont les lumières n'arriveraient jamais à éclairer un aussi sombre destin. Je ne peux m'empêcher de la voir.

Non. Impossible. Jamais. Je secoue la tête. Je me confie à Dieu, à la divinité suprême. Je le supplie de lui épargner une telle fin, le supplie de me donner assez de force pour toujours lui venir en aide, le supplie qu'il la préserve du mal. Pourvu qu'il nous vienne en aide dans cette impasse. Pourvu qu'il lui vienne en aide. C'est tout ce que je demande pour le restant de mon existence.

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