Comme une fleur qui fane
Même après tant d'années, le bruit et l'odeur de la pluie demeurent aussi joliment beaux pour les oreilles et l'odorat. On ne peut pas dire autant de mon reflet dans ce petit miroir ovale aux contours tranchants et vifs. Je me souviens de l'avoir acheté à l'insu de ma mère, une éternité en arrière, à un marchand d'arts et fantaisies qui passait par notre quartier, un joli matin de printemps, lorsque j'étais jeune et belle. Je me refaisais une beauté entre deux tâches quotidiennes tandis que ma mère, éternelle sévère et stricte qui m'a néanmoins enseigné l'art de tenir proprement une maison, me hurlait de me dépêcher et cesser mes caprices d'adolescente. J'adorais me mettre du khôl brillant, bleu ou noir, sur mes yeux aux cils sombres et majestueux et promener mon regards dès lors à la fontaine, innocemment, séduisant les hommes et enivrant des coeurs.
La maison est silencieuse. Le feu qui brûle encore dans le kanoun illumine partiellement la silhouette de mon mari, avachi tristement sur notre lit de fortune, la respiration pénible et frémissante. Je me réveille souvent la nuit, comme aujourd'hui, pour regarder les contours de ma maison, le Adaynin qu'a déserté notre bétail vendu y'a bien longtemps de cela, la mezzanine juste en haut, Takana, qui a vu dormir mes enfants, ma bru, et nos cousins venus de loin. Puis je surveille d'un oeil critique mon compagnon de route, veillant sur lui comme veillerait une mère sur un enfant né prématurément, chassant de mes bénédictions silencieuses la mort qui rôde, qui rase chaque nuit ces murs blanchis à l'argile. Et inéluctablement, je reviens à ressasser ces longues années de misère, d'éphémères joies et d'indiscutables chagrins pendant lesquelles, je vis mes enfants naître, partir à l'école, les uns se mariant, les autres partant de l'autre côté de la mer, pour goûter à un autre genre de vie que celui offert par la Kabylie.
Et comme une mère n'oublie jamais jusqu'à même le frémissement inaudible d'un embryon, je me rappelle mon petit Malik mort vingt-quatre heures après sa naissance. Mon petit Malik que j'ai à peine allaité, que j'ai aimé pourtant avec toute la force dont je fus capable, même après des années d'absence. C'était par une journée suffocante de juin, dans les champs, alors que nous cultivions les poivrons, les tomates et les potirons, que je ressentis une douleur fulgurante au ventre. J'étais à mon huitième mois de grossesse et ma belle-mère ne m'a pas pour autant autorisé à rester à la maison. Je me souviens m'être évanouie sous la chaleur, et ayant perdu les eaux, ce fut sous l'ombrage d'un olivier, que je conçus Malik, petite créature à peine vivante qui gémissait et pleurait dans mes bras. Le lendemain, il meurt, dans mes bras. Je n'ai jamais pu aller de l'avant, jamais pu oublier son dernier soupir, son dernier regard sous ses paupières flétries et rougeâtres.
Je vois les larmes couler sur mes joues aux rides profondes, mais je ne les sens plus. Je contemple ce vestige de ce visage juvénile et joli d'autrefois, cette peau à présent noire et calcinée par mes virées quotidiennes dans les champs à cultiver légumes et fruits, ces yeux autrefois si malicieux et brillants assoiffés de vivre et de voir. Mon visage ne ressemble en aucun cas à celui de la jeune fille de vingt ans qui dansait dans les fêtes, en recevant mille et une demandes en mariage et qui les triait astucieusement, heureuse et amusée. Mes cheveux blancs pendent en filamants rares et tristes, dévoilant la peau de mon crâne. Et je ne peux m'empêcher de revoir, par delà des années de souvenirs, ma chevelure noir corbeau, longue et soyeuse, qui dépassait de mon foulard aux reflets dorés, ma mèche que je laissais délibérément libre alors que ma mère me criait que je n'avais pas le droit tant que j'étais encore jeune fille.
J'aurai pu rester jolie, même après mes cinquante ans, mais la vie a été si difficile, les temps si atroces, la Kabylie si pauvre et les montagnes si rudes.
Annotations
Versions