Projet Edgeworth
Le directeur de la future station était tellement fier ! Cette gigantesque construction était bientôt terminée : il se retrouverait d’ici peu à la tête de la plus avancée de toutes les structures spatiales existantes dans le système solaire. Elle pourrait largement concurrencer ses cousines éloignées, situées dans le Nuage d’Oort et baptisées sobrement de Hills-One à Hills-Twelve. Ces dernières permettaient de vivre bien loin du soleil pour une grande quantité d’humains qui ne verrait jamais le soleil autrement que sous la forme d’un petit point au loin. En outre, ces centres spatiaux n’avaient pas la même ambition grandiose de devenir le centre névralgique des échanges commerciaux galactiques, comme c’était le cas de la sienne.
Située à la Ceinture de Kuiper, la sienne servirait de point de passage obligatoire pour les vaisseaux longue distance qui naviguaient depuis le fin fond du système solaire jusqu’aux lunes et planètes intrakuiperiennes. Le projet se nommait Edgeworth, le second nom de cet anneau d’astéroïdes. Son appellation officielle serait dévoilée sous peu, à l’occasion des festivités marquant le démarrage du dernier tiers de sa construction. Un jeu à échelle interplanétaire avait été lancé via les réseaux : il fallait proposer le nom parfait pour baptiser ce fleuron de la technologie humaine. Un dossier explicatif était à fournir, ainsi qu’une somme coquette en guise de frais d’inscription, pour avoir la chance d’être celui qui serait désigné par la Commission d’Appellation. Le désir de laisser son empreinte pour la postérité avait attiré de nombreux candidats. Le directeur espérait vraiment, de son côté, que le choix reflèterait l’aspect extraordinaire de cette mégastation.
Une voix féminine artificielle interrompit ses pensées.
— Monsieur, votre femme est arrivée avec sa sœur. Vous leur avez accordé un créneau de vingt minutes dans votre planning ce matin.
— Merci, Jasmine, faites-les entrer.
Il trouvait le nom de son IA personnelle particulièrement bien choisi : les légers effluves de la fleur du même nom, diffusés à chaque fois qu’elle parlait, le mettaient toujours de bonne humeur.
Il adorait sincèrement sa femme. Il avait toujours eu du mal à lui refuser quoique ce soit, même lorsqu’il s’agissait de rencontrer son abominable sœur. La génétique en avait fait deux créatures totalement opposées : l’une était douce et blonde, l’autre était sèche et brune. On était proche de la caricature tant l’archétype était respecté. Chacune avait pris de son père, ne conservant que peu de traces physiques de leur mère commune. Il savait bien qu’elles venaient toutes deux, car Bhura avait un service à lui demander, et qu’elle savait pertinemment que sa chance d’obtenir une réponse favorable augmenterait si sa sœur intercédait en sa faveur.
Il afficha cependant un sourire en les accueillant, ne serait-ce que parce qu’il trouvait sa femme toujours belle et charmante, même après des années de vie commune.
— Sunahiré, ma chérie, je suis heureux de te voir ici : ta photo sur mon bureau est un bien pâle reflet de ta beauté !
— Vil flatteur que tu es. Mais merci pour cet adorable compliment…
— Bonjour, Adami. On peut s’asseoir ?
Il soupira discrètement en entendant la voix aigrelette de sa belle-sœur, et les invita d’un signe de tête à s’installer dans les sièges qui faisaient face à son bureau. Il resta debout pour sa part, préférant se donner une contenance face aux deux femmes. Il avait maté des responsables coriaces, quel que soit leur genre d’ailleurs, et affichait toujours une confiance en lui qui frisait l’arrogance. Sauf avec ces deux-là. Quoique pour des raisons très différentes, il en était bien conscient.
— Que me vaut votre visite ?
— J’irai droit au but : mon fils a besoin en urgence d’un stage de fin d’étude. Je suis sûre que tu peux avoir quelque chose pour lui à tes côtés. Après tout, tu es son oncle.
— Mon chéri, je sais que tu aimes beaucoup Calaka, tu as toujours dit que tu le trouvais particulièrement vif. Il n’a pas eu de chance, tu sais : celui qui devait le prendre à ses côtés a crashé son aéronef sur le Mont Olympus hier, et a été hospitalisé sur Mars pour au moins un bon mois.
— Le délai est court, Adami. J’en suis consciente. Mais il devait commencer la semaine prochaine, et là, c’est la tuile. Tu peux bien trouver quelque chose pour ton neveu, quand même ?
Il secoua la tête, dépité.
— Vous voulez que je prenne un stagiaire ? Est-ce que vous vous rendez compte du travail que j’ai pour le démarrage de la troisième tranche du chantier ? Celui de la plus grandiose station spatiale jamais réalisée jusque-là ? Sans parler de la cérémonie qui doit avoir lieu dans une dizaine de jours, à laquelle sont conviés des représentants de plusieurs lunes et planètes ? Vous croyez vraiment que je n’ai que ça à faire ?
Sa femme lui adressa un sourire enjôleur dont elle avait le secret, et qui le faisait fondre à chaque fois.
— Mon pauvre amour, je n’ose imaginer, en effet… Mais peut-être que tu pourrais te soulager de certaines tâches mineures grâce à la présence de Calaka, justement ?
Il savait que, de toute façon, il n’aurait pas gain de cause. Il s’écroula dans son fauteuil en velours rouge, symbole de son haut poste, qui lui semblait bien insignifiant sur le moment.
— Bon, Bhura, qu’il se présente lundi à 8 h 30 précise. Je te fais parvenir un badge. Mais il est hors de question que je lui confie des responsabilités : il est intelligent, certes, mais ça reste un ado.
— Parfait, je savais que je pouvais compter sur toi. Je préviens mon fils. Nous aurions dû te demander dès le début, plutôt que de vouloir le confier à ce constructeur martien. Stagiaire auprès du directeur du Projet Edgeworth, c’est quand même plus prestigieux ! Reste qu’il ne pourra pas vivre à la maison pendant son stage vu la distance, je vais devoir vous le confier.
— Merci beaucoup, mon chéri ! Je suis sûre que tu ne le regretteras pas, c’est un bon garçon. Bhura, il est bien sûr le bienvenu dans nos appartements ici même, nous avons une chambre inutilisée.
Adami tapota sur l’écran devant lui pour préparer l’intégration du jeune homme, et envoya d’un geste le document sur le poignet-tablette de sa belle-sœur.
— Voilà. Sur ce, mesdames, je vais vous demander de bien vouloir me laisser. Comme je vous le disais, j’ai énormément de travail. Je te retrouve ce soir chez nous, Sunahiré.
Après les salutations d’usage, elles le laissèrent seul. Qu’allait-il bien pouvoir lui confier ? Ce n’était qu’un enfant ! Il s’était vraiment fait avoir.
***
Calaka était arrivé exactement à l’heure dite. Si sa mère se montrait souvent horripilante, elle savait cependant éduquer ses enfants. Se présentant comme prévu dans le bureau de son oncle, il regardait avec des yeux émerveillés la taille de la pièce, ses décorations, et les visuels artistiques de la mégastation terminée et en activité, accrochés aux murs.
— Bon, ta mère m’a un peu forcé la main, je ne te cache rien. J’ai peu de choses à te confier, malgré le fait que je sois débordé. Tout ce que je gère est bien trop sensible. Mais j’ai réfléchi, et si tu es aussi malin que dans mon souvenir, il y a peut-être un service que tu pourrais me rendre. Je te préviens, ce ne sera pas un stage conventionnel !
— Mon oncle, je suis désolé des circonstances. Mais je te promets de faire tout mon possible pour que ce soit un vrai avantage et non un inconvénient pour toi.
— Bien. Comme tu le sais, la Commission d’Appellation doit statuer sur le nom de cette station dans les prochains jours. Il sera annoncé lors des festivités du troisième tiers à la fin de cette semaine. Or j’ai un discours à faire, et j’aimerai pouvoir l’orienter judicieusement. Pour cela, il me faudrait connaître le nom retenu avant qu’il soit dévoilé.
— Mais tu n’as pas le droit de l’avoir en avant-première en tant que directeur ?
— Non, pour éviter que je sois tenté de corrompre la Commission si je ne l’aime pas, s’il ne trouve pas grâce à mes yeux. Je suis censé le découvrir comme tout le monde, et m’éblouir de son adéquation avec la magnificence de la structure. Les gens qui siègent dans cette assemblée ont voulu conserver leur petit pouvoir jusqu’au bout…
— Ce que tu me demandes est illégal, mon oncle ?
— Non, car si ce n’est pas possible pour toi par des moyens légaux, comme des discussions dans les couloirs, des rapprochements avec des membres de cette Commission, des oreilles qui traînent, des choses de ce genre, tu laisses tomber. Pas de pots-de-vin, pas de promesse, rien de tout cela : je veux que mon mandat reste propre. Ce que je te demande, c’est de le tenter par finesse et malignité. Tu sais que certaines universités sont friandes de ce type d’intelligence, je pourrais t’écrire une lettre confidentielle de recommandation en ce sens. Tu ne voulais pas devenir ambassadeur du Quadrangle de Tharsis, d’ailleurs ?
— Oh, tu t’en souviens ? Cela me touche beaucoup ! Oui, tout à fait ! Je comprends ma mission, et c’est mille fois plus stimulant que si j’étais resté sur Mars. J’essayerai vraiment de ne pas te décevoir, ce serait mieux de réussir pour mon avenir !
— Et pour mon discours aussi. Allez, file !
***
Adami s’arrachait les cheveux. Les soucis avec l’IA de traduction allaient en s’aggravant. Il finissait sa note pour présenter la situation en vue d’un communiqué.
« De nombreux peuples travaillent sur le chantier phénoménal du Projet Edgeworth : pour éviter les problèmes de compréhension, tout le monde est équipé d’un interpréteur. Celui-ci, sous la forme d’une oreillette triangulaire, est couplé à Rose, une IA dédiée exclusivement à cela, qui intègre toutes les langues et tous les dialectes des planètes et des lunes habitées. »
Cela facilitait grandement le travail, et avait fonctionné jusque-là. Mais depuis un ou deux mois, avec la multiplication des techniciens spécialisés et des ouvriers des phases finales, elle cafouillait. Avait-elle trop de personnes à gérer ? Même Adami avait perdu le compte du nombre d’employés qui travaillaient ici depuis maintenant plus de deux ans. Il en arrivait sans cesse au fil des besoins et de l’avancée des travaux, sans parler des familles qui s’installaient sur place dans des logements où la peinture finissait tout juste de sécher. Des commerces avaient ouvert dans certains espaces, certes prévus à cet effet lorsque la station serait en service, mais cela avant même que les finitions soient réalisées.
— Vous savez très bien que moi-même et le Conseil d’Administration tolérons ce genre d’entorses au planning prévu, car cela créée déjà de la vie, des échanges monétaires, et du trafic spatial. Un avant-goût, en somme, et qui fait rêver les investisseurs. Reste que pour que tout ce monde-là s’entende, il fallait absolument qu’ils se comprennent : vous avez intérêt à ce que tout fonctionne.
— Sauf que là, je ne sais pas quoi vous dire, Monsieur le Directeur. L’IA semble en surcharge occasionnellement, mais nous avons beau faire des contrôles, nous avons du mal à identifier les causes logiques qui les génèrent. Mon équipe est dessus en rotation permanente : les pannes surviennent sans déclencheur constaté. Rose elle-même nous a assuré qu’elle allait bien, car son autodiagnostic ne voit même pas les incidents ! C’est à devenir fou.
— Écoutez, nous avons des délégations importantes qui arrivent d’un peu partout dans le système solaire. Ils seront tous là d’ici 48 heures pour les festivités, ce qui signifie qu’ils seront tous, eux aussi, équipés d’interpréteurs. Il faut que votre IA gère le choc, sinon cela nous fera une publicité catastrophique. Vous imaginez si ces gens influents ou riches, voire les deux, se retrouvent dans l’embarras pour discuter entre eux ? Alors que nous leur avons assuré de la puissance de cet outil ? Ce n’est pas acceptable.
— J’en suis bien conscient, Monsieur le Directeur ! Je fais tout mon possible, je vous assure.
— Il vous faut quoi ? Plus de moyens ? Plus d’hommes ? Plus d’espace numérique pour votre IA ?
— Si seulement je le savais… Je pense que plus d’espace disque, déjà, devrait lui permettre de mieux s’étendre pour développer ses interconnexions. Nous allons commencer par ça. Dire que nous ne pouvons même pas retirer les interpréteurs aux ouvriers, car il faut bien qu’ils avancent le boulot…
Adami coupa la communication et demanda à Jasmine d’envoyer les ordres nécessaires pour le déploiement de ces espaces supplémentaires pour l’IA d’interprétariat. Puis il soupira en se massant les tempes. Il ne pouvait tout de même pas continuer à avoir des problèmes avec quelque chose d’aussi bénin, quand tout le reste, bien plus avancé et prodigieux technologiquement parlant, fonctionnait à merveille.
— Monsieur, votre neveu Calaka souhaite vous parler. Dois-je vous transmettre la communication ?
— Ah non ! Ce n’est pas le moment, hein. Surtout si c’est juste pour me dire qu’il avance bien, comme la dernière fois. Dites-lui de m’envoyer plutôt un mail, Jasmine.
— Bien Monsieur.
Il huma les effluves floraux pour se donner du courage. Il avait une délégation importante à aller accueillir d’ici un quart d’heure, en provenance de Triton. Il fallait vraiment que les interpréteurs marchent.
***
Calaka était très excité. Il avait réussi à opérer subtilement, sans jamais faire connaître sa parenté avec le directeur de la station. Tout le monde l’avait rapidement pris pour le stagiaire de l’un d’entre eux, aussi les membres de la Commission ne s’étonnaient-ils jamais de le voir dans leur salle de repos depuis trois jours. Le jeune homme leur servait généralement le café ou le thé avec une attention particulière envers chacun, ayant rapidement repéré qui préférait du sucre, du lait, du soja, ou encore du khada martien dans sa boisson.
Et c’est ainsi, parce qu’ils ne prêtaient pas attention à lui, qu’il put être là au bon moment : celui où ils avaient pris leur décision, et sortaient de leur réunion plénière l’air joyeux et satisfait d’eux-mêmes, papotant à tout va sans faire preuve de discrétion. Il avait ensuite filé ventre à terre vers le bureau de son oncle, dès qu’il avait pu s’absenter sans que cela soit louche. Il avait eu du mal à se retenir de courir, trouvant le gravitascenseur trop lent, et avait évité de justesse de forcer l’entrée sans passer par l’assistante numérique.
— Merci, Jasmine, ce sera bon. Entre, Calaka. Je suis justement en train de travailler sur mon discours. J’ai accueilli la dernière délégation il y a une heure : tout le monde est enfin là pour la grande soirée de demain ! Alors, je t’écoute ?
— Ils ont choisi ! La station sera baptisée Babel-One ! C’est en référence à une appellation antique venant du fond des âges, un monument grandiose du passé.
— Babel-One. C’est bien, ça sonne bien. C’est court et original par rapport aux autres stations. Tu sais ce qui les a décidés ?
— Oui, je l’ai entendu aussi. Le dossier de candidature précise que cela permet, je cite de mémoire, « de relier le chef d’œuvre des hommes dans l’espace à l’histoire de leur planète d’origine, la Terre ». Ils ont été séduits par la formule. Et le « One » est un clin d’œil aux autres stations qui se déclinent par numéro, alors que celle-ci sera unique.
— Je suis d’accord avec eux. Ce sont de bons arguments, en effet. La personne n’aura pas volé sa victoire.
Adami, tout à fait convaincu, appela son IA.
— Jasmine, lance une recherche historique sur « Babel », et donne-moi sans filtre tout ce que tu trouves, même si ce sont des bribes. Il va falloir que je puisse adapter mon discours sans pour autant qu’on puisse deviner que je savais le nom en amont. Plus j’aurais de matière, mieux je pourrais faire cela subtilement.
Il se leva et contourna son bureau, posant une main sur l’épaule de Calaka, d’un geste paternel.
— Merci, mon garçon, c’est du beau travail.
— Merci, mon oncle ! Je suis ravi, et…
Il fut interrompu par une alarme stridente. L’écran de son oncle clignota, indiquant un appel en urgence qui passait outre tous les protocoles de filtrage. Ce dernier se précipita pour recevoir la communication.
— Monsieur, monsieur, c’est une catastrophe ! C’est l’IA des interpréteurs !
— Oui, quoi, elle déraille encore ?
— Non, monsieur, pire. Elle a explosé ! C’est le chaos sur toute la station : plus aucun interpréteur ne fonctionne ! Plus personne ne peut se comprendre !
Pendant ce temps, Jasmine envoya les premiers résultats de sa recherche, sur le mythe de la gigantesque tour par laquelle les hommes voulurent rivaliser avec Dieu. Et où ce dernier, pour les punir, les priva du langage commun qu’ils avaient jusque-là, les dispersant sur la Terre avec une langue différente pour chaque peuple.
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