La solitude du sang
La sensation s’est atténuée. J’en rêve encore, parfois, durant mon sommeil, mais la sensation s’est atténuée. Je la revois, comme je l’ai vue alors, filer vers moi quand tout autour de nous avait cessé de bouger. Jusqu’alors, ma nature n’avait pas été grand-chose de plus qu’une information pour m’aider à vivre, une facilité dans mon quotidien et mes décisions. Et une addiction, bien sûr. Mais au moment où cette balle de revolver a pénétré dans mon crâne, j’ai pris conscience de l’ampleur de mon errance. Car même si mon corps était déjà mort, jamais encore on ne m’avait tué.
Je me souviens encore très bien, même si aujourd’hui l’émotion associée a disparu, de la sensation de dureté, comme une pioche plantée au milieu de mon front, puis le crâne qui cède et ma conscience qui disparaît alors que la balle broie mon cerveau. La douleur avait cessé de m’importuner depuis des mois tant je la ressentais constamment dans mes veines.
Il y a eu une période d’inconscience, un néant total, puis je suis à nouveau revenu ; et face à moi se trouvait Dag. « Juste » Dag. Il était comme moi, mais bien plus âgé. Il m’avait trouvé allongé par terre dans cette ruelle, seul, sale et puant.
Dans quelques mois, cela fera un siècle déjà. Comme pour la vie des mortels, plus elle se prolonge, plus elle passe vite. Moi je suis encore jeune ; je n’ai pas dépassé la longévité humaine possible, ou de peu, et pourtant déjà le monde des hommes change à une telle vitesse… J’ai vu mes domestiques se succéder ; plusieurs tombes encombrent déjà l’arrière de mon domaine. J’ai vu les sociétés évoluer, les gouvernements tomber, l’humanité faire des choix qu’elle regrettait. Mais cela fait longtemps que les affaires des hommes ne m’intéressent plus. J’ai compris que la lutte pour une vie meilleure, pour des valeurs ou des croyances honorables, ne vaut que lorsqu’on est vivant et qu’on a quelque chose à perdre, ou à gagner. Ma race ne partage pas les intérêts des vivants. Toutes ces choses auxquelles je croyais me paraissent désormais tellement lointaines, tellement insignifiantes… Parfois je me prends à imaginer ce que seront les choses dans cent années supplémentaires, ce que je serai moi. Je n’y arrive pas. Je crois que toute capacité à penser l’avenir m’a été enlevé. Aujourd’hui, il n’y a qu’un long tunnel sombre que j’agrémente à ma convenance, chaque année plus que la précédente, pour tenter d’éprouver quelque chose ; alors qu’à chaque instant je sens que le temps arrache un peu plus de ma personne.
Dag me disait que parfois, en allant se reposer un peu, il lui arrivait de laisser s’écouler des décennies avant de ressurgir à nouveau, si personne ne venait le déranger. Quand il m’avait trouvé dans cette ruelle, il découvrait à peine le XXIe siècle. Il est de ceux qui ont tellement vécu que pour eux le monde est une curiosité amusante, un terrain de divertissement entre deux sommeils. Mais le divertissement de nous, êtres de sang, est une chose très différente de celui des hommes. La première difficulté à laquelle doit faire face un nouveau mort est la soif. Constante, inextinguible, intense et si facile à assouvir… Il n’y a qu’à laisser parler l’instinct qui vient avec la transformation. Mais très vite, comme ce fut le cas pour moi, elle accapare l’entièreté de notre existence, et de monstre nous devenons bête, puis sangsue. Une fois ceci maîtrisé, les vrais défis arrivent, car il faut résister à la perte de tout ce qui a fait de nous des humains pendant les années écoulées. Plus de faim, plus même capable de se nourrir autrement que par le sang ; plus de sexe, car plus d’érection, et plus de libido. Plus de sommeil, sinon cet état de veille altérée durant lesquels peuvent nous hanter des rêves de sang, nourris par notre soif, violents et insoutenables. Plus de vie avec ceux que nous connaissions, plus de jours passés sous le soleil, et le temps. Le temps à combler, quand tout ce qui faisait nos journées nous a été enlevé.
Combler ces manques n’est pas chose aisée, et la compensation se fait bien souvent par le sang. Les plus sauvages d’entre nous n’essayent même pas de se leurrer. Mais les plus anciens ont appris à canaliser leurs désirs et à sublimer leurs pulsions. Le temps permet d’apprendre à exister avec cette douleur de chaque instant.
Le désir charnel n’est pourtant pas une chose disparue. La communion des corps et des esprits est une chose qui se produit sous une autre forme. Ce ne fut pas Dag qui me l’apprit, mais Héléna. Elle était belle et éveillait en moi, tandis que je n’avais que quelques décennies d’existence, l’écho d’une attirance qui peu à peu s’étiolait, elle représenta pour moi le symbole d’une existence, d’une vie qui disparaissait sans espoir de sauvetage. J’avais besoin d’une relique, d’un trésor à chérir, d’un signe qu’une telle époque avait existé, avant moi.
Elle fut ma première enfant. Il n’y avait personne pour me dire comment faire ; aucun manuel, aucun exemple, rien dans mon sang ni dans mes gènes. Ma propre naissance s’était faite dans la solitude et l’abandon ; je ne voulais pas que ce soit pareil pour elle. Je la bus, puis la nourris de mon sang, avant d’assister solennellement à son réveil en tant qu’être de sang.
Je n’avais alors que la moitié de mon âge actuel, et j’avais toujours ce malaise, cet inconfort lié à mon apparence physique : comment pouvais-je me considérer comme un mentor, un père spirituel, en ayant, en apparence, son âge ? Bien sûr, j’avais de la vie la connaissance d’un homme de soixante ans, mais même si aucun miroir ne pouvait me renvoyer mon image, je constatais ma peau sans rides, aucun cheveux grisonnant, et une énergie toujours vivace. Pourtant, que ce fut dans ma stature, l’air que j’inspirais, mes paroles ou mon comportement, elle s’adressa toujours à moi avec déférence. Cela doit être, ai-je pensé, quelque chose en rapport avec le lien de sang, un lien indéfectible. Je me rendis compte par la suite qu’il en était effectivement ainsi.
Il se passa peu de temps, après la renaissance de Héléna, avant que je ne cède à mon amour pour elle. C’était la première fois, en tant que vampire, que j’éprouvais une émotion aussi forte à l’égard de quelqu’un, et la pensée qu’une union sexuelle était impossible me torturait le corps et l’esprit. Cependant, alors que nous nous caressions lascivement, embrassant nos corps nus, ma bouche eut soif de son odeur, de sa peau, de son goût. Je fondis sur sa gorge nue et plantai mes dents au plus profond de sa carotide. Je n’avais pas goûté au sang d’une telle créature depuis que j’avais été créé et, tel un trésor des sens redécouvert après des années, qui nous rappelle un éden de notre enfance, j’eus mon premier orgasme en tant que créature morte. Héléna, bien vite, pencha sa tête sur mon cou offert à sa bouche et croqua ma peau à découvert. Nous consumâmes notre union de sang pendant plusieurs minutes, gémissant et atteignant une jouissance jamais éprouvée, même en tant que mortel.
Nous nous écroulâmes, à l’article de la mort, dans les draps tâchés de sang, reprenant notre souffle et souriant à la vie.
Ce fut depuis ce jour que je nourris, aujourd’hui encore, un plaisir de vie qui me soustrait au long sommeil où se réfugient mes semblables. Mais ce plaisir est à chaque seconde plus difficile à atteindre. Dans la nuit d’avant-hier, durant laquelle nous nous perdions en extases dans des folies orgiaques avec de nombreux jeunes hommes et femmes fraîchement créés, notre union ne s’est pas arrêté à temps. Nous sommes restés accolés, pris dans la fièvre de notre jouissance, à boire notre fluide vital plus que de raison. Héléna ne s’est pas interrompue, ni ne m’a interrompu. Dans ma transe, je l’ai vidée. Son corps inerte s’est sensuellement allongé près de moi, comme si elle s’étendait pour exposer sa nudité parfaite, mais sa peau d’albâtre couvrait des veines exsangues, et ses yeux fixés au plafond, où brillait encore le feu de son plaisir, ne bougeaient plus. De ses lèvres coulait des filets de mon propre sang, rouge et chaud. Je me sentais faible ; nous avions trop bu, moi-même il ne me restait que peu de vie. Je me suis étendu à côté de Héléna, regardant le plafond, écoutant les esclaves s’accoupler, obéissant à l’autorité de mon sang qui avait empoisonné leur cerveau, et mes frères et sœurs qui se nourrissaient à volonté sur les sujets mis à disposition. Me laissant bercer par leurs rires et les gémissements agonisants des victimes consentantes, j’ai tenté durant plusieurs longues minutes de me convaincre de son absence, de sa disparition, et de ma solitude. J’ai laissé mon esprit assimiler tout le mal et la souffrance que ce nouvel état m’infligeait.
Encore tremblant, j’ai alors saisi tous les êtres, mortels et immortels, présents dans la grande chambre, puis j’ai bu leur sang jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que des poupées flasques. J’ai alors parcouru les couloirs du manoir et ai consommé les domestiques un par un. Je tentais, me rends-je compte aujourd’hui, de combler cette absence par le sang, de combler le gouffre qui grandissait en moi, inexorablement, et m’attirait vers les ténèbres. Ce gouffre de solitude, que nous ressentons tous dans l’éternité, et que seul les mortels peuvent combler en nous donnant leur vie.
Je ne sais pas quels seront mes prochains pas sur cette route infinie, mais cette nuit je n’ai plus le cœur aux ébats orgiaques, ni à l’ivresse du carnage. Plus tard, il me faudra penser à repeupler mon manoir, à conditionner des domestiques, à m’entourer de compagnons de jeu. Peut-être, un jour, accorder à nouveau une place privilégiée à une créature de sang qui m’offrirait le sentiment que je ne suis pas seul ; que nous pouvons être seuls ensemble, traverser les âges, l’obscurité des nuits noires, et les sommeils éternels.
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