III

19 minutes de lecture

C’est dans la stupeur la plus complète que le jour se lève au lendemain du décès de la Reine. Plus encore que pour Dinas, le peuple était attaché à sa souveraine. La voir partir ainsi, est une déchirure que seul un peuple uni est capable de surmonter. Sa force est capable d’insuffler à la forteresse un nouvel élan, de lui dessiner un nouvel horizon, de nouveaux buts et de nouveaux espoirs.

Périnis, devenu le maître d’arme attitré du fils de Dinas, est aussi le régent de la forteresse en attendant que le dauphin puisse prendre ses fonctions. En lui, subsiste l’intime conviction que le peuple dont il a la charge, saura surmonter cette nouvelle épreuve. En qualité de premier chevalier, il ne peut pas laisser transparaître la foule de sentiments déchirants qui le submergent. Il a besoin d’une énorme volonté et de nerfs à toutes épreuves. Ce sera l’une des premières leçons que l’enfant Gorneval apprendra. Périnis se chargera de lui en inculquer les bases. Sa solitude fera le reste. Dans l’esprit du preux, l’enfant sera le seigneur et maître d’un pays de Lidan restauré. Son image traverse les pans sombres de son imagination débordante. Il rêve déjà de sa silhouette déchirée, traversant les rideaux opaques de la nuit naissante. Le grand chevalier que Lidan demande, est là, non loin de lui. Une épée brillante à la main, il galope le long des falaises abruptes et découpées de La Vallée des Larmes, il jaillit de nulle part et transperce les cœurs perdus de son peuple dévoué. Un prince sans égal, un seigneur incontesté, à l’armure noire et au visage interdit, sans voix ni larme, sans haine et sans amour, sorte de monstre adorable et bienfaisant. Voilà ce qu’attend le preux de son élève. Mais du nourrisson frêle et innocent qu’il tient entre ses bras, au chevalier puissant et inquiétant qu’il imagine pour satisfaire sa soif de vengeance, il y a l’histoire entière d’un homme. Pourtant le chevalier de la couronne croit qu’il est possible de déterminer la destinée de cet enfant, de la façonner comme bon lui semble.

Il regarde son visage poupon avec une attention particulière pour tenter d’y déceler les traits du futur chevalier noir. Il fait glisser ses yeux le long de ses joues roses, de ses lèvres humides qui dessinent un sourire amusé et éclaire son visage. L’enfant est si frais, si pur, qu’il jure avec l’idée qu’il se fait de son chevalier idéal. L’image du cavalier solitaire éclate et disparaît pour un instant.


Pendant ce temps, à quelques lieues seulement de la forteresse, le prince qui est devenu le maître des terres sur lesquelles Dinas est tombé, s’apprête à faire son entrée sur le nouveau territoire de Périnis. Une véritable armée l’entoure, une armée de fantassins aux armures éclatantes, et aux armes dressées. Leurs visages fermés trahissent une concentration parfaite. Leurs intentions sont encore floues. Lidan, aux proies aux doutes après les décès successifs de ses deux souverains, ne saurait affronter un quelconque assaut. La faible troupe de soldats qui accompagnent le prince, suffirait pour mettre la citadelle à genou et forcer le maître des lieux à rendre les armes.

Les fantassins avancent dans un ordre et un silence quasi religieux. La forteresse n’est pas encore en vue, mais des cavaliers en armure, en route pour La Vallée des Larmes, perçoivent l’armée qui se dessine à l’horizon. Aussitôt, ils partent au triple galop en direction du château où se trouvent Périnis et Gorneval. Leurs destriers galopent comme des éclairs, fendant la brume avec une grâce et une agilité hors paire. Ce sont des soldats de Lidan. Ils rejoignaient les terres de leur maître. Interrompus par la vision de ces rangées régulières d’hommes armés, ils font désormais ce qu’ils peuvent pour atteindre la forteresse avant eux. Ils savent pertinemment que la citadelle ne saurait résister à tant d’hommes, mais prévenir Périnis peut lui permettre de se mettre à l’abri et protéger les siens. Le nouveau Roi est un joyau que Lidan ne peut se permettre de perdre. Motivés par tant de raisons évidentes, les deux hommes redoublent de volonté. Ils fouettent les flans de leurs chevaux avec une violence peu coutumière. Les bêtes répondent bien à cette demande toujours croissante et continuent à galoper aussi vite qu’ils le peuvent.

Bondissant du creux des vallées encaissées, glissant le long des pentes verdoyantes des collines, les deux chevaliers filent à la vitesse du vent, portés par l’orgueil et le souci de protéger les leurs. Dans leur course effrénée, ils transpercent bientôt la muraille de brouillard dressée devant leur château. Les gardes voient apparaître deux petits points brillants au cœur de la vallée figée aux pieds de la citadelle fortifiée. Ces deux petits points argentés qui filent comme des étoiles, se présentent rapidement devant le pont-levis. Les gardes, un peu interloqués par tant de précipitation, se doutent du drame qui se joue. Le pont s’abaisse et laisse entrer les deux cavaliers essoufflés et transis de froid.

L’un d’eux parvient à articuler quelques mots pour expliquer la venue prochaine de plusieurs colonnes de soldats sur la forteresse. Le nouveau seigneur de la forteresse, mandé rapidement par ses valets, se précipite auprès de ses deux chevaliers.

“ Combien sont-ils ? ”

“ Plusieurs centaines mon prince ! ”

“ Dans les conditions actuelles, pensez-vous qu’il soit possible d’organiser une défense avec le peu de temps qu’il nous reste ? ”

Le premier cavalier laisse son regard répondre. Ses yeux noirs et confus, trahissent son anxiété. Le doute n’est pas permis pour un chevalier de son rang. Pourtant, la force apparente des fantassins lui fait oublier tous ses principes.

Périnis se remémore immédiatement les instants tragiques du dernier combat de Dinas. Il se rappelle ces colonnes ordonnées, ces hommes acharnés, enragés, ou assoiffés par le sang de leurs adversaires. Ces barbares redoutables fondent désormais sur Lidan. Le serviteur de la couronne s’inquiète surtout pour les vies innocentes de ses concitoyens, sachant très bien qu’il peut fuir à tout instant, Gorneval avec lui et deux ou trois chevaliers de garde. Mais que deviendront toutes ces femmes et tous ces hommes qu’il laisserai en pâture à ces tueurs sanguinaires ?

“ Je crois qu’il est préférable que vous partiez avec l’enfant ! ” Déclare le premier chevalier de retour de La Vallée des Larmes.

Mais Périnis, horrifié, répond à ces propos par un regard foudroyant.

“ Jamais ! ” Rétorque le preux, puis en réfléchissant, il ajoute :

“ Gorneval partira avec Eléonore ainsi que Guènelon et trois de mes meilleurs cavaliers pour mon château. Je resterais ici aussi longtemps que mon peuple aura besoin de moi. ”

“ Votre peuple a besoin de vous vivant. ”

“ Mon peuple anéanti n’aura plus besoin de personne ! ”

“ Alors pourquoi sauver le fils de Dinas ? ”

Périnis qui souhaite tant que le fils de Dinas soit l’outil de sa vengeance, a du mal à répondre à cette question et tarde à parler.

“ Parce qu’il est un souverain de sang et qu’en tant que tel, il doit être mis à l’abri ! ”

La réponse est satisfaisante pour l’entourage du nouveau Prince de Lidan, c’est du moins ce que laisse supposer l’ambiance qui s’installe autour de lui.


Aussitôt la décision prise, la fuite de Gorneval est organisée. Eléonore est prévenue par Guènelon, qui lui-même enrôle trois des meilleurs chevaliers. Les écuyers du Roi s’empressent d’atteler cinq des meilleurs destriers du royaume. Parmi eux, un jeune poulain du nom d’Orphée. Gorneval, par le fait du hasard, se retrouve assis sur ce dernier, accompagné d’Eléonore. Celle-ci, tient l’enfant entre ses bras, emmitouflé dans un large drap sombre, afin de le camoufler. Guènelon part le premier. Derrière lui suivront dans un ordre strictement défini, Eléonore accompagnée d’un garde et suivie par les deux autres soldats. Leur fuite doit se faire le plus rapidement possible. Les chevaux sont immédiatement lancés à vive allure dans la vallée. Leurs corps ne se distinguent bientôt plus de la vague d’émeraude, que dessine la houle sur la colline aux pieds de la forteresse de Lidan.

Depuis les remparts de la citadelle abandonnée par son futur Roi, Périnis regarde l’horizon. Il suit du regard les chevaux s’en aller, mais ne regrette pas un instant sa décision. Désormais, il s’interdit toute fuite. Il n’y a plus d’issue, mais il n’a pas peur car il ne redoute pas la mort. Dinas en aurait fait autant et peut-être que cette intuition lui donne suffisamment de courage pour croire que ne pas s’enfuir est la meilleure des choses à faire. Persuadé qu’un destin régit la vie des Hommes, il a l’impression de remettre sa vie entre les mains de ce dernier. Ce geste hautement symbolique à ses yeux, résume parfaitement son état d’esprit. Depuis la mort d’Ygrène, il ne réalise pas vraiment la responsabilité que représente son nouveau poste. Cette sensation affreuse, le fait douter de son mérite à posséder un droit de vie et de mort sur une citadelle comme celle de Lidan. Prendre la relève de Dinas, supporter le poids de sa comparaison, est une charge dont il ne se sent pas tout à fait digne. Affronter son destin comme il vient de se décider à le faire, est une issue inespérée pour lui. Le hasard, qu’il appelle destin, lui fournira la réponse qu’il attend. Si la vie lui est sauve, c’est que son destin est de régner sur Lidan en maître méritant, sinon, c’est que cette charge ne lui était pas destinée.


La défense s’organise tout de même. Derrière le pont-levis s’installent des rampes de longs épieux de bois, alignés en épis pour rendre le passage sinon impossible voire très dangereux. Les portes de la citadelle sont fermées et les habitants reclus derrière. Le reste des troupes se dispose de manière à ce que la progression soit la plus pénible possible. Périnis pense que l’attaque, sera abandonnée si le nombre de victimes dépasse toute prévision. Le seul moyen qu’il envisage pour que ceci se produise, est d’empêcher la progression ou la rendre si difficile qu’elle en devienne absurde et suicidaire. Le peu de soldats qu’il reste dans l’enceinte de la forteresse, est tout juste suffisant pour opposer une défense organisée à l’assaut qui se rapproche.

Malgré le faible nombre de combattants, chacun s’affaire dans un ordre et une discipline remarquable dans les couloirs de la citadelle. De l’huile chauffe dans de grands récipients le long du guet. Les archers se dispersent pour couvrir le maximum de champ malgré leur faible nombre. Les derniers chevaliers, qui représentent une trentaine d’hommes en armure, s’équipent tout de même et grimpent sur leur destrier. Bientôt, un silence pesant s’installe dans les ruelles de la forteresse. Après l’affairement et son chahut, voilà que Lidan retrouve son calme. Un calme inquiétant, morbide. Le preux enfile sa cape sur lesquelles sont brodées les armes de Dinas. Du haut de son cheval, il attrape son bouclier à damier noir et blanc. Son armure reflète faiblement les minces rayons d’un soleil froid. Les ombres des tourelles se couchent sur lui et les derniers chevaliers de la couronne. Elles font peser sur eux le poids de milliers de vies qui implorent leur grâce. En sentant s’abattre sur sa nuque, le couperet glacial de la décision divine qu’il attend, il fait jaillir Titane de son fourreau. L’épée en voyant le jour, scintille de mille éclats. Son aura extraordinaire donne vie aux illusions, au courage et à l’union d’un groupe d’hommes, qui, malgré la peur qui les ronge, vont se battre. Ils iront, quoi qu’il arrive, jusqu’au bout d’eux-mêmes, dignement, pour sauver les vies de leurs proches et celle de Gorneval.

Le cheval de Périnis s’ébroue bruyamment. Les hommes casqués qu’il sent dans son dos, ne bougent pas. Dehors, de l’autre côté des murailles grises et tristes de la forteresse, se dessine leur destin à tous. Plus rien, plus aucun son, plus aucun mouvement, ne trouble le calme absolu de la citadelle. Loin, imperceptiblement, Périnis croit entendre les coups de sabot d’Orphée qui continue sa folle course vers la liberté. Il pense à Gorneval, à Guènelon et à ses hommes.

– Pourvu que Dieu leur vienne en aide – se dit-il.


Les fantassins progressent aussi lentement qu’ils l’ont fait depuis leur départ. Mais ils s’arrêtent quand ils arrivent en vue des tourelles de Lidan. Un homme en armure dorée prend les devants. Il s’avance jusqu’à une centaine de mètres seulement de la forteresse. De celle-ci ne transpire toujours aucun son, aucun tressaillement. Le guet ne dit rien. Son regard interloqué, reste invariablement rivé à l’impérial chevalier en armure d’or. Le soleil glisse le long de sa cuirasse comme le ferait les larmes de ses malheureux adversaires. Il tient une lance au bout de son bras. Son épée est rangée à sa ceinture. Il s’agit de Gwendal, le seigneur qui revendique les terres de Dinas. Ce tueur barbare, est l’homme que le Roi de Lidan redoutait le plus. Il avait à plusieurs reprises, repoussé ses attaques. Toujours, il en était sorti vainqueur, jusqu’à ce triste jour où le sort à basculé.

Le guet se retourne. Dans les yeux de ce dernier, Périnis comprend à qui il a affaire. Il fait faire un demi-tour à son cheval afin de faire face au reste de la troupe. Avant d’enfiler son heaume argenté aux reflets noirs. Il s’adresse à eux.

“ Mes amis ! L’homme qui est de l’autre coté de ces remparts est celui qui est responsable de la mort de votre Roi ! En son nom j’ai décidé de répondre à l’offense de ses prétentions, par les armes. Il revendique les terres qui vous appartiennent, celles pour lesquelles vous vous êtes déjà battus. Mais aujourd’hui, Dinas ne vous protègera pas. Alors, vous avez encore le droit de fuir. Personne ne vous jugera pour cela ! ”

Les hommes répondent par le silence. Le guet se retourne encore une fois vers son maître. Gwendal demande à ce que ce dernier le reçoive. Le pont-levis s’abaisse, Périnis met en place son heaume et galope au petit trot jusqu’à la limite des douves. Le pont se redresse derrière lui, le laissant totalement seul face à une quelconque agression. Il tient toujours Titane au bout de son bras, essayant de s’imprégner de sa force, de cette beauté maléfique qu’elle dégage et qu’Ygrène avait ressentie. Le seigneur à l’armure d’or s’approche encore un peu plus de lui afin de pouvoir être entendu.

“ Après Dinas et Ygrène, je suis le seul prétendant au règne sur cette citadelle ! Je viens investir les lieux, comme il se doit ! ”

“ Ygrène et Dinas ont un héritier. Il est à ma charge et deviendra bientôt le Roi ”

“ L’enfant est donc né ? ” Maugrée Gwendal.

Périnis comprend à cette réflexion, que l’information de sa naissance, ne s’est pas répandue. Par voie de conséquence, il infère que Gorneval est bien arrivé à son château de La Vallée des Larmes. En regardant le champ de bataille, il craint également que ce château soit le dernier qu’il connaisse, condamné à un éternel exil.

Son ennemi se retourne et fait mine d’aller rejoindre ses guerriers. Mais d’un coup, il retient la bride de sa monture. La bête décrit un demi-tour sur ses postérieures. Gwendal s’avance alors au trot vers son ennemi qui serre de plus en plus fort le manche de son épée. Ses yeux ne quittent pas une seule seconde le bras droit de Gwendal. S’il venait à l’esprit de ce dernier de vouloir l’abattre, il sait qu’il devra mourir pour protéger les siens. L’ouverture du pont-levis pour l’évacuer, serait un risque inconsidéré.

“ Cet enfant n’existe pas, j’en suis persuadé ! ” Sur cette phrase, le Roi s’en va rejoindre les siens au triple galop. Périnis demande à ce qu’on lui descende le plus rapidement possible le pont. Et, au moment où le Prince de Lidan rentre et que la porte se referme, il entend le guet crier :

“ Ils attaquent ! ”

Précipitamment, il bondit sur les coursives, regarde l’horizon et constate, stupéfait, que les fantassins, dans le désordre le plus complet, chargent sur la forteresse. Ils emportent avec eux bon nombre de matériels comme des échelles ou de larges boucliers de fonte. Derrière les remparts, la défense s’active. Les chevaux, sentent le danger approcher et remuent avec insistance. Les archers bandent leurs arcs, les artificiers allument leurs torches et les chevaliers s’alignent, l’arme au poing, derrière la grande porte principale. Quelques instants plus tard, la clameur sauvage des cris féroces de leurs adversaires, se fait entendre. La peur au ventre sans jamais la laisser transparaître, les cavaliers sombres de Lidan, s’apprêtent à l’affrontement. Leurs yeux sont tous dirigés vers les archers qui sont les premiers à pouvoir atteindre les assaillants.

Les fantassins jettent une sorte de pont plat confectionné de planches de bois disparates par-dessus les douves et se lancent à l’assaut de la porte principale. Les archers relâchent les cordes de leurs arcs. Des flèches par dizaine, s’élèvent dans le ciel cotonneux de la vallée. Un sifflement continu les accompagne. Au pied de la citadelle, bon nombre de guerriers tombent sous cette première salve. Mais l’immense majorité ne se laisse pas impressionner. La grande porte du pont-levis est l’objet de toutes les attentions. Un bélier est même amené sur le champ de bataille. Immédiatement, les chaudrons remplis d’huile bouillante, se renversent à l’aplomb des fantassins. Des cris inhumains jaillissent de la masse informe que les soldats de Gwendal forme pour se protéger. Parmi eux, les moins chanceux sont ébouillantés, les plus chanceux sont juste brûlés Des visages boursouflés ou ensanglantés, tentent de surgir de cette mêlée grouillante et gémissante. Mais les gardes jettent à nouveau un chaudron d’huile sur les malheureux soldats qui croyaient pouvoir fuir. Derrière eux, une deuxième colonne de guerriers se lance à l’assaut de la porte principale. Les chaudrons sont vides, ce qui laisse les remparts à la merci du bélier. Les archers, compensent ce vide comme ils peuvent mais la vague d’hommes qui déferlent sur la forteresse, submerge les pauvres gardiens et archers. La porte principale commence à donner des signes de faiblesse. Le bois se craquelle et les gonds en acier se tordent et cèdent lentement. Les archers tentent de viser au plus près de la porte, mais leur angle de vue est trop restreint. Lidan n’a plus aucune défense qui la protège de ses assaillants. Alors, à défaut de pouvoir atteindre les attaquants du pont-levis, les archers visent les hommes en arrière de la troupe. Rapidement, ils se font contrer par des catapultes et des archers venus en renforts et jaillissant du néant de la brume. La citadelle assiégée de toute part, est en passe de se faire happer dans le tourbillon infernal d’une folie destructrice qui motive Gwendal et ses hommes. Ces derniers, portés par une ferveur anarchique et dévastatrice, s’acharnent sur la forteresse, la rage au ventre. Leurs yeux exorbités, les gorges déployées, laissant sortir des cris rauques d’animaux en furie, ils courent et bondissent tels des milliers de démons affamés de chair et de sang.

La porte principale cède un peu plus à chaque retentissement de bélier. Derrière elle, sont postés les derniers chevaliers. Alignés comme les tours de leur citadelle, les regards de plus en plus plongés dans les ténèbres de leurs réflexions, ils attendent leur heure. Périnis les observe. Titane au bout du bras droit et un bouclier noir et blanc, au bras gauche, il s’apprête comme les autres à mourir. L’espoir est faible de sortir vivant de ce combat. Il pense à Gorneval au moment où le premier gond cède sous le poids des coups. Une froide clameur résonne entre les murailles grises et lisses de la forteresse. Les archers sont de moins en moins nombreux, et la défense se réduit à son plus simple effectif. Dernier rempart avant la ville fortifiée et ses habitants innocents, les chevaliers aux armures noires regardant impuissants, le pont-levis rendre les armes. Périnis lève le bras avec lequel il tient son arme. Quand il le baissera, tous s’engageront dans la bataille. Les gonds sont presque tous tombés, les coups redoublent de violence.


L’instant où la porte cède définitivement, est d’une violence inouïe. Les soldats de Gwendal transpercent la porte et font voler en éclats les solides poutres qui la constituaient. Les éclats créent des échardes de plusieurs coudées de long sur lesquels les premiers soldats s’empalent, poussés par ceux qui les suivent. Parmi ceux qui parviennent à franchir la porte déchirée, certain glissent ou trébuchent et se font piétiner sans autre ménagement. C’est donc une troisième vague qui parvient à braver les dangers avant de se présenter face à la rangée de cavaliers en armure. Périnis abaisse le bras, brusquement et sans prévenir. D’un seul homme, tous les cavaliers font jaillir leurs armes de leur fourreau et se jettent en avant. Les chevaux bondissent en hennissant. Les cavaliers, engagent le combat avec la même violence que leurs adversaires. Vont suivre des instants terribles où le sang se mêle au vacarme pour faire perdurer la tragédie de ce combat absurde. Plusieurs fois assailli de trois ou quatre hommes, le régent parvient à dominer sa peur et à mettre en déroute l’adversaire. Les chevaux restent d’applomb malgré le nombre croissant d’attaquants. Peu de chevalier tombent sous les coups répétés des soldats de Gwendal. La résistance est forte et appuyée par les archers qui surplombent la scène. Bientôt, la première vague d’attaque faiblit puis cesse. Les cavaliers, dressés au milieu des cadavres et des mourants, se regardent les uns les autres, sans croire à leur chance d’être encore en vie. Dehors, il reste encore de quoi les affaiblir suffisamment pour les faire céder avant le coucher du soleil. Leur chef tente d’avancer. Mais son premier chevalier, l’homme le plus capé après lui, Isaac, le retient en l’invectivant. Il lui demande de partir et de rejoindre l’enfant qui aura besoin de lui pour grandir en Roi.

“ La vengeance de Gorneval sera de reconquérir Lidan à ses usurpateurs. Vous êtes le seul d’entre nous à pouvoir l’élever en guerrier. Partez ! ”

“ Jamais ! Si je dois mourir, je le ferai avec mon peuple, et sur le champ de bataille, comme un chevalier se doit de le faire. ”

Aux yeux d’Isaac, il est évident que son maître ne considère pas le danger comme il devrait le faire. L’armée de son adversaire représente environ cinq cent hommes armés et entraînés. Dans l’enceinte de la forteresse, il ne reste sans doute guère plus d’une centaine d’hommes aptes à se battre.

“ Maître, la supériorité numérique ne nous donne pas beaucoup d’espoir ! Croyez-moi ! Je fais parti du peuple et je peux vous assurer que les vôtres préféreraient vous savoir en lieu sûr en train de préparer la reconquête de Lidan plutôt que de vous savoir mort au combat avec tous les honneurs possibles. Le peuple n’a que faire de vos exploits. Le peuple attend de vous que vous les protégiez, pas que vous mourriez. S’il vous perdait, il n’y aurait plus personne pour assurer la régence et la l’anarchie s’y installerait ! ”

Périnis, sûr que sa décision est la meilleure, préfère ne pas répondre. Dans sa colère, il franchit le pont-levis et se retrouve de l’autre coté des douves, seul. En face de lui, une armée importante, grossissant à chaque instant de nouveaux arrivants, qui apparaissent comme par enchantement, sortant de derrière les rideaux d’un brouillard manifestement décidé à faire tomber Lidan. En voyant avancer une nouvelle colonne de guerriers, il envisage pour la première fois de rendre les armes afin de pouvoir négocier un arrêt complet des combats et obtenir par là même, l’assurance que son peuple sera épargné. Mais la croyance à son destin le fait renoncer. Il rebrousse chemin et retourne sur la place d’arme à l’intérieur de la forteresse. Il persiste à croire à un destin omnipotent, qui le protège, lui et les siens. De retour parmi son peuple, il constate en plus des corps enchevêtrés de ses adversaires, les armures maculées de sang de ses compagnons, les entailles que les masses ou les épées ont faites sur ces dernières ou encore les blessures qui meurtrissent leur corps. Aveuglé par sa haine et son envie de conserver à jamais le palais, vierge de toute invasion, il choisit définitivement la guerre.

Isaac, blessé à l’épaule par une masse, ressent encore plus vivement la morsure du mal en comprenant que la mort est au bout de l’obstination de son supérieur. Celui-ci reprend son arme et ordonne à ses hommes de se poster devant l’entrée du château afin d’en interdire l’accès. Les hommes en armure, s’exécutent et s’alignent docilement à la limite des douves alors que la colonne de fantassins progresse encore. Le doute gagne cependant le garant de la citadelle qui se refuse à quitter les lieux. Son bras ne tremble pas, son regard reste rivé sur la lente progression des adversaires. Subitement, ces derniers sonnent la charge et traversent en un éclair, le peu d’espace qui les séparaient. Dans la confusion, les cavaliers restent les plus soudés. Leurs armes sont plus meurtrières encore que celles de leurs adversaires. Les valeureux chevaliers luttent âprement pour ne pas sombrer. Ils ont pour eux une farouche volonté et une technique hors paire. Ils contrent si efficacement les hommes de traits que ceux-ci perdent rapidement leurs faibles moyens. Mais la différence d’effectif, comme le jour de la mort de Dinas, marque un point déterminant dans le combat. Les cavaliers sont neutralisés par le nombre oppressant de combattants qui les entourent. Une grande explosion d’énergie gagne le terrain. La rage de tuer envahit les cœurs des plus dignes chevaliers. Le combat tourne à la déroute pour ces derniers. Les uns après les autres, ils tombent de leur destrier et meurent, soit d’un coup d’épée, soit piétinés. Alors, aidé du brouillard, de la confusion et de la violence du combat, Isaac se permet d’infliger à Périnis, un si violent coup de crosse, que le preux s’effondre, inconscient. Promptement, il descend de cheval et soulève le corps de son maître pour le glisser sur la selle de son propre animal. D’un coup sec, il fouette la bête qui, par habitude galope le plus rapidement possible en direction du château de La Vallée des Larmes. – Revenez vite délivrer Lidan ! – se dit Isaac en regardant son fidèle destrier s’échapper avec le corps étourdi du preux. Le combat pour lui se poursuit. Mais une seconde de trêve ne suffit pas pour surmonter l’obstacle qui est le sien désormais.


Après maintes victimes de part et d’autre, après le repli des cavaliers dans la forteresse, Lidan succombera finalement aux assauts de Gwendal. Et, quand l’usurpateur rentre dans l’enceinte fortifiée, il n’y a plus que la mort pour l’entourer. Les cavaliers, désarmés, ont mis pied à terre. Ils sont immédiatement emmenés au donjon. Les portes de la citadelle sont forcées et les soldats du vainqueur s’y engouffrent comme des bêtes immondes, assoiffées de sang. Ils vont piller, tuer et saccager tout l’édifice de la forteresse que Dinas avait mis une vie à façonner. Leur haine barbare les emmènera jusqu’aux limites de l’absurde, là où la raison n’a plus de sens, là où le cruel est courant, où la mort est une issue bien plus supportable que la torture ou l’oppression.

Mais une fois les lieux investis, Lidan devient l’objet de propagande que Gwendal envisageait. La vitrine de son régime, une sorte de cadeau qu’il s’offre pour asseoir une domination qu’il s’efforce de croire totale. Cette citadelle tant convoitée est entre ses mains, mais après la tuerie et les massacres, il se met au travail pour imprimer son identité sur la forteresse. Le faste va s’effacer pour laisser la place à un nouveau château, que Périnis en sécurité ne reconnaîtra pas, mais que Gorneval apprendra à aimer pour pouvoir mieux la délivrer. 

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Gorn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0