I
Le jour commence à reprendre ses droits. Les deux cavaliers de La Vallée des Larmes, arrivent en vue de la forteresse de Lidan. Les vigies rendent compte de leur présence. Tout autour d’eux se dressent encore les derniers rideaux d’une légère brume qui ne saurait les protéger des regards.
“ Je suggère de garder le château de La Vallée des Larmes secret. Quoi qu’il arrive ne parlons pas de Périnis, on ne sait jamais ce qui pourrait ressortir de cette joute. Prenons également des noms d’emprunt. Tu seras le prince Ogrin et moi, ton écuyer sans nom. ”
“ Pourquoi n’aurais-tu pas de nom ? ”
“ Si on pose la question, disons que j’ai été abandonné par mes parents avant qu’ils me baptisent ”
Sur le coup, un rictus déchire le visage du Roi. Puis Gorneval répète son nom – Prince Ogrin – et sourit. Ce nom semble lui plaire. De plus, le fait que son ami l’ait placé au rang de prince, le flatte plus que de mesure. Il enfile son heaume avec distinction et invite Audret à le suivre dans leur dernière course.
Leur galop s’arrête aux abords des douves. Gorneval retire son heaume et affiche son visage d’ange à tous les regards. Il crie qu’il vient pour la joute et le pont-levis s’abaisse, accompagné d’un bruit de chaînes.
Un peu plus tard, les deux hommes sont à l’intérieur. Deux cavaliers en costume d’apparat s’approchent d’eux. Le premier les invite à descendre de cheval puis à le suivre. Il les mène sur une grande place d’arme, sur laquelle une piste de joute est aménagée. Des tribunes jouxtent cette même piste avec, au centre, une loge spéciale qui accueillera Gwendal. Sur la place, qui attendent, une vingtaine de chevaliers en armure de parade accompagnés de leurs écuyers. La richesse de leurs effets, tranche avec la pauvreté évidente de ceux de Gorneval. Il oppose à des cuirasses aux reflets d’or et d’argent, une cuirasse terne et cabossée ; à des heaumes parés des plus belles fourrures, un heaume au ventail rouillé ; à des capes confectionnées dans les plus beaux tissus, une vulgaire cape noire sans armoiries ni décoration. Il présente pourtant suffisamment bien pour briller malgré la pauvreté de son armure. Les chevaliers qui attendent le regardent avec un intérêt malsain.
Le serviteur en habit de parade les invite à rejoindre le groupe de chevaliers luxueusement parés. Les deux chevaliers les rejoignent avec une certaine gêne, qu’ils tentent par tous les moyens de camoufler sous des dehors avantageux. Leur incapacité croissante à se sentir à l’aise, transparaît invariablement. Au moment où ils arrivent au niveau des autres, les questions fusent. Gorneval croit comprendre, au travers de ces questions, l’amusement qu’ont tous ces chevaliers à se railler de sa pauvreté apparente. Un sentiment d’injustice mêlé à une irritation irrépressible, naît au creux de son ventre contracté. Tous les hommes autour de lui se moquent de son apparence. – Comment est-ce possible de se moquer de quelqu’un qui n’a ni richesse ni noblesse ? – la question est évidente pour Gorneval qui commence à regretter sérieusement son voyage à Lidan.
“ Quelles sont vos armoiries ? ”
“ Nous n’en avons pas, notre maître désire rester anonyme ”
De nouveaux rires étouffés sourdent du groupe.
“ Quel est votre nom jeune chevalier ? ”
“ Je suis le prince Ogrin ”
“ Prince ? Mais de quelle contrée êtes vous le prince ? ”
“ D’un village voisin ”
Gorneval perd son sang froid. Les questions deviennent de plus en plus embarrassantes. Pourtant, sa gêne semble amuser son assistance improvisée. Le jeune Roi tente de magnifier sa colère en énergie positive, mais rien n’y fait.
“ Mais de quel village s’agit t-il ? ”
Il essaye de ne pas répondre mais le regard accusateur de ses vis-à-vis, l’oblige à donner une réponse.
“ Un village dont je préfère garder le nom secret. Je ne voudrais d’aucune manière que mes piètres talents de jouteur, ne jette sur ce malheureux village, les foudres de la colère d’aussi respectables chevaliers que vous tous. ”
Les chevaliers, flattés, rient ouvertement. Les compliments de Gorneval arrivent à point nommé. Les seigneurs en habits de parade, cessent pour l’heure de lui poser leurs questions indiscrètes.
Des écuyers parés des mêmes couleurs que celles qui flottent sur les tourelles du château, s’attellent à organiser le festin qui attend les participants. Une immense table attend les convives exceptionnels de cette joute organisée en honneur de sa gracieuse majesté Gwendal.
Celui-ci n’assistant pas au dîner en compagnie des combattants, tous ces derniers s’approchent du gigantesque buffet et commencent à manger. Gorneval, un peu intimidé, reste légèrement à l’écart. Un chevalier à la parure verte et grise le remarque et s’approche de lui.
“ Pourquoi ne mangez-vous pas prince Ogrin ? On ne peut combattre le ventre creux ! ”
Le terme de prince flatte son oreille. Il répond volontiers en essayant de masquer ses mensonges par une assurance surdimensionnée.
“ Avant chaque joute, je préfère rester le ventre vide. C’est la rage de mon ventre vide qui me donne la force de vaincre”
Un sourire amusé se dessine sur les lèvres du chevalier.
“ A quelles joutes avez-vous déjà participé ? Je crois ne jamais vous avoir vu. ”
“ Il s’agissait de joutes somme toute assez méconnues. Celle d’aujourd’hui est la première en dehors de mes terres. ”
“ Alors je vous souhaite réussite et surtout chance pour votre première. Les combats risquent d’être assez inégaux, mais l’expérience qu’ils vous apporteront vous seront d’une grande utilité. ” Le chevalier le salue et s’en va rejoindre ses pairs.
Restent alors Gorneval et son ami, ignorés par le reste de l’assistance. La douleur que cela peut procurer à un chevalier éprouvé comme Audret, le motive de manière inhabituelle.
“ Il faut frapper fort ! ” chuchote t-il à l’oreille de son maître d’un jour.
Dans le regard du jeune dauphin, brille une flamme étonnante. Il semblerait que le feu d’une monumentale envie de vaincre, danse jusque dans ses yeux. Son visage est déformé par une douleur qu’Audret ne saurait exprimer tellement elle lui paraît immense. Il comprend immédiatement que le jeune cavalier de la Vallée des Larmes, est bien décidé à faire tout ce qui est en son pouvoir pour mettre à mal tous ces chevaliers gonflés d’orgueil, poisseux d’un incommensurable égoïsme, imbus de leur propre apparence et reniant toute différence. Cet autre monde lui paraît si différent du sien qu’il a du mal à le comprendre. Mais son esprit n’étant pas encore prisonnier de poncifs éculés, Gorneval s’adapte facilement. Après l’incompréhension, il ne reste plus alors dans son esprit, qu’une immense volonté de prouver sa valeur.
Les poings serrés, les mâchoires contractées, il enfile son heaume terne et s’en va vers les écuries. Audret comprend sa volonté pour la connaître aussi. Il le suit rapidement dans son mouvement, animé d’une jubilation extraordinaire. Il fait tant confiance à son ami, qu’il est persuadé de la victoire. Un sourire explose sur son visage émacié. Quand les deux hommes parviennent à la hauteur des chevaux, le jeune Roi enfourche lestement Orphée, docile et attentif. Il enfile ses gantelets, se passe la braconnière autour de la taille et se saisit de l’épée que lui tend Audret. Il attrape en sortant de l’écurie, une lance mise à disposition par le château. Son serviteur déchire un morceau de sa cape pour le nouer au bout de l’arme à la façon d’un fanion noir. La lance au faucre, il galope prestement jusqu’au bout la piste de joute. Le festin organisé par Gwendal n’est pas encore terminé. Cependant, les chevaliers, tous aussi surpris les uns que les autres, regardent le jeune Ogrin se présenter à eux, en bout de piste. Pour la première fois depuis qu’il est arrivé à Lidan, Gorneval perçoit dans les rires de ses adversaires, un certain malaise. Il fait naître d’autant plus de craintes, qu’il bouscule les règles de la joute traditionnelle.
Le jeune homme possède l’attrait d’une curiosité empreinte d’admiration, même paré d’une armure terne et cabossée. Sa silhouette filiforme, noyée dans la grisaille du jour, le fait ressembler à un fantôme tout droit sorti des enfers. Il rappelle douloureusement aux chevaliers présents que la mort à un charme qu’ils ne connaissent qu’au travers de leurs peurs. Sa lance, pointée vers le ciel, tel un doigt dans l’obscurité, laisse pendre à son corps ténu, un fanion déchiré en guise de parure. Cet étendard de la mort, plane sous l’action d’une douce brise qui coule le long de la piste. Il attire les regards et stimule les imaginations. Le spectre de Dinas flotte sur son armure. Il lui adjoint la force des ténèbres.
Le prince Ogrin ressemble à l’un de ces chevaliers de l’apocalypse, qui jalonnent les contes et les légendes du pays de Lidan. Alors, comme la crainte qu’il fait naître parmi ses adversaires, n’a de cesse de progresser, plusieurs d’entre eux avancent pour défier le jeune Roi et stopper ainsi l’avancée imperturbable des démons qui les rongent. Le premier chevalier à enfourcher son cheval est un chevalier dont la parure rouge, noire et blanche, est du plus bel effet. Il possède un bouclier noir, chose que Gorneval ne possède pas. Dans la panique que cette découverte engendre, il pense étrangement à ses amis. Au travers de son ventail rabaissé, il tente de percevoir les silhouettes de ceux dont il est sûr de pouvoir discerner les visages, si toutefois ils sont présents dans l’assistance. Mais Après avoir balayé plusieurs fois les spectateurs, il préfère conclure qu’Emilie et Wilfried ne sont pas encore arrivés. C’est alors qu’Orphée bondit en avant. Ses jarrets fléchissent. Le cheval se cabre avant de bondir vers sa proie. Le cavalier est surpris par la dextérité de sa monture. Il fait confiance aux éducateurs de son maître d’armes pour lui avoir donné le meilleur enseignement. Tout en y songeant, il abaisse sa lance dans l’axe de son adversaire. Son souffle se raccourcit, ses yeux le piquent et des gouttes de sueur ruissèlent le long de son dos. La distance qui les sépare, diminue rapidement. Gorneval sent sur lui, peser le poids des regards amusés. Sa main droite se raffermie sur son arme, il monte sur les étriers et se penche légèrement en avant. Le dauphin parvient à discerner le regard du chevalier en face de lui au moment de l’impact. Une fulgurante douleur lui parcourt le bras et ses yeux se ferment. Pendant ce très court instant, le jeune Roi croit perdre connaissance. La lance de son ennemi vient de lui percuter l’épaule. Ses yeux s’ouvrent à nouveau. La douleur a déjà presque disparue. Il est encore sur Orphée. Il se retourne vivement et constate que son adversaire est à terre. Il réalise que la victoire lui revient, sans se rappeler avec précision ce qu’il vient de faire pour la mériter.
Il descend alors de sa monture pour aller prendre des nouvelles du vaincu. Des écuyers lui barrent la route et l’empêchent de progresser.
“ Il n’est pas de coutume de rendre visite au perdant, mon prince. ” Lui dit l’un d’entre eux.
Gorneval ne comprend pas vraiment pourquoi on lui interdit cette visite de courtoisie. Il croise alors le regard du chevalier en rouge, noir et blanc. Ses yeux reflètent un sentiment de haine si prononcé que l’explication ne semble plus nécessaire.
Gwendal arrive dans l’estrade. Son apparition fait frémir l’assistance. Au cœur de l’arène improvisée, Gorneval se tient droit à quelques mètres d’un chevalier à terre, visiblement blessé. Il ne dit rien et s’assoit. Il ne l’aperçoit même pas, plongé qu’il est, dans une profonde concentration.
Les pairs du chevalier à terre s’agitent. Leurs chevaux sont harnachés dans la hâte par des écuyers d’une froideur monacale. Les cris de leur maître semblent glisser sur eux, sans jamais les atteindre. Un nouveau cavalier se présente en tête de piste. La lance déjà en place, il attend Gorneval, concentré, prêt à rendre sa justice, celle d’un chevalier trop imbu de lui-même pour prendre le prince Ogrin au sérieux. Sans jamais retirer son heaume, le jeune Roi se penche et ramasse le bouclier du premier vaincu. Il enfourche sa monture avec élégance et rapidité. Il se place à son tour au bout de la piste et lève sa lance. Son souffle se raccourcit à nouveau. La sueur perle sur son front. Ses mains tremblent mais son regard fixe invariablement son adversaire. Sa respiration saccadée, résonne sous son heaume. Le chevalier en face de lui engage la course. Orphée se lance sur la piste à son tour. Lentement, il regarde la lance de son adversaire se baisser. Il estime un point d’impact et projette le sien. Son bras gauche, qui tient le bouclier, ne bouge pas encore. Il sait que tel qu’il est placé, son adversaire à toutes les chances de l’abattre. La course s’accélère. Sa lance pointe l’épaulière gauche du chevalier, juste au-dessus de son bouclier. Il se lève à nouveau et se penche en avant. Au dernier moment, juste avant le choc, il lève son bouclier et modifie imperceptiblement la trajectoire de sa lance. Celle du chevalier percute son boulier, glisse dessus et vient percuter son épaulière. En équilibre, il résiste au choc. Mais le preux tombe, terrassé par un coup de génie de Gorneval qui lui arrache le brassard et l’épaulière puis le désarçonne.
Orphée s’arrête le plus rapidement possible. Ses sabots dérapent sur la terre battue de la piste et manque d’entraîner son cavalier dans sa chute. Il se retourne et voit que le preux est à terre. Il frappe violemment le sol de son gantelet ensanglanté. Son épaule est ouverte. Mais le regard d’Ogrin ne se détourne pas. Il reste figé sur cette blessure. Impassible et immobile, le jeune Roi contemple son œuvre avec un délice malsain qu’il ne se connaît pas. Sa froide détermination ressemble à une farouche volonté de tuer. Gorneval est comme tous ces chevaliers tueurs, instinctivement dressé pour abattre, défier la mort et entraîner tous ceux qui ne s’inclinent pas, avec elle. Dans une armure, il n’est plus lui-même. Il devient le prince Ogrin, celui qui tue, qui ne s’apitoie sur rien ni personne, le chevalier que Périnis lui apprend à devenir, un chevalier sans cœur ni sentiment.
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