I
Périnis et son apprenti passent encore beaucoup de temps à s’entraîner dans leur plaine isolée, malgré les grands progrès effectués. Mais depuis que l’élève a surpassé le maître, leurs affrontements n’ont plus la même efficacité. Le dauphin domine désormais bien trop facilement son maître d’armes pour pouvoir progresser. Les grandes journées passées à battre le fer avec lui, deviennent ennuyeuses. Elles les sont d’autant plus, que l’esprit du futur Roi est monopolisé par le visage de sa belle princesse. Sans vouloir se l’avouer, il s’est laissé aller au plaisir inconnu qui lui brûle la poitrine et enivre ses sens. Il pense que, depuis le nuage où il se trouve, Périnis ne saurait comprendre le bien que lui fait une présence nouvelle comme celle de Cassandre, au milieu de ses pensées noires. Pour cette raison, il ne lui dit rien.
Mais autant le dirigeant du château peut être aveugle en ce qui concerne les pensées de son disciple, autant celle qui l’a élevé, ne saurait rester insensible aux changements du jeune garçon. Tant au point de vue de ses opinions que de son comportement, le jeune homme bouleverse ses habitudes. Eléonore le regarde évoluer et comprend très vite que ce n’est pas l’âge qui le fait changer de la sorte. C’est bel et bien le sentiment auquel les chevaliers comme lui, n’ont pas le droit de succomber : l’Amour. Plus le temps passe, plus la servante en est sûre. Elle discerne ça et là, des indices dans les yeux de son protégé, qui lui fournissent des renseignements bien plus importants que toutes les paroles du monde. Elle sait de plus, pour être bien renseignée, que le jeune Roi quitte assez souvent les mûrs de La Vallée des Larmes et qu’il y revient tardivement. – Quoi de plus naturel à son âge, que de tomber amoureux ? – se dit-elle. Mais la réponse est évidente. Elle ne sait que trop, l’importance que pourrait avoir une liaison du souverain avec une femme qui n’est pas de son rang. C’est ce qu’elle redoute le plus. Or, l’adolescent, ignore son statut de Roi. Mais il n’ignore pas que l’on marie jamais un modeste chevalier à une princesse. C’est pour cette raison que sa préceptrice, se fait plus de soucis que de raison. Elle craint une aventure amoureuse avec une jeune fille plus modeste, ce qui serait une catastrophe en soi. Amouraché de cette dernière, il ne pourrait l’oublier en apprenant son rang et son mariage serait voué à l’échec et au drame. Leur vie à tous les deux, pourrait même être brisée si toutefois les choses ne se passaient pas aussi bien que cela. Eléonore abandonne ses conjectures. Elle ne pourra rien y changer désormais.
Au loin, les deux hommes reviennent à cheval, de leur entraînement quotidien. Périnis porte un sourire franc sur les lèvres et Gorneval semble de bonne humeur. A leur arrivée, Eléonore les accueille.
“ Jeune chevalier, nous ferez vous l’insigne honneur de votre présence pour le dîner ? ”
“ Nous sommes le dix du mois si je ne m’abuse ! Et si c’est le cas, je ne pourrais honorer votre charmante invitation, à mon plus grand regret. Un rendez-vous de la plus grande importance m’attend de l’autre coté de la rivière ! ” Répond t-il avec un à-propos redoutable, en laissant sous-entendre un rendez-vous avec ses amis à leur lieu de rencontre habituel.
Eléonore baisse le visage par dépit. Elle comprend le mensonge qui abonde dans le sens de ses préoccupations. Puis, elle se tourne vers Périnis et le regarde d’un air faussement enjoué.
“ Nous dînerons donc ensemble, preux ! ”
Périnis n’entend rien à ce qui vient de se dérouler sous ses yeux et se laisse enlever par la préceptrice, tout de même bien heureuse que son petit protégé connaisse l’Amour avant de devoir s’en défaire. Elle considère cela comme une sorte de récompense à son travail mais également d’un gage d’équilibre psychologique avant d’affronter les réalités de sa vie future
“ Sachez profiter des merveilleux instants qui vous attendent. La vie ne sera peut-être pas toujours aussi souriante, mon jeune ami ! ” Fait elle en s’éloignant à l’adresse de son fils spirituel.
Le jeune Roi les regarde s’éloigner. Et, c’est au moment où leurs silhouettes s’effacent de son horizon, que ses tremblements reprennent. Des frissons lui courent le long de l’échine et ses divins engourdissements reprennent de plus belle. Cassandre fait un retour fracassant à la surface de ses pensées, lui prouvant par là même, la force de ses sentiments qui l’empêche de penser à autre chose. Il prend à peine le temps de savourer ce nouvel instant de bonheur, qu’il se retourne et courre rejoindre ses quartiers pour y faire une toilette succincte mais nécessaire. Aussitôt fini, il bondit aux écuries, et, vêtu de son armure d’entraînement, à défaut d’un costume d’apparat, il enfourche Orphée. Il disparaît rapidement de l’enceinte sombre de la forteresse. Il se dirige tout d’abord vers son lieu fictif de rendez-vous puis bifurque spontanément en direction de Lidan. Le destrier, plus en forme que jamais avale la distance avec une ardeur peu commune, alors qu’au-dessus de leur tête, s’élève le chaud soleil de l’été. Le zénith est presque atteint quand Gorneval arrive en vue de la citadelle. Les remparts jaillissent de l’horizon avec un élan magnifique et dessinent un nouvel horizon sur fond de ciel bleu. Ses tourelles, ses créneaux, ses douves, tout lui paraît familier, mais il est vrai qu’après être monté ici plusieurs fois, Gorneval considère sa réflexions naturelle.
Cette théorie se confirme lorsque le pont-levis s’abaisse alors qu’il n’a pas même eu besoin de faire le moindre signe ni même de prononcer le moindre mot. Orphée s’engouffre alors dans l’immense forteresse, qui, pour une fois n’inquiète pas le moins du monde le futur Roi. Un sourire traverse d’ailleurs son visage interdit. C’est au même moment que l’un des gardes s’approche de lui et lui demande de le suivre. Gorneval a tout juste le temps de donner la bride de son destrier à un écuyer, avant que le garde ne disparaisse derrière la lourde porte de la citadelle. Il suit son guide au pas de course avec toute la difficulté et le ridicule que cela implique de faire courir un chevalier en armure rouillée et cabossée derrière un valet richement vêtu.
Quelques instants plus tard, les deux hommes arrivent en vue du palais princier de Lidan. Des colonnes d’albâtre soutiennent des balcons ronds aux devants ornés de fers forgés du meilleur goût. Des peintures délicates et aux couleurs pastel, ornent de manière parfaite, les hauts des portes et des fenêtres. Des statues, sculptées dans le marbre, arborent également le petit parc qui s’étale derrière le palais. L’image de ce petit paradis ressemble, de par sa grâce, sa délicatesse et sa fraîcheur, à l’idée que se fait Gorneval de Cassandre. En entrant, c’est comme si le jeune Roi pénétrait dans le sanctuaire caché de ses rêves les plus intimes. Une force inestimable l’investit et la peur de revoir la fille de Gwendal, ne le terrifie plus. Plus il marche, plus la décontraction le gagne. Les pas des deux hommes résonnent mais leur écho est si léger qu’ils ressemblent à un chant, narrant les exploits d’un chevalier triste à la recherche de sa princesse. Le chant annonce son arrivée. Et, c’est au moment où il s’arrête, que les deux hommes se retrouvent face à la seule porte de l’enfilade de pièces, qui n’est pas ouverte. Gorneval comprend alors que sa vie va prendre une tournure nouvelle.
Les deux pendants de la porte, s’ouvrent, le valet disparaît et laisse le jeune visiteur, seul en face d’une immense pièce, au milieu de laquelle se trouve la belle Cassandre. Elle se tient debout, et lui tourne momentanément le dos. Lorsqu’elle se retourne, il peut admirer la splendeur de sa tenue. Elle porte une longue robe blanche et vaporeuse, orné de broderies délicates aux formes pures. Des pans entiers de tissus tombent en cascade depuis ses épaules jusqu’à ses pieds pour former une longue traîne de soie blanche. Elle devient le nuage sur lequel la Reine de ses songes, plane en déesse incontestée.
Un éclair suffit pour estimer toute la beauté de sa Reine. Mais ses yeux s’attardent de plus en plus sur des détails qu’il n’avait encore jamais eu l’occasion de contempler. Chacun d’eux la rendent plus belle encore que dans ses rêves les plus audacieux. Ses grands yeux noisette lui confèrent la splendeur et l’aura d’un ange. Tout autour de son regard, sa peau diaphane irradie de sa lumière, le regard subjugué de Gorneval. Quelques taches de rousseur parsèment ses pommettes et ajoutent à sa beauté juvénile, l’éclat d’une maturité aboutie. Le regard du jeune dauphin courre ensuite sur ses épaules. Des milliers des boucles dorées y glissent comme autant de mèches enflammées. Ses cheveux s’ajoutent à son charme naturel et dessinent tout autour de son visage des rayons de lumière qui éblouissent le pauvre prince Ogrin de leur éclat mordoré. L’émotion le gagne. Ses yeux le piquent mais son bonheur est entier. En ce moment, son vœu le plus cher serait que l’instant dure pour l’éternité. La princesse engage la conversation. Quand les muscles de son visage se mettent en action et que sa bouche traduit par des mots, la musique enchanteresse qui flottait tout autour d’eux, le jeune homme croit qu’il pourrait mourir sur-le-champ, sans pour autant avoir quelque chose à regretter.
“ Comme je suis heureuse que vous ayez pu venir me voir, prince Ogrin ” Sa voix est douce. Elle porte bien, car la distance qui les sépare est presque de quinze pieds. Ses expressions de visage sont harmonieuses et contribuent à mettre en valeur l’extraordinaire finesse de ses traits, tant au repos qu’en mouvement.
Le prince bredouille quelques mots qui s’étouffent entre ses mâchoires tétanisées. Il se racle la gorge discrètement et poursuit, les yeux dans le vague, essayant de ne pas regarder la princesse, de peur de se noyer dans ses yeux.
“ Je ne saurais vous exprimer combien je vous suis obligé de m’accueillir ainsi, en dépit de tous les us et coutumes ”
“ N’y revenons pas je vous prie. Parlons plutôt du but de votre démarche et de votre pli, si mystérieux. ”
Gorneval croit se liquéfier sur place. Ses mains transpirent, sa gorge s’assèche à une vitesse vertigineuse et sous son armure, la chaleur devient insupportable. Son visage rougit à la fois de confusion et de tension.
“ Je…je crois avoir été ridicule dans cette démarche. Peut-être devrais-je partir et vous laisser à des occupations plus sérieuses. ” Maugréé t-il à cette princesse si gracieuse dont il rêve jours et nuits. Pour se donner bonne conscience, il se dit que son rêve le plus cher était de lui parler ; ceci étant fait, plus rien ne le retient ici. Mais les chatouillements reprennent de plus belle au creux de son estomac vide et le retiennent sur le pas de la porte. Derrière lui, Cassandre est muette. Elle le laisse libre du choix le plus difficile à prendre de sa courte existence.
“ Vous pouvez partir si tel est votre souhait. Je n’ai pas autorité pour vous retenir ici, mais sachez que cela me ferais plaisir que vous vous joigniez à nous pour le dîner ”
Une gigantesque onde de chaleur lui parcourt le corps. Un léger tremblement anime ses membres. Il se retourne vivement en empoignant son courage avec une volonté de fer. Il conçoit tout à coup qu’une princesse de son rang, selon les traditions du pays, compromet son statut en invitant un chevalier comme lui. La chose lui paraît donc tout à coup beaucoup plus favorable. Sa tension baisse et son anxiété va de paire.
“ Ce serait un honneur princesse ! ” Parvient-il à articuler.
Le visage de Cassandre s’éclaircit brusquement. Gorneval ose enfin la regarder et trouve à chaque seconde de nouvelles raisons de voir la Reine de ses songes s’incarner en ses traits.
“ J’en suis forte aise. Que cette décision vous honore ! Mais en attendant, voudriez-vous m’accompagner dans les jardins. Il fait si beau et si chaud, qu’il serait dommage de ne pas en profiter, ne trouvez-vous pas prince Ogrin ? ”
Le prince ne saurait la contrarier. Il acquiesce tous deux sortent du boudoir par une petite porte qui se trouve sur la gauche. Deux marches séparent le sol du palais de celui du parc suspendu en terrasse.
Le jeune homme, habitué aux décors spartiates du château de la Vallée des Larmes, ne peut qu’être ébloui par la splendeur des jardins de Lidan. Un petit ruisseau courre au milieu d’un parterre de fleurs et de quelques arbres. Tout est réuni pour faire de ce lieu, un lieu magique et merveilleux. Gorneval reconnaît d’ailleurs en cet endroit, l’image du paradis sur terre. S’il devait exister, sans doute ne serait-il pas très loin de ce pays. Il est d’autant plus charmé par le site, que Cassandre l’accompagne, même si le temps à ses cotés passe plus vite. Cependant, une force invisible le contrarie : le silence qui les entoure est opprimant et gêne le chevalier à tel point qu’il se sent obligé d’entretenir la conversation. L’absence de parole, lui laisse penser que sa compagne s’ennuie. Mais les réflexions qu’il se formule à lui-même, ne trouvent pas de réponse dans son référentiel actuel. Il ne comprend pas pourquoi il se sent si intimidé devant elle. D’autre part, il essaye de réfléchir à la raison pour laquelle cette sensation de “ devoir parler ”, le presse.
Le jeune dauphin parvient tout de même à engager la conversation. Lui-même commence à prendre un plaisir immense à franchir les paliers qui l’emmènent à la lumière de ses réflexions. Plus il franchit de barrières que sa timidité et sa retenue lui interdisaient de franchir, plus sa vision des choses devient nette et plus il se sent libre. Cassandre est pour lui, comme un révélateur de sa personnalité. Elle dévoile à ses propres yeux, des trésors de courage et de bonheur, dont il ne se savait pas capable. Une douce euphorie le gagne. Son âme entière s’emplit d’un bien-être épais, consistant et nourrissant et devient celle d’un véritable chevalier. Elle brille, scintille et éclate au travers de ses yeux. Du plus profond de lui, remonte un sentiment ancestral, inné et qu’il ne sait pas encore nommer. La princesse est là pour l’aider à mettre un nom sur cette étrange sensation.
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