A l’approche de Lidan, Gorneval regarde la citadelle émerger des remparts de la forteresse avec des yeux nouveaux. Son attention se porte rapidement sur les remparts plus sombres du château, jaillissant du cœur de la ville endormie et prolongeant les longs membres de la nuit qui s’étirent en disparaissant sous son épais manteau. Sous sa poitrine comprimée par l’amalgame étrange de l’angoisse et de la joie, il sent son jeune cœur se réveiller et répondre à l’appel de son amour omniprésent. Les chatouillements reprennent de plus belle au creux de son estomac et bientôt, tout engourdi par les bonds de son âme, il se présente devant la porte du royaume fortifié. Les gardes l’observent brièvement. Le gigantesque pont-levis s’abaisse alors et lui permet de rentrer. Orphée, comme guidé par son instinct, se dirige rapidement vers les écuries. Gorneval, pour sa part, avance prudemment vers le palais princier. Il contourne la façade principale et se poste face au balcon, aménagé en jardin dont il se souvient comme étant le théâtre de ses premiers sentiments amoureux.

A l’intérieur il n’y a pas de lumière. Les grandes fenêtres des appartements de la princesse, offrent une vue relativement étroite. Gorneval parvient cependant à sentir la présence enchanteresse de la belle souveraine de ses songes. Les étoiles scintillent encore dans leur écrin de ténèbres et dessinent un halo de lumière argenté tout autour de la forteresse. La fine silhouette de la princesse se dessine derrière la vitre. Son visage est indistinct mais le Roi discerne tout de même son corps. La jeune femme est immobile. Elle l’observe dans une obscurité quasi totale. De son coté, en contrebas du balcon, le visage levé, Gorneval est tout aussi immobile. Le silence est si pesant qu’il en est inquiétant. Le cœur du Roi frappe contre sa poitrine avec une violence inouïe. Un nouveau sentiment l’habite: une peur indicible, insidieuse et permissive qui le ronge et l’anéantit : la peur que la princesse ne sorte pas pour le rejoindre et qu’elle disparaisse dans l’obscurité. Ses yeux la supplient alors de ne pas partir, car en lui, naît un besoin jusqu’ici inconnu : celui de croire que la magie de la princesse lui est indispensable pour survivre à sa douleur.

Son corps se déplace lentement dans les méandres de la nuit. Le Roi ne perd aucun de ses gestes mais peine à suivre distinctement tous ses mouvements. Cependant, il sent qu’elle se déplace vers lui. Ses bras ouvrent la lourde porte vitrée et laisse la douce brise investir ses appartements. Les rideaux de soie blanche s’envolent, portés par les errances de l’atmosphère et se mêlent à l’éclat métallique de la Lune pour faire disparaître les griffes de la nuit du corps de Cassandre. Ses longs cheveux bouclés se meuvent avec légèreté dans la douce brise et dégagent son visage d’ange. Sa pâleur ressort plus particulièrement à la faveur de cette nuit de pleine Lune. Gorneval tremble de la voir si belle, si incroyablement belle, bien plus encore que dans ses plus souvenirs les plus précis. Un sourire anime ses traits, ses fossettes se creusent et des étoiles éclairent son regard. Elle sort de l’ombre en se dirigeant sur la rambarde du balcon. Elle se penche vers Ogrin en souriant silencieusement.

Il voit se dessiner sur fond de ciel noir, la robe légère de la princesse qui accompagne la brise de ses mouvements aériens. Il la trouve plus belle à chaque instant. Les chatouillements qui lui traversent l’estomac refont surface. Il sait désormais comment satisfaire le démon qui le ronge. Mais la distance qui les sépare, lui interdit pour l’instant toute idée de ce genre.

“ Prince Ogrin ! Comme votre présence ici m’est agréable ! ”

Celui-ci entend résonner l’écho de son mensonge qui fait vaciller son immense bonheur. La voix de la princesse de Lidan est faible et ses mots chuchotés se confondent parfois avec le souffle du vent. Ces mots rassurent le prince.

“ Je tiens toujours parole ! ”

“ Croyez bien que cette attention me va droit au cœur. ”

“ Comme cette nuit est belle, n’est-ce pas ? Elle me rappelle notre dernière nuit passée ensemble. ”

“ Voyez comme celle-ci nous sépare ! Ne trouvez-vous pas cela amusant ? ”

“ Non ! Etre si loin de vous alors que je suis si près m’anéantit ! Mon cœur saigne de ne pouvoir vous toucher, vous caresser et sentir sous mes doigts la chaleur de votre peau ! ”

Cassandre n’ajoute rien. Elle sourit d’un air complice comme pour encourager Gorneval à poursuivre.

“ Laissez moi vous rejoindre, pour quelques instants seulement. ”

“ Un Prince ne supplie pas ! ” rétorque t-elle d’un ton si dur qu’il brise l’atmosphère bienheureuse qui les entourait. Les muscles anesthésiés de Gorneval réagissent vivement à cette petite attaque verbale, par un pas en arrière. Comme il ne peut s’excuser, le Roi ne laisse guère de temps au silence pour s’installer.

“ La distance qui nous sépare vous sied t-elle ? ”

“ La distance qui nous sépare saura nous faire apprécier la proximité plus que de raison ! ”

“ Vos paroles me blessent ”

Le sourire de Cassandre est cynique, presque inquiétant. Les dents que la Lune lui dessine au travers de la bouche, ressemblent à celles d’un démon au regard inquisiteur.

“ Je vais m’en aller ” fait le prince Ogrin en imaginant ce qu’il pourrait dire pour tenter de soulever chez la princesse, un quelconque regret. Mais il étouffe ces paroles avant qu’elles ne sortent de sa gorge nouée de chagrin. – Il ne serait pas de bon aloi de laisser paraître ses sentiments de manière trop éclatante – se dit-il.

Il prend une longue respiration silencieuse. L’absence de réponse de la jeune femme ressemble à un encouragement à partir. Il fixe alors son visage avec une amertume insoupçonnable. Au creux de son ventre grossit une sorte de boule invisible et impalpable qui ronge ses entrailles et le fait souffrir. Bien plus qu’une simple douleur physique, elle fait naître en lui, un sentiment déchirant de tristesse. Il ne saurait l’affirmer, mais il ressent dans les paroles de sa bien aimée, les affres du mépris.

Ses pas le mènent alors jusqu’aux écuries. Dans le silence le plus terrible qui soit, celui de l’absence, celui de la peur et de la solitude, Il rejoint son fidèle destrier. Il était venu quérir un peu de réconfort dans les bras de Cassandre. Il repart le cœur anéanti de remords, transpercé de regrets et pétrifié de douleur. Il enfourche Orphée et enfile son heaume aux reflets incertains. Ogrin et son armure rouillée quittent les lieux sans comprendre le comportement de la princesse. Il quitte la forteresse avec la plus grande lenteur, espérant à chaque instant être capable de percevoir dans les recoins de la nuit, la silhouette de sa Belle, prise de remords ou d’entendre sa voix l’appeler. Mais bien entendu, rien de tout cela n’arrive. Son amour remis en cause, son cœur malmené par des sentiments contradictoires, le Roi perd son goût de vivre aussi lentement qu’il approche de la Vallée des Larmes.

Quand la silhouette du château se dessine au travers du brouillard, Gorneval n’est pas sûr de vouloir rejoindre les murs où siégeaient, il n’y a pas encore si longtemps, ses meilleurs souvenirs. Mais bon en mal en, le Roi rejoint ses appartements. Il espérait tant de cette nuit pour l’aider à franchir le pas de ses appréhensions ; peut-être même, espérait-il trouver dans les yeux de Cassandre, une solution à son problème de conscience. Mais il n’a eu en guise de réponse, qu’un vague à l’âme tenace et perturbant qui le rappelle au bon souvenir de ce mensonge infâme sur lequel est basée sa relation avec la princesse. Pour se rassurer, il trouve dans ce mensonge, la raison du malaise de ce soir. Il sait qu’elle ne peut être au courant de son rang véritable, mais imagine une entité lointaine et imperceptible, capable de manipuler les êtres, qui aurait fait en sorte de lui faire payer son mensonge par ce qu’il craignait le plus : perdre Cassandre. Pour lui, l’action est engagée et ne dépend plus de personne, sauf d’un destin affreux et incontrôlable. C’est là le seul moyen qu’il ait trouvé pour alléger sa peine et la transformer en une douleur légitime.

Assis sur son lit, la poitrine encore recouverte de sa cuirasse de métal, le chevalier devenu Roi regarde dans le vide de ses pensées. Il pense à tout ce qu’il n’a pas dit, à tout ce qu’il aurait pu dire et qui aurait peut-être changé les choses. Ce qui fait parti de son passé devient subitement bien plus important que son présent et son avenir réunis ; tout simplement parce qu’un avenir sans la princesse n’est pas envisageable.

Dans ses yeux se reflètent les inspirations lugubres de ses réflexions les plus noires. Les mains jointes il écoute le silence s’imprégner de lui et de son esprit. Le sommeil le gagne mais il se refuse à s’abandonner à lui tant que son cœur continuera de battre aussi fort. Comme pour lutter contre l’envahissement de la déprime, son corps semble vouloir imiter les assauts de son amour terni, mais en vain. Il sombre inexorablement dans une spirale de doute et d’amertume. Cassandre envahit ses songes, plus encore que jamais et repousse chaque instant, les liens qui le retenaient à la réalité.