I
Six jours sont passées avant que Gorneval puisse envisager de retourner au palais. Les flammes de son amour n’ont cessé de grossir au fond de son cœur ; elles n’ont pas abandonné l’idée que Cassandre puisse un jour être sa femme, la Reine du Lidan restauré et reconstruit autour de ses valeurs d’antan. Le Roi, le regard mélancolique levé au ciel, réfléchit à sa vie, à son bonheur et aux instants qu’il va passer auprès de sa princesse adorée.
La Lune monte le long des parois sombres d’une belle nuit chaude et silencieuse. Orphée a été sellé par un écuyer. Il attend docilement son maître au fond des écuries pour ne pas attirer l’attention. De son coté, le Roi, enfile son armure légère dont le prince Ogrin use pour aller quérir chez la princesse, le réconfort et l’attention qu’il apprend lentement à lui donner à son tour. Il enserre autour de lui, la ceinture qui porte Titane et d’un pas assuré, le Roi redevenu modeste prince, s’engage pour aller rejoindre son fidèle destrier.
C’est dans la pénombre que ce dernier enfourche sa monture. La bête s’ébroue et sort dans la fente de lumière qui balafre l’entrée des écuries. Tel un démon bienfaisant, l’animal jaillit du local avec une force phénoménale. La porte du château s’ouvre devant lui et étale La Vallée des larmes sous ses sabots. Orphée transperce le voile de ténèbres pour avaler le long ruban de nuit qui le sépare de Lidan.
C’est sous la poussière d’argent qui dévale les longues pentes du ciel, qu’il arrive sur le sentier de Lidan. Ses murailles se dressent devant lui avec froideur. Le pont-levis s’abaisse et le prince Ogrin s’engouffre promptement dans les entrailles de la forteresse. Le silence s’empare de lui. Il n’hésite pas un seul instant et tout en lâchant la bride d’Orphée, il courre vers la citadelle. Comme dans une infinie litanie, ses gestes se décomposent comme à sa dernière visite. Le Roi à la sensation de faire les mêmes gestes, comme un rituel incessant qu’il connaîtrait depuis toujours.
Au pied des appartements de Cassandre, celui-ci tente d’attirer son attention, comme il en a prit l’habitude, avec de minuscules petits cailloux qu’il lance contre sa vitre. Les projectiles atteignent tous leur objectif, mais la silhouette de la princesse tarde à se dessiner dans l’embrasure de la fenêtre. Gorneval est tenté d’abandonner mais l’idée qu’elle ne l’entende pas, le bouleverse. Comment pourrait-il quitter les lieux en imaginant qu’elle ait pu ne pas l’entendre ? Comment accepter de renoncer alors qu’il est si près d’elle ? Le chevalier regrette de ne pouvoir crier son amour au travers des limbes de la nuit, attirer l’attention de tout le monde, des gardes y compris, pour clamer ses sentiments envers celle qui arrache son être à la médiocrité de tous les autres. Il pivote sur lui-même et décide de s’asseoir à l’abri des regards. Blotti sous la rampe d’escalier principale, recroquevillé sur lui-même, il détache sa cuirasse et décide d’attendre quelques instants. Cependant, le sommeil est lourd, si lourd, si incroyablement difficile à supporter, qu’il y cède plus volontiers que prévu. Bercé par les ineffables intonations de son ambition sentimentale, il ne s’aperçoit de rien lorsqu’il bascule dans l’inconscience.
A son réveil, le soleil a reprit ses droits dans le ciel de la citadelle. Les yeux de Gorneval ont du mal à s’ouvrir. Le sommeil engourdit encore ses membres et ses pensées sont encore noyées dans le brouillard de la nuit. Cependant, le Roi réalise rapidement son erreur. Il se redresse le plus rapidement possible mais constate, à la hauteur du soleil, que la matinée est avancée. Alors qu’il tente de s’enfuir en quittant promptement le dessous des escaliers, un groupe de quatre hommes en armures l’interpellent. Un homme vêtu d’une cape de toile sombre les accompagne. Son visage émacié, laisse transparaître un esprit perfide, ce que ses yeux confirment d’eux-mêmes.
“ Dites-moi jeune homme, que faisiez vous ici ? ”
Le Roi tarde à répondre. Ses paroles se bousculent et il butte à plusieurs reprises sur les mots qu’il tente d’expulser de sa poitrine subitement et incroyablement comprimée de peur.
“ Je me suis assoupi alors que je tentais de rejoindre les écuries. ”
Les quatre chevaliers explosent de concert, d’un rire sardonique et puissant. Les paumes de leur main sur les pommeaux de leurs épées, ils retrouvent leur calme à une vitesse exceptionnelle. L’homme qui est les accompagne, trépigne d’une excitation malsaine.
“ Savez-vous où vous êtes ? ”
“ A Lidan ? ”
“ Vous êtes dans une zone interdite qui est celle des appartements de la princesse de cette cité. ”
Le visage de Gorneval reste impavide. Il regarde d’un œil froid et sûr, l’homme à la cape.
“ Il faisait nuit et il m’a été facile de me perdre. ”
A l’homme inquiétant de parler d’une voix tonitruante.
“ C’est bien lui messieurs ! C’est lui que j’ai vu jeter des cailloux pour attirer l’attention de la princesse. Mais heureusement, elle n’a pas ouvert. Ce mécréant n’aurait pas hésité à la dépouiller de ses richesses. ”
Gorneval n’en croit pas ses oreilles. Toute la nuit, il a été observé sans s’en apercevoir et aujourd’hui, le voilà dans la pire des situations. Il n’aurait osé en imaginer de pire, bercé qu’il était de rêves merveilleux. Une fois de plus, les mots s’étranglent dans sa gorge. Il ne peut répondre à cette accusation fondée. Il tente, en vain, de conserver son sang froid.
“ Qu’avez-vous à ajouter pour votre défense ? ” fait l’un des chevaliers.
“ Je ne saurais répondre d’une telle accusation … je ne comprends pas… ”
L’un des chevaliers dont le visage est le plus fermé, s’approche de lui et s’apprête à se saisir de son arme. Mais au moment précis où la main du chevalier se pose sur le manche de Titane, une voix familière retentit dans la ruelle.
“ Laissez cet homme tranquille ! ”
Gorneval se retourne vivement et cherche du regard qui a bien pu crier de la sorte. La main du chevalier se retire aussitôt de l’épée.
“ Laissez le tranquille ! ”
Gorneval est stupéfait par l’étonnante expansivité de la jeune femme qui crie en courant. Un seul mot parvient à sortir de sa bouche entrouverte : son prénom.
“ Oriane ! ”
“ Connaissez-vous cet homme ? ”
“ Bien sûr que je le connais ! ”
“ Quel est-il ? ” lance le chevalier à l’air le plus sombre.
“ Ceci ne vous regarde pas ! ”
“ Alors il doit nous suivre ! ” maugrée le chevalier en empoignant vivement le bras de Gorneval, tout en l’entraînant avec lui.
“ Attendez ! ” crie littéralement Oriane pour les empêcher de s’en aller.
Les hommes en armure stoppent leur marche. Ils tournent le dos à la servante de Cassandre, restée seule et désemparée, le visage blême au milieu de la ruelle. Ils attendent qu’elle se manifeste. Gorneval sent dans sa poitrine les battements puissants de son cœur attentif. Un seul mot d’Oriane peut suffire à le condamner, comme il peut le sauver. Ses yeux se ferment. Sa respiration devient irrégulière.
“ Si vous êtes des gentilshommes, j’espère que votre curiosité n’ira pas au-delà de la décence ? ”
“ Que voulez-vous dire ? ”
“ Que les règles de bienséance m’obligent à garder le silence sur nos relations ! Me comprenez-vous ? ”
“ Je le crois ” Fait-il sans pour autant relâcher son prisonnier. Il se retourne et s’adresse de nouveau à la servante en plantant cette fois un regard glacial dans celui d’Oriane.
“ Quel est son nom ? ”
“ Il s’agit du Prince Ogrin ”
Cette fois, le chevalier renonce à emmener le Roi avec lui. Il lâche sa victime et se tourne vers l’homme à la cape de toile. Tous les deux échangent des propos que le prince Ogrin ne comprend pas. Il se rapproche d’Oriane et regarde avec elle, les chevaliers s’éloigner.
La jeune femme au visage doux, regarde Gorneval avec des yeux coupables. Le Roi ne comprend pas mais s’interroge sur les motivations de la servante qui l’ont poussé à se compromettre pour lui.
“ Vous n’étiez pas obligée de faire cela ! ”
“ Je sais…mais j’ai pensé qu’après avoir passé la nuit dehors à attendre Cassandre, vous ne méritiez pas d’être arrêté. ”
“ Où est-elle ? ”
“ Partie, en me laissant comme unique consigne de vous prévenir que vous auriez bientôt des nouvelles d’elle par mon intermédiaire. ”
“ Partie ? ” Maugrée Gorneval, les lèvres serrées et la gorge sèche.
“ Quand aurez-vous des nouvelles ? ” Lance t-il d’une voix assurée.
“ Je ne sais pas, elle m’a dit qu’elle vous ferai parvenir une lettre ! ”
“ Mais pourquoi est-elle partie ? ”
“ Je n’en sais pas plus. Croyez bien que je suis navrée pour vous. Les mots me manquent pour exprimer mon désarroi, ma peine et mon chagrin ”
“ Vous ne pouvez comprendre l’anéantissement dans lequel cette nouvelle m’a plongée. ”
Les épaules du Roi s’effondrent subitement comme si le ciel venait de lui tomber dessus. L’horizon vacille autour de lui, le ciel s’obscurcit et la voix d’Oriane devient plus grave, plus lente. Sa perception des choses est corrompue par un élan subit de profond désarroi. Son cœur s’arrête de battre et son regard se trouble. Sa raison de vivre est partie sans le prévenir et c’est là, la plus grande douleur qu’il ait à supporter. Oriane, voyant le prince trembler, chanceler, et manquer de s’effondrer, comprend le colossal retentissement de la nouvelle sur son être. Elle regrette déjà un peu de lui avoir annoncé si froidement la chose. Mais elle ne peut revenir en arrière ; elle tente cependant de le rasséréner en lui promettant des nouvelles rapides et bonnes. Ogrin n’entend rien. Sa chute vertigineuse continue d’ébranler son corps tout entier. Il réalise à chaque instant qui passe sans que son cœur batte, combien son absence peut lui faire mal.
Sa présence était devenue une sorte de bienfait dont il n’avait pas comprit qu’elle serait éphémère. Le bonheur est une chose si fragile ; c’est elle qui le rappelle du fin fond de ses souvenirs pour lui dire combien il est dommage qu’il n’en ait pas plus profité. – Pour rien au monde je ne voudrais avoir de regrets ! – se dit-il pour tenter de calmer sa douleur. Rien n’y fait. – Le pire n’est jamais décevant – ajoute t-il en pensant à cette phrase que Périnis avait l’habitude de lui répéter lorsqu’il était plus jeune. Il s’aperçoit d’ailleurs, au fil de ses pensées que l’espoir de revoir Cassandre est totalement mort en lui.
Oriane se contente de sourire d’un air désabusé qui glace le sang de Gorneval. Il refuse l’invitation qu’elle lui fait de rester à Lidan et repart vers les écuries, avec le visage baigné d’une terrifiante expression de déception. Il grimpe mollement sur Orphée et rejoint La Vallée des larmes sans s’en apercevoir. Son cœur brisé laisse apparaître sur les traits de son visage, les stigmates de son infinie détresse. Ni Périnis, ni même Eléonore ne s’y laisseront trompés. Gorneval, a perdu la petite flamme qui brillait dans son regard.
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