III
Les songes de Gorneval l’emmènent en des lieux qu’il ne connaît pas. Il est conscient de son sommeil. Il arpente les chemins de la forêt, accompagné d’Orphée. Rien n’est susceptible d’attirer son attention si ce n’est qu’il se sent étrangement bien. Il s’aperçoit cependant que l’Orée des ténèbres s’achève sur un étrange plateau au-dessus duquel un ciel noir et sans étoile, règne en maître absolu. Heureux et soulagé de sa découverte, il devient curieux. Ses mouvements, bien qu’opposés à sa volonté, l’emmènent en des lieux étonnants. Au bout de l’immense plateau terne, se trouve un chemin large d’une centaine de pieds et dont la surface ressemble à un amalgame de pierres et de cendres. Ce chemin énigmatique déroule sa plane parfaite jusqu’à une sorte de hameau d’où naissent des centaines de lumières toutes différentes. La beauté des lieux n’est pas évidente. Ils dégagent une constellation de petites lueurs qui déchirent les ténèbres et attire l’attention du chevalier. Les yeux grands ouverts, il laisse le monde extérieur l’imprégner de sa force. Il sent devant lui comme une rage assoupie, une colère égale à celle qui courrait le long des remparts de Lidan, il n’y a pas si longtemps de cela. Elle s’étale comme un monstre hideux et maléfique à ses pieds, tapie dans l’obscurité et l’observe d’un regard attentif. Le chevalier continue de progresser dans la nuit et se dirige vers la route. Il franchit une sorte d’escarpe puis continue sa marche. Les lumières de la ville diaprent sa sombre cuirasse de leurs couleurs et de leur éclat. Les pas d’Orphée résonnent entre les parois abruptes des talus mitoyens. Un léger brouillard se lève et estompe la clarté des lumières. L’armure de Gorneval se ternit comme si le souffle du démon était passé sur elle. La brume l’enlace, l’envahit, maléfique et pernicieuse, elle l’empêche bientôt d’avancer. Sentant le danger peser sur lui, sa main glisse le long de son cuissard et fouille l’obscurité pour tenter d’y trouver le manche de Titane. Mais dans le fourreau, point d’épée. Ses yeux traversent la brume pour attester de cette absence. Une terreur fulgurante le transperce.
C’est sur cette peur que le cavalier chimérique se réveille, en sueur. Orphée n’a pas bougé depuis la veille. La forêt possède toujours autant d’influence sur les émotions du jeune garçon. Lentement, il se redresse et lève la tête. Au-dessus de lui, se dessinent les cimes noyées des plus grands arbres dans une immensité bleu pâle. Le sentier qu’il a emprunté la veille est désormais plus visible. Compte tenu de la position du soleil, il semblerait que ce dernier parte en direction de l’Est. Ceci ne lui donne aucune information véritablement importante mais le fait de se repérer dans cette marée d’opale, est a elle seule, une information rassurante.
Le chevalier noir franchit alors maintes et maintes escarpes, gravit des collines recouvertes par des arbres tous plus beaux et plus grands les uns que les autres ; traverse quelques rus dont les cliquetis lui rappellent celui qui coulait tout près de la forteresse et qu’il entendait la nuit où il a rencontré Cassandre. Il traverse bons nombres de petits passages dont les plantes avides de lumières s’emparent pour proliférer et s’épanouir. Chaque endroit est comme un tableau dans une suite logique qui s’étale sous ses yeux naïfs. L’ennui ne le décourage jamais et il finit par apprivoiser la beauté des lieux, qu’il trouvait maléfique. Les pas de son destrier deviennent par là même comme un compte à rebours, le préparant à sortir de cet endroit. Profitant de cet environnement devenu favorable, le prince Ogrin laisse ses pensées glisser de nouveau vers Cassandre. Son cœur bondit et les chatouillements de son abdomen reprennent de plus belle. Le simple fait de s’imaginer la retrouver, lui inspire des idées et des sensations qu’il croyait avoir oublié. Sa proximité ne fait aucun doute dans ses pensées. Sortir de cette forêt singulière, c’est se rapprocher inexorablement de cette femme qu’il aime, même au travers de souvenirs douloureux. Il gravit les marches invisibles qui l’emmènent jusqu’à l’étoile qui brille et sous laquelle il se bat. Une étoile particulière qui luit d’un éclat saisissant et dont le reflet sur son armure n’a aucun égal. Un sourire de satisfaction se dessine sur ses lèvres. Ses yeux étincellent d’un panache qui n’est pas nouveau mais qui manquait à son regard depuis que la princesse est partie.
Après s’être restauré à l’ombre d’un arbre immense à l’écorce sombre et lisse, le chevalier noir reprend son chemin. Les branches sont toujours aussi envahissantes. Elles ressemblent à des bras ténus qui se jettent sur lui et tentent de l’agripper. Elles glissent sur les plaques de son armure nettoyée et reluisante, en y déposant l’humidité de leurs feuillages fournis. Perlée de milliers de minuscules gouttelettes, la cuirasse du Roi scintille d’un éclat superbe. Elle le protège des rares rayons du soleil en les transformant en des dizaines de pics acérés, se noyant dans le clair-obscur du sous-bois. Parfois, Orphée refuse de progresser tant la végétation se fait pressante. Mais la volonté du cavalier s’imprègne également de sa monture. Celle-ci aussi apprend à outrepasser ses peurs et franchit rapidement tous les obstacles que la nature met sur son passage. Leur vitesse augmente avec l’obscurcissement du ciel. Gorneval tente de rallier sa destination avant la fin de la journée. C’est pour cette raison que durant toute l’après-midi, il force l’allure tant qu’il peut. Son acharnement est encore la raison pour laquelle il ne fera aucune pause ni aucun arrêt durant toute la durée de ce trajet. C’est comme si le jeune homme, malgré une confiance revenue, craignait de retrouver la nuit, de retrouver les ombres de la forêt, ses bruits et ses mystères ; comme s’il avait subitement peur d’affronter le dragon qu’il était pourtant venu combattre.
Ne voyant pas les choses s’arranger, le Roi laisse une certaine crainte s’emparer de ses émotions. Le bout du chemin ne semble pas exister tant la route pour le rejoindre est longue. La monotonie des lieux lui fait craindre le pire. La position du soleil le réconforte un tant soit peu. La nuit commence à s’imprégner des lieux. Elle courre aux pieds des gros arbres, se faufilant entre leurs larges jambes et déposant partout sur son passage, ses traces obscures noyant la forêt dans un bain d’ombres. Orphée, exténué, parvient à rejoindre une sorte de petit dégagement au milieu duquel il s’arrête. Gorneval comprend que son si fidèle destrier accuse le poids des années et qu’il ne serait pas raisonnable de l’obliger à poursuivre sa route. Il reste prostré face aux ténèbres conquérantes et sent en lui, la peur prendre le dessus sur son assurance. Le contact avec Titane est réconfortant. Il dégaine en regardant décliner la lumière ; il ne s’aperçoit pas que la folie le guète. Les ombres qui grandissent, s’étendent tout autour de lui, deviennent des ennemis sauvages et redoutables. Ces dernières s’étirent jusqu’à ses pieds, solidement ancrés sur le sol. Orphée s’ébroue et le fait sursauter. Les bruits de la forêt deviennent de plus en plus nombreux et l’oppressent. Le souverain sent venir le dragon. La bête immonde de ses cauchemars d’enfant, s’approche. Pernicieux, il rode autour de lui, l’observe comme une proie qu’il croit pouvoir dévorer. Les yeux de Gorneval roulent dans ses orbites. Sa tête pivote dans tous les sens, fait grincer son armure et accompagne le souffle du monstre qui se rapproche inexorablement.
Rapidement, il arrive à discerner entre les ombres, la silhouette de son ennemi. Il fait glisser ses yeux le long de ses cuisses puissantes, de son cou au reflet de jade et remarque ses yeux, brillants aussi forts que deux étoiles. Ils semblent le condamner à une mort atroce. C’est en imaginant cette fin, que le garçon, sous le souffle d’une folie destructrice, se jette sur sa cible. Il franchit un mur de branches, fend l’air de la pointe de son arme et poursuit sa course folle. Titane tranche net une dizaine de jeunes pousses qui lui barraient le passage ; elle mutile encore deux ou trois arbres de taille respectable et achève sa route dans le tronc d’un gros chêne recouvert de mousse. La fureur que déclenche cet arrêt impromptu, plonge le Roi dans une colère infernale. Tout en tentant de dégager son arme, il continue d’observer la silhouette mouvante de son ennemi juré. Elle rampe le long des parois de la nuit. Elle fond sur lui avec la vitesse d’un éclair sans lumière. Au moment même où son ombre se dessine sur son armure, le souverain se dégage et reprend possession de son arme. Il reprend alors son combat acharné contre les forces des ténèbres. Son cœur frappe sous sa poitrine comme le marteau contre l’enclume. La lame de son épée continue sa course sans jamais rencontrer autre chose que les ramures des jeunes arbres qui sont sur son passage. Mais rien n’arrête le Roi dans son entêtement maladif. Sa colère prend une forme nouvelle à chaque seconde. Elle l’emmène sur les rivages d’une insatisfaction toute-puissante.
Mais la fatigue le ronge. Son souffle s’épuise et ses forces déclinent. Les ombres sont toujours aussi nombreuses et son regard en est plein. Il tente de poursuivre son combat. Il se jette à la rencontre de ces images qu’il croit être celles du dragon et les traverse comme il traverserait un mur de brouillard. L’évidence ne lui saute pourtant pas aux yeux. Il se retourne et s’imagine que son ennemi, doté de pouvoirs surnaturels a déplacé instantanément son corps d’un endroit à un autre. Il bondit dans la pénombre qu’il traverse de la même manière. Ses bras s’agitent avec toute la furie de l’homme au cœur brisé. Titane rencontre une nouvelle fois le tronc du gros chêne. Les forces du garçon se sont envolées. Il s’écroule de fatigue, haletant, les mâchoires serrées et les mains encore tétanisées sur le manche de son arme. Ses yeux dessinent de grands cercles autour de lui et rencontrent toujours les fantômes hideux de ses chimères qui le regardent. Ils semblent se moquer de lui, de sa folie, de son courage désespéré. Le chevalier noir bondit une dernière fois sur ses jambes et fait face à ses ennemis incertains. Il reprend possession de son arme et la range soigneusement dans son fourreau. Ses yeux tristes décrivent de grands allers et venus dans le territoire qui le fait prisonnier. La lune dessine de superbes figures argentées dans la cime des arbres. Elles se reflètent le long des troncs et font apparaître les corps hideux des ennemis de Gorneval. Au travers de leur image, le jeune homme voit le dragon prendre forme. Il réalise son erreur et tombe à genoux. Ses yeux se ferment derrière son ventail abaissé. Aucune larme ne sourde pourtant de ses paupières closes. Il use de ses dernières forces pour frapper le sol de sa main gantée. Il place en ce poing rageur, toute sa colère, toute sa honte et son découragement pour tenter de les chasser de son corps. En poussant un cri strident il croit pouvoir bouter les images du massacre de Lidan hors de son esprit tiraillé. Il s’aperçoit du contraire.
En se redressant un peu plus tard, penaud, il rejoint sa monture. Il retire son heaume et dégage sa cuirasse. Il dégante ses mains et jette le tout dans sa besace. Il reprend sa marche en direction d’une issue espérée. Le silence l’accompagne, le calme et la sérénité d’un moment unique, lui font croire en des jours meilleurs. Dans sa folie passagère, il a puisé dans ses ressources cachées et en a fait jaillir une force plus grande encore que toutes celles qu’il connaissait jusqu’ici : celle d’une conviction accrue. Ses plus proches amis sont alors avec lui. Périnis et Audret le surveillent. Leurs pensées se joignent et traversent le jeune homme de leur force. Enfin, il comprend des choses qu’il n’aurait sans doute jamais comprises sans cet épisode sur les rives de la folie. Sa conscience prend la voix de son maître d’armes pour édicter ces vérités qu’il s’est cachées et qui apparaissent subitement. Il adresse un bref regard à la seule étoile en laquelle il croit. Elle brille toujours d’un éclat superbe et différent. Son armure se pare de son étincellement argenté. Elle serait terne sans elle, comme il le serait sans l’espoir d’aller quérir ses couleurs jusqu’au ciel.
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