Le temps aidant, les pensées confuses de Gorneval deviennent plus claires. Elles s’estompent ou disparaissent créant un ordre nouveau dans son esprit. Toutes les questions qui le harcelaient trouvent une réponse et soulagent sa conscience de leur poids devenu insupportable. Elles se rangent aussi brutalement qu’une question primordiale surgit des tréfonds de sa mémoire. Telle un spectre terrifiant, elle plane sur lui en le torturant. Esclave de son amour, il ne voulait pas imaginer les conséquences de la mort de Gwendal sur son avenir avec Cassandre. Cependant, en imaginant la vie qu’il trouvera de l’autre coté, il se doit d’envisager enfin, la présence ou non de celle qu’il aime. La réponse à cette question est rapide et d’une clarté phénoménale. Bien qu’il ne soit encore très sûr de ses sensations et de ses conclusions, il ne peut détourner la vérité éclatante. Telle le couperet d’un bourreau assassin, la vérité tranche nette la nuque de son espoir démesuré. La douleur de le voir s’effondrer va de paire avec celle de ne plus pouvoir croire en son amour. La force que lui procurait Cassandre s’efface. Il voit le souvenir qu’il a d’elle s’estomper, se figer et disparaître, noyé entre les bras de la nuit. Le Roi de Lidan n’avait pas réalisé qu’en regardant mourir le prince à l’armure d’or, c’était aussi sa Belle qu’il voyait agoniser.

Le corps de la princesse se substitue ainsi à celui de son père dans les souvenirs troublants du prince Ogrin. Blessée, elle s’effondre, tout en conservant sa beauté parfaite. Elle est habillée comme elle l’était lors de cette nuit merveilleuse qu’ils ont partagée. Quelques pans de sa robe de soie blanche, se collent conte la plane maudite du terrain boueux. Ces pans souillés sont comme autant de bras déchiquetés, jaillissant des entrailles de la terre pour rappeler la princesse à eux ; ils s’agrippent à elle et happent lentement son corps fragile. Cassandre disparaît maladroitement dans un silence religieux. Ses souvenirs perdent la précision dont ils étaient forts. Le visage de la jeune fille se ternit, se fige en un dernier souvenir unique et merveilleux qui brillera à jamais dans ses rêves. Elle transperce la paroi qui sépare la réalité des songes et devient un de ces fantasmes imprécis et magique après lequel on courre toute sa vie durant.

Gwendal décédé, Gorneval préfère ne pas se donner de mauvais espoirs et lutte âprement contre lui-même afin d’accepter qu’il ne puisse plus jamais la revoir. Son dernier espoir serait de croire qu’elle soit née avant lui. Elle deviendrait ainsi une jeune fille comme les autres au-delà de l’Orée des Ténèbres. Une jeune fille qu’il ne saurait d’ailleurs, peut-être pas reconnaître au milieu des autres. Finalement, les choses sont bien ainsi, telles que le voulait visiblement la princesse ; elle qui ne se manifesta jamais plus depuis son départ pour son exil volontaire. A défaut d’être devenue Reine, elle devient un rêve pour lequel son prince éternel se battra corps et âme afin d’en conserver le souvenir. Lui, à défaut de devenir celui qu’elle aime, devient le chevalier noir ; un chevalier mystérieux qui affronta mille dangers, qui réussit à vaincre le dragon des ténèbres et qui sorti vainqueur de la plus effroyable des guerres, celle qu’on livre à soi-même. Il est le chevalier glorieux qui a frôlé l’indéfinissable perfection d’un sentiment improbable. Son bras justicier a fait respecter l’espoir pour qu’il puisse perdurer mais son cœur n’a jamais cessé de battre pour une femme qu’il croyait être un songe sorti de son imaginaire. Aujourd’hui la vérité qui était un mirage devient une utopie qui fut réalité. Il est le chevalier qui est tombé amoureux d’une princesse qui s’est métamorphosée en rêve.