EN ROUTE !
Jusqu'à Patavia, il y avait sept jours de marche.
C'était peu. Il y avait beaucoup à faire. Antranik devait se familiariser avec les grandes lignes de sa fonction et surtout apprivoiser l'autruche. Léopoldus, tout mâle qu'il fût, était comme beaucoup de ses congénères, peureux, craintif, têtu et un peu soupe au lait.
Dans un premier temps, il ne se laissa pas approcher par Antranik. Il est vrai aussi que ce dernier ne chercha pas trop à le faire. En fait, une fois libéré, Antranik ne songea qu'à fausser compagnie à Giboin et à son imbécile d'autruche. Il jugea plus opportun de laisser quelques lieux entre lui et le village, avant d'envisager de filer. Retomber dans les pattes du prévôt eut été fort fâcheux. Celui-ci aurait tout fait pour se venger de sa fuite légale qu'il considérait encore comme indue. De plus, en restant un peu, Antranik aurait le temps de voir s'il y avait quelques biens intéressants à chaparder avant de fausser compagnie à son libérateur.
Le premier jour, Léopoldus marcha devant eux, gardant ses distances, piquant un sprint de temps en temps, sans que Antranik ne puisse se l'expliquer. Giboin le laissait filer puis il se saisissait d'un sifflet et soufflait fortement dedans. Un son désagréable et suraigu en émanait alors, et l'autruche revenait ventre à terre se planter devant eux, droite et immobile, attentive et soumise. Antranik fut un peu surpris. Il mit ça sur le compte de quelque magie et ne s'en formalisa pas plus avant. Léopoldus, regardait alors son maître d'un air étrange. Giboin tirait de sa besace une petite galette composée de graines compressées, et le lançait au volatile qui, d'un coup de bec, l'attrapait en vol et l'engloutissait aussitôt.
Antranik reçut la mission de nourrir Léopoldus. Le premier soir, le volatile terrestre ne se laissa pas approcher. L'autruche préféra jeûner. Antranik, en tant qu'autruchier, avait également pour charge la toilette de l'autruche. Giboin insista sur ce point, c'était important. Il mit dans les mains de son assistant un plumeau et une brosse, et le poussa vers Léopoldus. L'autruche repoussa alors Antranik, caquetant, battant des pattes, donnant des coups de bec. Giboin en fut fort chagrin et renonça à la toilette.
Le lendemain, Giboin annonça qu'on allait changer de méthode et lia Antranik à l'autruche au moyen d'une épaisse et solide corde. Antranik se laissa faire sous le regard ronchon de l'autruche. Elle semblait n'avoir qu'une envie, cogner sur son crâne.
Au début, le volatile resta à distance, gambadant deux bons mètres devant son nouvel autruchier, piquant parfois un sprint à plus de 50 km, trainant alors Antranik sur plusieurs mètres, puis revenant en paradant quérir son biscuit. Maître Giboin rassura Antranik. « C'est normal, il faut qu'il s'habitue à vous. »
Selon la nouvelle méthode, Antranik devait nourrir l'autruche. C'était là, selon Giboin, la meilleure manière qu'elle s'accoutume à lui. Il fallait bien qu'elle mange, et fatalement, elle serait reconnaissante envers la main qui lui donnerait sa nourriture. Pour ce faire, Antranik s'approchait doucement d'elle, la cajolant par des mots doux, des flagorneries éhontées, avançant pas à pas, prudemment, sans gestes brusques, tendant du bout des doigts une galette de graines, tandis qu'elle le regardait avec hauteur et mépris. Il insistait, s'approchait encore, tendait un peu plus la nourriture et, en un éclair, l'autruche lui donnait un coup de bec au visage puis d'un claquement sec s'emparait de la galette, pinçant au passage quelques de doigt, avant de s'enfuir en caquetant de joie. La corde se tendait, Antranik était emporté, traîné sur quelques mètres, puis maître Giboin sifflait et Léopoldus revenait auprès de son maître en traînant dans l'autre sens le malheureux assistant.
En fait, Léopoldus avait trouvé la technique pour recevoir double ration et il se révélait toujours aussi agressive.
— Bon, fit Giboin un matin, je pense que nous devrions adopter une autre méthode, l'une n'excluant pas l'autre. Enlève ta tunique.
— Mais je viens de la mettre, je croyais que nous étions sur le départ.
— Ôte-là, te dis-je.
Comme Antranik avait passé une mauvaise nuit, sans cesse harcelé par l'autruche, il se défit de sa tunique. « Après tout, si ça peut aider », se dit-il sans se douter de ce qui l'attendait.
— Ton pagne aussi.
— Mon pagne ?!
— Oui, allons pressons, une longue route nous attend.
Antranik se mit nu et tendit son pagne à Giboin qui alla posé les vêtements, en boule, à l'écart. Puis avec sa badine, il mena Léopoldus devant le petit monticule de tissu. L'animal regarda, huma, renifla, tourna autour, sauta par-dessus puis sentit de nouveau les habits emprunts de l'odeur de Antranik. Puis il se positionna au-dessus par de petits pas précis et il se mit à uriner. Antranik s'écria, protesta mais le maître autruchier le fit aussitôt taire. Son affaire faite, l'autruche s'éloigna en gloussant d'aise. On aurait dit un rire.
— Bon, maintenant tu peux te rhabiller, fit Giboin.
— Pardon ?
— Allez ! Nous avons de la route, dit-il en faisant claquer sa badine, je te l'ai déjà dit.
Antranik obéit et enfila ses habits humides. Ils prirent la route. Léopoldus trottinait au bout de sa corde, un petit mètre devant, jetant parfois un regard complice à Antranik.
— Ah, je vois que cela fait déjà son effet, dit Giboin. Je savais que cette méthode marcherait. N'est-ce pas une belle méthode !
— Assurément.
— C'est moi-même qui l'ai mise au point.
Antranik abonda, songeant qu'il valait mieux endormir sa méfiance pour filer plus tranquillement.
— Très ingénieuse, il faut bien le dire. Il faut être savant et brillant pour trouver que l'autruche en aspergeant de son urine la vêture de quelqu'un s'habituera à lui.
— N'est-ce pas.
— Je suppose que c'est une question d'odeur. Me voilà imprégné de l'odeur de Léopoldus, désormais.
— Ah non, c'est pas tout du ça ! Il vous a humilié, maintenant il peut vous supporter...
Tout était claire maintenant pour Antranik, Il était temps de filer. Il y pensa longuement cette nuit en peinant à trouver le sommeil. Le problème venait de cette fichue corde qui le liait à Léopoldus. Il n'est pas aisé de s'enfuir avec une autruche courant dans l'autre sens...
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