Circa
L'astalie était déjà haut quand Circa émergea de sa sieste. L'aigle grogna aux rayons de l'astre qui l'aveuglaient et se redressa juste assez pour s'asseoir, le temps que ses pensées redeviennent claires.
Le jeune homme, la vingtaine et le teint halé, s'étira longuement en bâillant bruyamment. De tout manière, personne ne se trouvait aux environs.
Puis il rassembla ses affaires et son départ fut amorcé par sa métamorphose.
La Citadelle n'était pas à côté, mais le besoin de solitude l'entraînait parfois sur des îlots assez éloignés pour ne plus apercevoir les hauts bâtiments blancs de la ville aux multiples origines.
De ses serres, il agrippa la hanse de sa besace sans ménagement et s'envola dans de bruyants battements d'ailes.
* * *
Le métamorphe arriva rapidement dans le centre de l'imposante cité. Partout, des gens de toutes les cultures, hormis celle d'Eysul. Cela faisait plusieurs générations que le peuple de l'île bleue n'avait pas voyagé jusqu'ici. Les bâtiments principaux se basaient au centre de la Citadelle. Ceux-ci étaient immaculés.
Circa reprit sa forme d'origine et partit en direction des quartiers artisans.
Son mentor devait déjà l'y attendre.
Depuis bien trop longtemps.
Il poussa la porte de l'atelier et jeta sa besace sous son établi.
Le professeur n'avait pas levé les yeux de son ouvrage, mais son mécontentement se devinait fort aisément !
« T'es en r'tard. »
Observation qu'il ponctua d'un « Encore. »
Le jeune homme prit un ton volontairement provoquant pour répondre à son professeur :
- J'imaginais que tu aurais pris l'habitude, depuis le temps !
- T'es...
- Irritant ? Épuisant ? Agaçant ? »
Thalione l'attrapa par le col avec un regard sévère quand il le jugea trop proche de ses planches, et le lâcha dans un grognement d'exaspération, agacé par le sourire ostensiblement impertinent de Circa.
- Horripilant. Mets-toi à ton poste. Du travail t'attend. »
L'intéressé se contenta de continuer de sourire, puis acquiesça à son ordre sans se risquer à une nouvelle "maladresse" verbale. Un plan détaillé l'attendait déjà sur à poste de travail. Rien de fou, mais fallait le faire. Le schéma présentait la commande : une commode tout à fait basique, mais fonctionnelle. Il ne la terminerait pas aujourd'hui. Demain, dans la journée. Tout au plus. L'après-midi passa rapidement, sans un mot. Seuls les bruits des outils à bois pouvaient se faire entendre. Une main venant se poser sur son épaule lui annonça la fin de sa journée.
- À d'main, gamin, grogna l'homme aux cheveux grisonnants.
- À demain ! »
Il ne semblait plus énervé.
Ca ne durait jamais longtemps.
Circa récupéra ses affaires à la hâte et franchit en courant la porte de l'atelier les secondes qui suivirent, et il ne lui fallut pas longtemps pour retrouver son lieu d'habitation où l'attendaient sa sœur et ses parents pour le repas du soir.
C'était une petite maison forestière sans prétention, éloignée des tumultes de la ville et entourée de plantes grimpantes, bosquets fleuris et parterres de fleur que leur mère s'obstinait à entretenir.
Aeliona l'attendait devant la porte.
Du haut de ses huit ans, elle alla se jeter dans les bras de son frère quand ce dernier eut le malheur d'apparaître dans son champ de vision.
Le jeune aigle l'accueillit en souriant et l'embrassa sur le front avant de la jeter sur son épaule, tel un sac de provisions.
L'enfant riait en se débattant sans grandes convictions, puis termina le nez dans une pile de coussins. Son cri de surprise tira un rire moqueur au plus vieux lorsque celui-ci la lâcha.
- Je te pensais adulte, mais je dois m'être trompée ! »
Un sourire affectueux illumina le visage de leur mère. Elle les regardait faire depuis la cuisine où elle préparait le repas du soir avec leur père.
La fillette sortit du tas moelleux en riant et retourna embêter son frère pour lui demander de jouer avec elle. L'intéressé fit semblant de réfléchir avant de répondre :
- Je pourrais potentiellement accepter si tu nous aides à préparer la table pour ce soir !
- D'accord ! »
Aeliona alla mettre les couverts à la hâte suite à cette demande et Circa profita de ce moment de répit pour aller jeter son sac à sa place habituelle près de la porte d'entrée, puis rejoignit ses parents pour embrasser chacun d'eux sur la joue.
- Bonsoir ! »
Ce fut sa mère qui lui répondit d'abord :
- Ta journée s'est bien passée ?
- Comme les autres ! »
Puis son père :
- T'es pas rentré à midi.
- Je suis allé me promener sur les îles alentours.
À cette réponse, Athina soupira exagérément de désespoir.
- J'espère sincèrement que ta sœur aura quelque chose de plus... Terrestre ! Ça me ferait moins d'inquiétudes ! »
L'intéressée, qui venait chercher les assiettes, prit un air vexé à la remarque de sa mère.
- Mais moi aussi, je veux voler ! »
Sa remarque tira un rire à tout le monde, sauf à elle, qui ne comprenait pas la raison de cette hilarité.
* * *
Le lendemain, à son poste, il ne trouva pas la commode qu'il était en train de fabriquer la veille. Un bref regard du côté de son professeur résolut l'énigme : Jinlu se l'était approprié et le terminait à sa place.
- Yo ! Qu'est-ce que je suis censée faire ?
- Qu'est-ce qu'est écrit sur ta fiche ?
Perplexe, Circa s'approcha de son établi, attrapa le document qui s'y trouvait, et posa dessus un regard sceptique.
« Meuble » ?
- Qu'est-ce que je suis censé faire avec ça ?
- C'qu'est écrit d'ssus. »
Thalione n'avait pas levé les yeux de son travail malgré l'incompréhension de son élève.
- Ouais, mais les détails ? C'est une table ? Une chaise ? Dans un bois particulier ? Avec des décorations particulières ?
- R'lis ta feuille.
- Mais...
- Ta feuille. T'as une s'maine. Pour l'dessiner et l'fabriquer. Au boulot. J'verrai après si j'peux arrêter de t'considérer comme un simple apprenti ! »
Le jeune homme, d'abord surpris, n'insista pas et commença à tracer divers croquis de divers meubles plus ou moins sophistiqués, sous l’œil lointain mais attentif de son mentor. Il n'était pas certain de réaliser ce qu'il lui avait annoncé et il lui fallu une bonne dizaine de dessins techniques accumulés pour sortir de son hébétude.
Lorsqu'il jeta enfin son dévolu sur un de ses dessins, la journée touchait déjà à sa fin.
Au troisième jour, le meuble présentait déjà un bon avancement et Circa travaillait minutieusement sur la sculpture d'une scène sylvestre qui ornementerait une des portes du placard bas dessiné quelques jour auparavant.
Aeliona observait son frère depuis plusieurs minutes, mais elle n'avait pas trouvé l'occasion de s'annoncer en voyant la concentration avec laquelle il s'appliquait sur son ouvrage.
Néanmoins, elle ne put garder pour elle un « C'est joli ! » admiratif en voyant que même les poils du lapin étaient gravés dans le bois sombre.
Son intervention surpris le plus vieux qui interrompit son travail. Sa présence en ce lieu était un événement assez inhabituel pour l'inquiéter.
Il posa ses outils pour s'occuper de la petite qu'il trouvait beaucoup trop près de l'établi pour être en sécurité.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? T'es pas censée entrer, y a des outils dangereux ici, s'inquiéta le jeune homme.
- Mais je voulais te voir ! »
Il hésita un instant avant de consentir à accepter sa présence, mais sous quelques conditions. Il approcha une chaise haute et assis la petite dessus après s'être essuyé les mains sur un chiffon.
- Si tu veux rester, ne bouges pas de ce siège. OK ? »
La petite Aeli acquiesça après quelques secondes d'hésitation et observa son frère reprendre ses outils afin de poursuivre son œuvre, attentive à chacun de ses gestes. Quelques minutes s’étirèrent dans un silence tendu, jusqu'à ce qu’elle rompe enfin la quiétude, la voix hésitante :
- Je voulais être avec toi... Tu joues plus en ce moment, tu rentres trop tard... »
Circa laissa tomber ses outils et, sans même en être pleinement conscient, se passa une main lasse sur le visage. La culpabilité s’écrasa sur sa poitrine, d’autant plus que ses mots étaient justes.
Dans un soupir, il repoussa des copeaux de bois et s’assit sur l’établi, juste en face d’elle.
- C'est vrai... Je suis désolé. Malheureusement, ça va durer encore quelques jours.
- Combien ?
- Tu veux que je te montre sur tes doigts ? »
L'enfant hocha la tête et tendit ses mains vers son frère. Ce dernier ferma tous les doigts d'une main et en laissa quatre à l'autre. Elle compta silencieusement, le regard fixé sur les doigts, comme si l’idée même de ces quatre jours était une promesse fragile.
- Quatre jours ?
- Oui, quatre. Après, nous pourrons aller nous promener au lac comme avant. D'accord ?
- Promis ?
- Promis ! »
La petite sembla se réjouir de la nouvelle et, sans prévenir, sauta de la chaise pour se jeter dans les bras de son frère.
Circa la réceptionna juste à temps et la serra tendrement dans ses bras, un mélange d'irritation et d'affection dans le regard. Malgré sa désapprobation évidente, il ne parvenait pas à lui en vouloir.
- Ce n'est pas très propre ici, maman risque de râler si tu te salies. Tu devrais rentrer, je vous retrouve ce soir pour le dîner. D'accord ? »
Elle fit un peu la moue mais accepta tout de même, visiblement déçue. Circa la déposa doucement au sol après être descendu de l’établi et lui ébouriffa les cheveux avec un sourire amusé.
- À tout à l'heure, p'tit monstre !
- À tout à l'heureeeuh... Gros monstre !
Elle éclata de rire et s’élança hors de l’atelier avec une énergie débordante. L'aigle, un sourire au coin des lèvres, la regarda s'éloigner, puis retourna à son meuble jusqu'à ce que Thalione le foute dehors avec sa besace à la fin de la journée.
* * *
Les quatre jours n’eurent pas le temps de s'écouler.
Aeliona était simplement partie ramasser des fleurs pour décorer la maison lorsque Circa, concentré sur l'assemblage de sa vitrine, fut soudain interrompu par un cri perçant. Il s’arrêta net dans son travail, son regard se dirigeant instinctivement vers la porte, l'inquiétude nouant sa gorge. Devant lui, Thalione semblait perplexe.
- Qu'est-ce t'as ?
- T'as pas entendu ?
- Entendu quoi ?
- Le cri.
- Quel cri ?
- Le... »
Puis il compris.
Sous le regard interloqué de son professeur, Circa lâcha son meuble et ses outils dans un fracas sourd. Il n’eut qu’une pensée : sa sœur. Sans hésiter, il s’élança hors de l’atelier, abandonnant tout derrière lui dans la précipitation.
Thalione lui cria quelque chose comme « T'vas où ? » avant que la porte se referme, mais Circa ne se retourna même pas. Il n’avait pas le temps.
Arrivant chez lui, ses parents n'étaient déjà plus là. Il prit son envol et parcouru les cieux en cherchant sa présence, qu'il sentait un peu plus proche à mesure qu'il approchait de sa position.
Arrivant juste au-dessus de la source de son énergie, son regard scruta les environs pour découvrir un ours brun en train de rôder, imposant et menaçant.
Elle avait sans doute été surprise par l'animal. Circa frissonna en y pensant. Il se posa avec prudence sur une branche proche et tenta de discerner la planque de sa soeur malgré l'inquiétude qui brouillait ses pensées.
Mais Aeliona fut plus rapide que lui.
Dès qu'elle aperçut son frère, elle sortit de sa cachette, sa silhouette frêle se dirigeant vers lui, inconsciente du danger qu’elle attirait.
L’ours tourna instantanément son regard vers l’enfant.
Alors que l’animal se préparait à frapper d’un coup de patte fatidique un aigle aux plumes ambrées, à moitié humain, se déploya entre l'enfant et l’ours.
Ses ailes gigantesques enveloppèrent Aeliona, la protégeant du danger imminent.
Il ne pourrait pas tenir sa promesse.
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