Histoire vraie d'un flocon emporté par les vents algides
Les jours se répètent invariablement.
Apprêtée, pimpante et libre, Raffaela subit les affres de son cœur
carbonisé par un feu aussi soudain que glacé.
Un signe de la main ; un baiser dans le vent.
Hors du temps, Redda reviendra le lendemain.
8 novembre
Gardés, les miradors surveillent la flopée.
Dressés, les bergers rougissent les barbelés.
Parsemée de flocons tristement empourprés,
Hersée de frais, drague la piste fatiguée.
Néanmoins, l’espoir persiste à la maintenir en vie.
Elle s’efforce d’imaginer un monde meilleur, une existence emplie d’amour.
Elle se figure un univers où les brise-vents cesseront de briser les cœurs,
briser les gens.
La voilà, Raffaela, sur le pas de sa porte.
Ses escarpins percent le voile cotonneux
recouvrant les trottoirs de l’affection gelée.
Le bruit souffle. Le frimas s’infiltre.
Le frimas atone.
Le frimas embrase.
Partout. Dans les moindres recoins.
Même les plus intimes ; surtout ceux que l’on ne partage qu’avec un.
Les foulées résonnent,
Les shrapnels moissonnent.
Mais elle n’a pas le temps pour ces vaines préoccupations.
Alors Raffaela se presse. Parce qu’une fragrance nouvelle flotte dans l’air,
exaltée par les bourrasques venant de l’Est. Lui aussi, de son côté, les a certainement humées.
Il ne lui en tiendra pas rigueur, espère-t-elle ; pas après tout ce temps passé à lui être fidèle.
Surplombant la fracture, elle ose tout de même un regard amoureux. Vers là-bas. Au cas où.
Sait-on jamais.
Raffaela ne le discerne pas au travers de la nébuleuse avalanche.
Du sanglant ombrage
S’éveille l’orage.
Les pas arrangés dérangent,
La récolte se poursuit,
Cerbère crie de folie,
Et la liberté démange.
Ailleurs, l’arcelet se couvre de gerçures,
Le marteau et la faucille vacillent.
Le charivari exalte ses éclaboussures,
La contagion se bidonne de la censure.
Nationale Volksarmee houspille,
Redda observe l’indigne flétrissure.
Un appel tard le soir : « – Soyez prête avant l’aube. »
9 novembre
La nuit enserre encore le monde de son voile ténébreux,
Raffaela attend déjà le bolide de son patron. Sa mallette
trône fièrement auprès de ses cothurnes. Chic imposé,
chignon travaillé, maquillage discret, la voiture se gare.
Raffaela s’assied, l’épaule contre le ponte. Les traits tirés,
ce dernier ordonne à l’automédon : « – Vers la porte de Brandebourg ! »
En file indienne au batardeau,
Les autos attendent leur créneau.
Contrôle strict des identités,
Les ramifications crispées,
La barricade se déboutonne ;
Glacial accueil des autochtones.
Redda déraisonne.
L’enclos incarne une vaste fable.
Sa folie bourgeonne,
L’amouraché s’ouvre à l’impensable.
Raffaela s’offusque de la fouille au corps. Son patron lui ordonne
d’un simple regard, de cesser immédiatement.
Se trouver, ici, est une chance qu’il lui offre sur un plateau d’argent ;
un remerciement pour tous ses bons et loyaux services.
À la sonde s’ajoute un interrogatoire insidieux.
Que recherchent-ils ? Des espions, à ne pas en douter.
La froide lumière d’une ampoule chauffée à blanc
arrose les étrangers d’un éclat accusateur.
Les questions fusent,
le temps défile.
L’homme ascensionne,
Le soleil périclite quand l’autorité approuve l’indésirable présence.
Raffaela, et quelques autres s’installent sur des sièges désignés.
Concentrée, elle ouvre sa valise et déploie enfin son outil de travail ;
une machine mécanographique dernier cri, peu bruyante, rutilante.
Elle singe parfaitement l’attitude d’une dactylo émérite,
malgré la tension palpable au sein de l’assemblée.
Devers un horizon plus arable.
Les portes s’élargissent, les gros bonnets s’organisent :
la conférence de presse débute.
Au diable la poésie, l’enfer :
C’est ici.
Alors, Redda court ;
Redda fuit ;
Redda craint pour sa putain de vie.
Mais le Monde Libre se trouve juste là !
Raffaela l’attend, il le sait…
Il s’en persuade.
Encore un mur, le dernier obstacle.
Derrière lui, les sommations s’échauffent,
Les aboiements s’enflamment.
Une déflagration, du vent et de la neige.
Un flocon soulevé par la brise désinvolte
S’élève là où les rêves sont légions.
D’abord accommodant, l’entretien se mue patemment
en une cacophonie difficilement reportable.
Raffaela entre dans une transe résiliente,
ses doigts finement décorés courent et
frappent leurs cibles avec une acuité hallucinante.
Les informations jaillissent d’un puits habituellement sans eau,
avec une puissance telle que, personne ou presque,
ne parvient à absorber véritablement les flots.
Les tempêtes auraient finalement réussi à abîmer le mur ?
Incroyable, impensable ;
Raffaela pourrait revoir Redda !
Un homme cependant, son patron en réalité, s’autorise un affront au protocole :
« — Quand ceci entre-t-il en vigueur ? »
18 h 57
Mais cramoisi d’amour, le flocon chute.
Du bon côté, sur le goudron, il bute.
L’étincelle de son ardeur chahute.
La floche, avec sa survie, se dispute.
Günter Schabowski,
cherchant distraitement dans ses papiers :
« Autant que je sache… immédiatement. »
Raffaela laisse chuter sa machine à écrire.
Elle s’élance, s’extirpe du carcan du service d’ordre.
Elle ne peut rester une minute de plus sans son Redda !
Alors, Raffaela court ;
Raffaela se jette ;
Raffaela se précipite vers sa nouvelle putain de…
24 janvier
L’Histoire ne le dira pas, mais ce jour-là :
Raffaela disparut sous les gravats du mur,
comme neige fond au soleil.
Quant à Redda, il ne portait nullement
ses papiers sur lui. Nul ne sut vraiment qui…
Mais chut !
Cette affaire n’appartient, définitivement, qu’à la Chute.
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