Contrepoids.

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L’apogée de notre agonie ne s’est pas fait en un jour. Comme Rome, il nous a fallu des âges, des époques, des générations. X, Y, Z, jusqu’à ce que l’alphabet n’ait plus suffi, à repousser, plus loin encore, notre reddition. À court de lettres, l’espoir n’avait plus cours. Or, elles eurent, ces communautés de rêves, en leur temps, leurs scandales, leurs révoltes et la conviction de porter, en elles, une différence providentielle, singulière. Altérité par laquelle, d’ailleurs, souvent, elles s’opposèrent : les précédentes contre les suivantes ; les innocentes face aux méchantes.

Tant et si bien que ce fut à qui mieux mieux porterait la responsabilité des arriérés à payer ; pour peu que, cette échéance, eût été celle de l’autre. Aucune n’en démordait, la mienne y comprise, aucune ne voulut se plier. À la raison qui commandait, si ce n’est un pardon général sur les fautes déjà commises, option qui semblait hors d’atteinte, au moins à la volonté d’agir, sans délai et ensemble, sur nos actes qui ne pouvaient plus prétendre à la naïveté ; celle-là même que nos prédécesseurs avaient, jusqu’à la corde, usée. Nous savions. Hélas, il nous appartenait encore d’accepter ou bien de nier ce savoir : ce que nous fîmes. Avec cette contrition du quotidien, torpide, nœud étrangleur, nous choisîmes ; autant que nous le pussions : apte, sans être capable de… Oui… Ce n’est plus l’heure… des excuses… Mais… moi, qu’aurais-je dû faire...?

Sur ce qu’il fut fait avant moi, je n’avais aucune prise.

Et pourtant, sous ces erreurs d’antan, se sont alourdies mes épaules tordues. Voûté, mon dos de Nestor, en luttant afin de m’éterniser un peu plus sous cette croûte qui cache les blessures ; lesquelles, nous nous sommes infligées, à l’usure. J’ai froid aux yeux. De voir, aujourd’hui, ceux et celles qui paient, partager mon ancien sort : je me sens vieux. À la manière de ce puits, quand nous l’avons trouvé. Seul et tépide. Sa solitude avait du bon. Désormais, le voilà infecté, de nouveau souillé, par cet imbroglio de vouloir-vivre, coupable d’exister, avant même de croupir. Ce même relent de réalisme qui vous pousse, créatures mycophages, à traîner dans ces galeries insalubres, boyaux putrides, et, n’ayant jamais connu ni vent, ni autre lumière que celles des néons, vous incite à appeler votre chez vous ce trou sans âge…

Avant moi, je n'avais aucune prise.

Dans cette purulence, vous en êtes venus à douter, de maïeutique en maïeutique, par contamination pragmatique, de l’évidence : de la cité aux tours de verre, du refuge à ciel ouvert. Et moi qui, je crois, ai vécu dans cet ailleurs, moi-même, j’en viens à oublier sa musique, note après note. Oh… ses bruits… Il ne m’en reste que peu d’échos. Uniquement ceux qu’a bien voulu me laisser ma mémoire trouée, qui me fuit à présent tranquillement, sans douleur. Je me souviens une fois de plus, la dernière selon toute apparence, de ces parkings, espaces verdoyants, au milieu desquels croissaient ces êtres sauvages, ces arbres retentissants, ainsi que mes rires d’enfant qui fleurissaient joyeusement autour, grimpant jusqu’au sucré de leurs fruits. Le jeu était alors permis, gratuit, en pleine lumière du jour. Et je passais, sous ces rayons, des moments entiers ; ne négociant que davantage d’instants de vie : Maman… Maman… je t’en prie…

Je n’avais aucune prise.

Je sens ces réminiscences fébriles, lointaines ; pesantes sur moi. Comme toutes ces choses qui s’imposent, catégoriques, certaines, par la résolution qu’elles portent, qu’elles annoncent : cessons de tâtonner les parois absconses de cette fatalité qui, dans cette caverne, nous a reclus. Qu’importe ce que nous avons ! Qu’avons-nous ? Qu’importe nos certitudes ! Que savons-nous ? Qu’importe notre survie ! Qui sommes-nous ? Nous sommes ceux qui doivent monter à l’assaut du Ciel ! Ceux qui doivent tout nier, pour tout réapprendre ! Tout risquer, pour tout reprendre…

Seulement…

Voilà…

Je ne suis pas la bouche qu’il faut à vos oreilles. Celles qu’il vous fallait, condamnées au silence, je les vois qui se balancent, indécises, entre la hargne des premières sentences et le râle des derniers mots. Les meilleurs sont bel et bien partis les premiers. Et, ne restant plus que moi, fragile vieillard, secret, je ne sais plus quoi vous dire, je ne sais plus quoi penser. Les mains liées dans mon dos, j’hésite à vous crier : mais… qu’avez-vous fait ! En nous punissant, vous vous êtes voué vous-même à l’anéantissement. Je suis le dernier homme ; après moi, les bêtes. De celles qui, bourreaux abêtis, se cherchent dans le noir, stridulant la clarté qu’elles expriment en misère ; mais la flamme est sourde, elle ne peut que se voir et ne répond pas à la cécité des larves : moi, je n’ai plus goût pour la poussière, pour nous tous, plus de larmes. Cependant, peut-être qu’à vous, il vous en reste un peu pour un grand-père.

Aucune prise.

Pour celui qui, pour quelques jours de plus, laissant faire sa caducité, vous aurait bien épargné la tâche, de salir vos mains hâtives ; avides de tresser ensemble, par un nœud grossier, l’inévitable et l’imparable. Couper un arbre en plein hiver, je comprends l’idée… et vous ? Le pouvez-vous ? Pouvez-vous avoir pitié ? Pitié… ne m’enfouissez pas sous vos pieds, sous cette terre inhospitalière, froide ; mais dans ces grandes chaudières, longues cheminées, par lesquelles nous vient la chaleur, le supportable. Je pourrais ainsi partir, en fumée, vers la surface, tout autour du monde :

— Avez-vous une dernière parole ?

— J’espère que… que j’aurai pas le vertige.

*

Lecture faite, je vous conseille cette écoute comme complément : https://www.youtube.com/watch?v=ZTzH4he7hP8

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