Capriccio sylvestre
de Jean-Christophe Heckers
C’est une très profonde forêt, demeurée ainsi depuis des temps immémoriaux, sillonnée de petits sentiers tortueux contournant d’obscurs et impénétrables taillis, parsemée de clairières parfaitement rondes recouvertes d’un épais et doux gazon. Au milieu de ces alcôves de verdure trônent indéfectiblement de grands pianos à queue blancs et mous, désuets vestiges du surréalisme qui, il y a de cela bien des décennies, dévasta la contrée. Toujours parfaitement accordés bien que personne n’y touche jamais, les pianos n’ont de cesse de se lancer dans de furieux arpèges ou de décliner les plus belles pages du répertoire. La forêt résonne ainsi souvent du fracas des collisions de Bach avec Chopin, de Scriabine avec Satie, funeste cacophonie qui fait taire les oiseaux exaspérés.
Il arrive qu’en cette sylve on rencontre des loups, mais ceux-ci sont fort craintifs – bien plus, croyez-moi, qu’ils le sont partout ailleurs. Il est vrai que d’ordinaire on ne les aperçoit ici que fuyant quelque princesse qui, bondissante, les pourchasse avec de petits cris excités. La raison de ce harcèlement est que, lorsqu’un loup heurte un arbre, ce qui est presque fatal au cours d’une fuite éperdue, il se métamorphose aussitôt en prince charmant, dans le genre beau ténébreux à la voix chaude et vibrante. Alors la princesse pousse un grand soupir extasié, puis le renverse dans les feuilles pour une sauvage étreinte à laquelle il est bien contraint de consentir, car hélas ! la tradition l’exige.
M’apercevant, l’un de ces loups s’est de lui-même jeté contre un tronc. J’avoue avoir été interloqué. J’ai désormais à mes côtés un prince qui me presse d’être son « compagnon d’âme ». Toutefois, ne sachant pas vraiment ce qu’il entend par là, je me tiens coi. Même lorsque, assis dans une clairière pour savourer quelque sonate de Haydn, il se met tout exprès torse nu dans une trouée de soleil, dévoilant des pectoraux admirables, des abdominaux spectaculaires et des bras magnifiques, je demeure sourd à son invite.
J’ai songé, au bout d’un moment, que peut-être si je le poussais assez fort contre un mur, il se changerait en crapaud. Or les murs font défaut, et d’ailleurs l’usage veut que seul fonctionne le processus contraire : les loups contre les arbres, ou les crapauds contre les murs, font aussitôt des altesses au port fier et superbe. Et puis, tout bien pesé, il est assez plaisant et ce serait fort dommage de le métamorphoser en bien vile créature. D’autre part, je n’ai jamais fréquenté de prince. Qui sait, il se pourrait que ce ne soit pas aussi désagréable que certaines mauvaises langues osent le prétendre.
Le soir descend. Il y a près d’une heure, pour autant que le mot heure ait encore ici un sens, nous avons croisé le petit Chaperon rouge et la fée Mélusine qui baguenaudaient tranquillement, bras autour de la taille, se chuchotant de douces paroles. L’air est chaud et délicatement parfumé. Les ruisseaux murmurent à l’unisson des poèmes voués à émouvoir jusqu’aux âmes insensibles. J’ai ouvert ma chemise et un vent coquin me chatouille la poitrine. À chaque pas, mon coude frôle celui du prince. Cela fait de curieuses petites étincelles et il parle vaguement de « différence de potentiel » avec un sourire étrange. Les pianos jouent de moins en moins fort des airs de plus en plus délicats.
Je me rends compte, quelque peu incrédule et à mon grand désarroi, que le contact de sa peau m’affole les sens. Je ressens des vertiges au moindre effleurement et le rouge me vient aux joues tandis que je défaille presque. Il se fait peu à peu plus pressant à mesure que mes résistances s’amenuisent. Et, alors que les premières étoiles scintillent entre les branchages, que le rossignol échappé du palais de l’Empereur chante à la cime d’un chêne, je lui accorde le « oui » qu’il attendait et entreprends, avec lenteur, de le dévêtir tout à fait sur l’herbe tendre.
juillet 1997
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Capriccio sylvestre | Chapitre | 1 message | 9 ans |
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