10. Le mulot sauvage
Avant de rentrer chez elle, Sanoé fit un léger détour. Malgré l'examen qui l’attendait le lendemain, elle n’allait pas rentrer de sitôt. Tant pis, elle réviserait là-bas.
Chaque année, le 2 novembre, elle allait rendre visite à des amis. La période fin octobre, début novembre est un moment particulier. C’est là que la séparation entre le monde visible et l’invisible est la plus faible. Halloween, Dia de Los Muertos, Samhain, ces fêtes se déroulent toutes en même temps pour une bonne raison. Elles sont là pour honorer la mémoire des défunts.
Sanoé n’avait pas beaucoup de morts à honorer dans sa famille, et même si c’était le cas, elle ne le ferait certainement pas pour eux. En revanche, depuis qu’elle vivait à Paris, elle s’était faite pas mal d’amis translucides. Et ce soir était le dernier où elle pouvait les voir au complet.
Les réverbères éclairaient les rues, les bâtiments, les voitures. Elle longea la rue St-Juste et arriva devant les grilles fermées d’un cimetière. Elle secoua les barreaux rouillés. Parfois, le gardien oubliait de cadenasser le portail. Ce soir-là, il n’avait pas oublié. Sanoé souffla de mécontentement.
À sa gauche, un saule pleureur feuillus recouvrait une partie de la grille. Sanoé s’engouffra dans le dôme végétal où régnaient l’obscurité et une odeur de mousse. Elle prit son téléphone et activa la lampe. En réalité, l'arbre dissimulait un trou laissé par l'oxydation du fer et du temps. Une entrée parfaite, cachée de tous mais qui, potentiellement, pouvait vous refiler le tétanos.
Elle posa le pied entre deux tombes. Les morts n'appréciaient pas trop qu’on piétine leur repos éternel. Tout était calme. Tout était toujours calme dans un cimetière. Pour la plupart des gens.
- Bonsoir tout le monde, salua Sanoé d’une voix forte.
Il ne fallut que quelques secondes pour qu'une nuée de formes blanchâtres ne se précipite vers elle.
- C’est notre petit mulot sauvage.
- Bonsoir Sanoé.
- L’école s’est bien déroulée ?
- Tu as déjà mangé ?
- On t’attendait, tu es en retard jeune fille.
- Un peu plus et on ne t’aurait pas vu cette année.
Une cinquantaine d'esprits encerclaient Sanoé. Certains étaient plus translucides que d’autres, plus flou, ou plus blanc.
- Je sais, je suis désolée, j’ai eu un imprévu de dernière minute, dit-elle penaude.
Elle se dirigea, avec son cortège macabre, jusqu’au centre du cimetière. En passant entre les sentiers de tombes, d’autres fantômes se joignaient à eux, ravis de revoir leur petite vivante. Pendant que Sanoé sortait de son sac un drap de pique-nique, des bouquets de fleurs, des bougies et un paquet de chips, elle racontait sa journée à ses amis.
- Encore des chips ? demanda un homme dans un costume des années 70. Tu ne manges que ça.
- C’est surtout que je ne peux pas vraiment prendre de plat à réchauffer ici, ironisa Sanoé.
- Et alors pourquoi ce détour au musée d’Orsay ? demanda une femme en robe empire.
- C’est une assez longue histoire.
- Allez, raconte, insista un autre esprit. Ça nous changera de celles de Verlaine.
Ce dernier maugréa quelque chose avant de croiser les bras, boudeur.
Les fantômes s’agglutinèrent à ses pieds, assis dans le vide, ou au-dessus des pierres tombales. Alors, tout en allumant les mèches des bougies, Sanoé leur raconta sa dernière affaire avec l’homme au chapeau melon, sa rencontre avec Arthur, leur voyage à Quimper, les derniers mois sans aucune nouvelle et enfin leur retrouvaille au musée.
- C’est adorable, commenta le vieux Louis, un vieillard à la voix chevrotante.
- Notre petite Sanoé s’est trouvée un prétendant, chantonna une femme corpulente vêtue comme les chanteuses de cabaret.
- Ce n’est pas un prétendant, se mit à rire Sanoé. Pour le moment ce n’est même pas un ami. On est juste partenaires dans les affaires paranormales. Une relation ne serait même pas envisageable entre nous et vous savez pourquoi.
- Mais il n’y verrait peut-être pas d’inconvénient, tenta la femme en robe empire.
- Peut-être… Mais bon, on n'en est pas là ! Qui veut me faire réviser pour mon contrôle de demain ?
Les fantômes virevoltèrent autour d’elle.
La soirée était déjà bien entamée. Sanoé avait grignoté ses chips, posé des chrysanthèmes sur chacune des tombes, elle avait également purifié le lieu pour qu’il reste sain jusqu’à l’année prochaine et à présent, elle révisait son chapitre sur l’art médiéval avec un petit groupe d’esprit. Les autres vaquaient à leurs occupations, discutant avec leur voisin de tombes qu’ils n'avaient pas vu depuis un an.
La majorité des habitants du cimetière étaient des âmes en paix, revenant parmi les vivants seulement en cette période pour rendre visite à leurs familles, leurs amis. Et lorsque la séparation des deux mondes redevenait plus solide, ils repartaient.
Sanoé ne savait pas où ils allaient. Eux ne pouvaient pas le décrire tant c’était innommable, impensable, “inimaginable” lui avait un jour dit le vieux Louis. Et de toute façon, elle n’avait pas envie de savoir. Elle en connaissait déjà bien assez sur la vie après la mort, alors si elle pouvait garder encore un peu de mystère.
Pour la minorité des pensionnaires du cimetière des Batignolles, ils n’avaient simplement pas accompli leur dernier vœu. La plupart aimaient leur vie ici-bas et se contentaient de ça. Mais il arrivait qu’avec le temps et l’ennui, certains demandaient de l’aide à Sanoé.
- Sanoé, rappelle nous les caractéristiques de l’art médiéval.
Mais la jeune femme ne répondit pas. Les yeux clos, sa respiration devenait de plus en plus profonde. Confortablement installée contre la pierre tombale du vieux Louis, elle avait des airs de gisant.
- La pauvre chérie est morte de fatigue.
Le vieil homme se racla la gorge, peu amusé par le jeu de mot de la chanteuse de cabaret.
Une autre femme s’approcha de Sanoé et passa sa main fantomatique sur la joue de l’endormie. Sanoé sursauta, sentant un courant d’air glacé parcourir son corps.
- Désolée ma chérie, mais tu t’endormais. Il est temps pour toi de rentrer chez toi. Nous aussi, on ne va pas tarder à repartir.
La tête cotonneuse, la jeune femme opina du chef. Elle rangea le drap, les bougies, sa tablette et le paquet de chips vide. Elle salua une dernière fois les esprits et les remercia pour cette agréable soirée.
Elle attendait toujours le 2 novembre avec impatience pour revoir ses amies de l'au-delà. Ils avaient toujours été d’une aide précieuse et d’un profond réconfort, surtout dans ses débuts de vie parisienne. Et maintenant, elle devra encore attendre toute une année avant de les retrouver.
- Merci pour les fleurs, commença le vieux Louis.
- De rien, c’est avec plais…
Le fantôme du vieillard flotta jusqu’à son oreille et lui chuchota :
- Prends garde à toi petite Réceptive. Ça bouge pas mal en ce moment dans l’Invisible. Ton don grandit avec toi. Et ça n’attire pas que de gentils fantômes.
- Ne t'inquiète pas Louis, rassura Sanoé. J’en ai mâté des coriaces, je sais gérer, dit-elle en touchant machinalement le pendentif autour de son cou.
Elle lui fit signe de la main avant de sortir par le trou dans la grille de fer.
- C’est bien ce qui m’inquiète petite.
Le vieux Louis s’évanouit dans les airs, son dernier murmure emporté par le vent.
Annotations
Versions