24. Vol, fugue et nouvelle rencontre
- Est-ce que tu veux en parler ? demanda Arthur.
Sanoé s’affala sur le lit et serra contre elle sa peluche tortue.
- Pas vraiment, répondit-elle simplement.
Son corps était encore pris de spasmes dû à ses sanglots.
Arthur s’assit à côté d’elle. Il passa une main dans ses cheveux bruns. Son regard balayait la pièce, passant du petit salon, à la cheminée inutilisée depuis des années, aux fenêtres que la pluie violente faisait vibrer. Il n’osait pas la regarder. Il ne voulait pas la regarder. Pas si brisée.
- Je ne sais pas comment t’aider, avoua-t-il finalement, la tête baissée.
À la surprise d’Arthur, Sanoé émit un rire entre deux reniflements. C’était plutôt un sourire sonore, presque recouvert par les grondements du ciel.
- Il y a bien une chose. C’est quelque chose que j’ai toujours voulu te demander, mais je n’ai jamais encore osé, avoua-t-elle mystérieusement. Est-ce que je peux te faire des nattes ?
- Heu… Oui, accepta simplement Arthur.
Il s’installa par terre, dos contre le lit et déposa sa tête sur le matelas de sorte que ses cheveux se répandent devant Sanoé. Elle prit de fines mèches qu’elle fit glisser entre ses doigts avant de commencer à les tresser.
Ses gestes étaient si doux, qu’Arthur ferma les yeux d’aise. Il était tellement fatigué qu’il en oubliait d’être gêné, ses joues rougissaient à peine. La pluie battante le berçait. Il ne s'était pas arrêté de pleuvoir depuis leur retour du cimetière.
Ses pensées divaguaient. Leur retour était déjà demain, ses deux jours étaient passés à une vitesse. Il avait hâte de visiter Édimbourg. Il devrait appeler Ophélie pour lui décrire les paysages des Highlands.
- Merci. Pour m’avoir accompagné.
Arthur rouvrit les paupières et essaya d’analyser l'expression de Sanoé. C’était difficile la tête à l’envers.
- C’est normal. Bien qu’au début Rima ne m’ait pas vraiment laissé le choix, je suis content d’être venu. Ta famille n’est pas très… expressive.
Ce n’était pas le bon mot. Horrible, méprisante, effrayante. C’est ce qu’il voulait dire. Il s'abstient cependant. Pas besoin d’enfoncer le clou. De son côté, Sanoé n’émit qu’un son d'approbation tout en passant à une nouvelle tresse.
- C’est quoi la suite du plan ? demanda Arthur qui peinait à ne pas s'endormir.
- Que penses-tu d’un vol, d’une fugue et d’une nouvelle rencontre ?
La fatigue avait soudain totalement disparu. Il se releva brusquement, mais les doigts de Sanoé, encore emmêlés dans ses cheveux, le firent repartir en arrière. Dans un cri de surprise et de douleur, il se frotta l'arrière du crâne.
- Je crois que j’ai mal entendu, essaya de rationaliser Arthur.
- Au contraire, tu as très bien entendu, déclara Sanoé, en se relevant et en s’étirant de tout son long.
- Tu vas pas encore voler un musée ?
- Pour ta gouverne, j’ai rien volé au musée d’Orsay ! Et puis, c’est pas vraiment un vol à proprement parler. Je récupère juste mon héritage, se défendit Sanoé.
Elle lui expliqua les dernières paroles de sa grand-mère. Le livre dans sa table de chevet. La mission de le remettre à deux amies d’Édimbourg. Le camée qu’elle lui offrait. Elle omit de mentionner l’ombre planant dans le monde des esprits. Avec tout ce qui s'était passé, l'enterrement, la confrontation avec sa mère, et la vérité dévoilée à Arthur, Sanoé n’avait pas pris le temps de réfléchir à l’avertissement de sa grand-mère.
Cette menace, cette ombre, ça lui rappelait la mise en garde du vieux Louis. Il avait dit que des esprits malveillants pourraient être attirés par sa Sensibilité. Ça bouge pas mal en ce moment dans l’Invisible, se souvint-elle. Elle avait pris ses paroles pour les angoisses d’un vieux fantôme, mais elle devrait enquêter là-dessus de retour en France.
- On devrait aller dormir, conseilla Sanoé, attendrit par la mine fatiguée d’Arthur. On a du pain sur la planche et notre chauffeur va arriver tôt demain pour nous ramener à Édimbourg.
Ils se dirent bonne nuit et chacun regagna sa chambre.
Arthur regarda avec envie le grand lit à baldaquin qui lui tendait les bras, ses yeux étaient lourds et ses membres engourdis. C’était un sacré voyage en très peu de temps. Et il avait vu si peu de choses. Son téléphone vibra. Le prénom Ophélie apparut sur l’écran. Malgré l’heure tardive, et même avec le décalage horaire d’une heure, sa camarade ne dormait toujours pas.
Les messages affluaient. Elle commentait les photos qu’il lui avait envoyées la veille, lui posait plein de questions sur le temps, les habitants, la nourriture. Le ventre d’Arthur gargouilla. Avec toutes ces péripéties, il n’avait même pas eu le temps de manger un plat typique du pays. Même pas le temps de manger tout court en réalité.
Il lui raconta sa journée et lui dit qu’il était déçu de déjà repartir. Il ne mentionna pas Sanoé, ni l’enterrement et encore moins sa famille.
Arthur ressentit une étrange sensation face au dernier message d’Ophélie. On y retournera ensemble si ça te tente, avait-elle écrit. Il en avait envie. Et avec Ophélie, le voyage s’annonçait amusant. Pourtant, son cœur était comme pris dans un étau. Si il y retournait, ce ne serait pas plutôt avec Sanoé ? Sa tête au contraire lui murmurait : Pourquoi forcément avec Sanoé ? Tu n’es pas son ombre. Vous n'êtes pas mariés. Tu n’es pas obligé de la suivre partout. Tu peux revenir avec qui tu veux. Tu peux revenir avec Ophélie.
Il répondit par une phrase bateau, du style “Ouai carrément, on en reparlera” et enfin, il s’emmitoufla dans les couvertures. Il ne tarda pas à trouver le sommeil, mais il s'endormit avec un sentiment d’inconfort.
-§-
- Debout là-dedans ! clama Sanoé en entrant dans la chambre d’Arthur.
Ce dernier enfouit sa tête dans l’oreiller tout en grognant comme un ours que l’on aurait réveillé de son hibernation.
- Il est quelle heure ? grommela-t-il.
- Trop tôt pour te le dire sans que tu t'énerves. Mais on a du pain sur la planche. Habille-toi vite, je t’attends dans le couloir.
Sans grande motivation, Arthur enfila rapidement ses vêtements, fit le lit et rejoignit Sanoé.
- Wow, t’es encore plus cerné que d’habitude, lança-t-elle à l’attention de son ami.
- Merci, cool de le confirmer…
Il avait très mal dormi. Pire que ça, il avait l’impression de ne pas avoir dormi du tout. La louve de ses rêves était revenue, alors qu’elle était aux abonnés absents depuis presque une semaine. Et contrairement aux autres fois, le rêve semblait encore plus… matériel. Les yeux de la bête, semblables à deux flammes ardentes d’un blanc pur, le fixait encore plus intensément. Et la brume autour d'eux était plus suffocante que jamais. Une autre petite nouveauté. Une voix s’était élevée.
Pas celle d’Arthur. Il avait la bouche tellement sèche qu’il ne pouvait même pas sortir un mot. La voix d’une femme. La douceur et l’élégance mystique de son timbre submergea Arthur. Elle se répercuta partout autour de lui, entrant dans son crâne, parcourant ses veines, faisant frémir tous les os de son corps.
Elle parlait, mais ses mots n’avaient aucun sens. C’était un patchwork tissé d’une multitude de langues différentes. Arthur n’en reconnut que deux ou trois. Ce qui avait encore moins de sens, c’est qu’il savait. Il ne comprenait pas ce que la voix lui disait. Il le ressentait jusque dans son âme. C’était une sensation à la fois invasive et libératrice. Il était tout et rien à la fois.
Ne t’éloigne pas de la Sensible. Sois là pour elle.
Ne protège pas la Sensible. Protège ton cœur.
Ne change pas le destin de la Sensible. Lorsque le sien s’arrête, le tien continue.
- Arthur ça va ? T’es tout pâle, s’inquiéta Sanoé.
Il cligna des paupières pour rester éveillé. Son esprit était reparti un instant dans le souvenir de son rêve.
La Sensible, se rappela-t-il. C’était Sanoé. Ça ne pouvait être qu'elle. Il n'en connaissait pas d'autre.
- Ça va, dit-il pour la rassurer. Il essaya de sourire, mais la fatigue tirait tant les traits de son visage qu’il grimaçait plus qu’autre chose. On commence par quoi ?
- Par le vol !
Sanoé et Arthur traversèrent le couloir presque sans bruit. La bâtisse était vieille et leurs pas craquaient sur le parquet en bois vernis. Le tic-tac des horloges répondait à leur respiration. Si Arthur n’était pas aussi angoissé par l’idée de voler quelque chose, il aurait trouvé le calme de l’aube très agréable.
Sanoé le conduisit jusque devant une porte d’un rouge carmin. Elle fit signe à Arthur de la suivre de près et ils s’engouffrèrent dans la pièce obscure.
C’était une chambre dans le même style que celles prêtées à Arthur et Sanoé. À ceci près qu’un drap noir et austère était posé sur le lit et que des fleurs fanées tombaient sur le mobilier.
Arthur comprit rapidement que cette chambre appartenait à la grand-mère de Sanoé. Un frisson parcourut son corps. Il avait beau savoir que l’esprit de la vieille dame avait rejoint un monde meilleur, il ne pouvait s’empêcher de ressentir un malaise dans la pièce où elle avait poussé son dernier soupir.
Visiblement, cela ne gênait pas le moins du monde Sanoé. Elle sortit de la table de chevet un gros livre à la couverture vert sapin. Elle tendit l’ouvrage à Arthur, mais retourna farfouiller dans la petite table de nuit.
- On a le livre, qu’est-ce que tu cherches ?
- Le camée de ma grand-mère. Elle me l’a léguée. Je ne partirai pas sans.
Elle se mit à fouiller frénétiquement.
- Il doit bien être quelque part… maugréa-t-elle.
Le sang d’Arthur ne fit qu’un tour. Dans le couloir, des bruits de pas approchaient. Sans perdre une seconde, il prit Sanoé par l’épaule et bascula avec elle pour se plaquer au sol. Sanoé commença à lui demander ce qu’il faisait, mais Arthur, un doigt sur les lèvres, lui intima de se taire.
Soudain, on ouvrit la porte. Un rail de lumière pénétra dans la chambre. Heureusement, Sanoé et Arthur étaient cachés par le lit.
- Maman, c’était un bel enterrement. Mais trop austère. Tu ne l’aurais sans doute pas aimé, déclara une voix d’homme.
L'inconnu venait de parler dans un français clair et marqué par un lourd accent gallois. Arthur ne reconnut pas la voix. Mais Sanoé oui. Son corps s’était aussitôt crispé contre celui d’Arthur.
L’homme se croyant toujours seul, continua son monologue.
- C’est comme ça que tu laisses ta famille, brisée. Tu aurais au moins pu attendre de revoir Callum une dernière fois.
À l’entente de cet ancien prénom, mort depuis longtemps pour Sanoé, elle retint sa respiration. À cause de la pénombre et de leur proximité, Arthur ne parvenait pas à voir les expressions de Sanoé, mais à en croire le pull du jeune homme qu’elle était en train d'agripper avec force, elle enrageait.
Lui, il était obligé de relever la tête pour éviter que leurs nez se touchent.
- Je ne l’ai pas reconnu au départ. Il a tellement changé, tu sais. Nora n’a pas voulu, mais j’aurais au moins aimé lui dire bonjour… souffla tristement le vieil homme.
Pour Arthur, cela ne faisait aucun doute. Il s’agissait de l’homme du portrait de famille, posant en costume avec sa parfaite famille, en apparence. Le père de Sanoé. Arthur se souvint que Sanoé lui avait dit que sa famille descendait d’une branche de la noblesse française ayant élu domicile en Écosse. Et la grand-mère parlant couramment français, c’était sans doute une sorte de tradition familiale. Pour ne pas couper avec leur origine.
- Elle avait aussi pris ton camée et ta bague de fiançailles. Mais je savais que tu ne voulais pas que ce soit elle qui les ait.
À ces mots, Arthur l'entendit poser des objets lourds sur un meuble prêt de la porte.
- Je vais y aller, avant que Nora se réveille. J’aimerais au moins dire au revoir à Callum avant qu’il ne parte. Adieu maman.
Tout redevint sombre dans la pièce. Arthur jeta un coup d'œil par-dessus le lit. La porte était de nouveau fermée et le père de Sanoé parti.
- Désolé, s’empressa de dire Arthur qui était toujours collé à Sanoé. C’est que j’ai entendu du bruit. Je… j’ai paniqué !
Il se releva précipitamment. Les mains en hauteur comme les criminelles dans les films de western.
- Comment je m’appelle ?
- Heu… Sanoé ? Ça va ?
- C’est ça. Sanoé. C’est pas compliqué ! cracha-t-elle, toujours assise au sol.
Et elle termina par un mot qu’Arthur ne comprit pas. Mais à en croire le ton qu’elle venait d’employer, c’était clairement une insulte. Même si ce n’était ni l’heure ni l’endroit, il trouva que c’était stylé de jurer en gaélique.
Sanoé aida Arthur à se relever. Elle avait de la force. Pourtant, sa main tremblait. Arthur n’aurait su dire si c’était à cause de la colère, de la tristesse ou du stress de s'être presque fait prendre. Peut-être même un peu des trois.
Furibonde, elle empoigna le camée et la bague qu’elle fourra dans son sac.
- On a ce qu’on devait prendre. On se barre.
- Tu ne veux pas... dire au revoir à ton père ?
Elle le mitrailla du regard. La chambre était toujours plongée dans l'obscurité, mais il vit sans problème les éclairs dans ses iris noisette.
- J’ai dit : on se barre, ordonna-t-elle froidement.
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