Quand il faut y aller...

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Malgré l'état dans lequel il se trouvait la veille, tout ce qui s'était déroulé, avant qu'il ne sombre dans son profond sommeil, était parfaitement resté gravé dans sa mémoire, comme marqué au fer rouge, et ce, dans les moindres détails.

De toute façon, même s'il n'avait fait qu'oublier un iota de cette malencontreuse rencontre, tout le village en faisait des gorges chaudes et l'évitait comme s'il était déjà mort.

Il passa le reste de la journée, sa torpeur ayant duré seize heures, devant un énorme plat de victuailles et une chope de cette fameuse bière qui l'avait perdu. Malheureusement, désormais les viandes lui paraissaient fades et la bière lui laissait dans la bouche un arrière-goût plus que désagréable.

Ce soir-là, il se coucha tôt, avec l'espoir que la sorcière se lèverait tard.

Bien sûr, il irait au point de rencontre à l'aube, son honneur l’exigeait. Cependant, si elle n'y était pas, eh bien tant pis, il aurait fait de son mieux et n’aurait rien à se reprocher. Foi de nain !

C’est sur cette espérance qu’il s'endormit d'un sommeil agité, peuplé de sorcières, de démons, de dragons et de revenants.

Au petit matin, alors que le soleil était encore loin de se lever, il enfila son armure, vérifia ses armes ainsi que son matériel, puis quitta l'auberge.

Tout en sellant son poney, il se souvint, de l'air terrorisé de l'aubergiste lorsque celui-ci avait dû prendre ses pièces d'argent, presque du bout des doigts comme s’il risquait de se brûler.

Rowald ne put retenir un frisson avant de hausser les épaules.

Ce n’était probablement qu’une illusion de son esprit du à la fatigue ou à l’alcool, pensa-t-il en tentant de se rassurer.

Chassant ce mauvais souvenir de son esprit, il se hissa sur l'animal et, sifflant un air vaillant, le poussa dans la nuit.

Il irait au rendez-vous, puis après avoir attendu cinq minutes, c'est à dire le laps de temps qu'il estimait raisonnable, s'il n'y avait personne, il continuerait sa route jusqu'au prochain village et un jour il reviendrait démontrer à ces pleutres qu'il s'en était sorti vivant.

Un jour.

Mais pas trop tôt quand même, disons dans dix ou vingt ans. Juste assez pour que la vieille meurt.

Au bout d'une bonne heure, il parvint à destination.

Hormis le gibet où se balançait encore un cadavre desséché, picoré de toutes parts par les corbeaux, les orbites vides et noires, nulle autre présence n'était visible.

Le froid s'emparait de son corps et lui raidissait les membres.

Il mit pied à terre et un corvidé croassa avant de venir se poser sur l'épaule du mort.

Rowald eut un rire bref et sec.

L'animal semblait le fixer de ses petits yeux noirs et avides.

Le jeune nain tapa deux fois du talon en signe d'impatience, puis jugeant avoir assez attendu s'apprêtait à remonter en selle.

Il avait déjà un pied à l'étrier, et une main sur le pommeau de la selle, lorsque la voix de crécelle se fit entendre.

- Tu me parais bien pressé !

Rowald leva brusquement la tête.

Le corbeau s'envola et vint se poser sur la selle de son poney, à quelques centimètres de son nez, près de sa main.

- Mais je vois, continua-t-il, que tu es ponctuel. Et j'aime ça !

Le nain frissonna.

Il n'y avait aucun doute possible. La voix de la vieille sorcière et celle du corbeau n'en faisait qu'une.

- Dépêche-toi la vieille ! Grinça-t-il entre ses dents. Je n'ai pas que ça à faire ! Dis ce que tu as à dire et disparais !

Le corbeau partit d'un rire caquetant.

- Comment ! lança-t-il. Tu as passé d'autres marchés du même genre ?

Et il repartit de son rire.

- Suffit ! Oiseau de malheur ! Grogna le nain d’une voix plus tremblante qu’il n’aurait souhaitée. Si tu ne veux pas finir rôti sur une branche dis-moi où se trouve ton caillou et va-t-en !

Rowald n’en menait pas large mais tentait par tous les moyens de cacher ce qu’il ressentait.

L'oiseau s'envola, le frôla de ses plumes noires et se matérialisa à un mètre de lui, sous sa forme première.

Celle de l'affreuse petite vieille.

- Je vais faire encore mieux, reprit-elle de sa voix irritante. Je vais t'y conduire !

Sur ces mots, elle étendit ses bras décharnés, et le paysage sembla tout d'abord onduler avant de s'estomper.

Rowald ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, une rafale de neige le gifla.

Il se trouvait devant une porte massive, de bois noir, dont les motifs en relief représentaient la mort. Une grande forme humanoïde dissimulée par une cape à capuche qui cachait son visage s’appuyant sur une faux.

Des scènes de combats, de pillages, et de mises à sac de villages.

Une épaisse couche poudreuse blanche s’adossait au bas du panneau de bois sculpté, indiquant que personne n’avait emprunté le chemin récemment.

Derrière lui, une vaste étendue recouverte de neige gelée s'étalait sur une centaine de mètres, jusqu'à ce qu'il prit au départ pour une muraille et qui, en fait, était les fortifications du château dans lesquels il se trouvait.

Un frisson le parcourut et Rowald resserra sa cape autour de son cou.

La vieille fit de même et sautillant d'un pied sur l'autre, comme si le sol la brûlait, dit d'une voix coassante, mal à l'aise.

- Je ne peux rester...

Rowald regarda à droite, puis à gauche. L'inquiétude se lisait sur son visage.

- Où m'as-tu conduit Sorcière ? grogna le nain.

Ignorant sa question, elle poursuivit.

- Je reviendrai te chercher dès que tu sortiras !

Elle eut un bref rire saccadé, ponctué d'une quinte de toux, et il entendit un murmure : Si tu sors !

Puis comme la première fois, son corps sembla se dissiper dans les airs. On aurait presque pu croire que des siècles et des siècles s'étaient abattus sur elle.

Le nain grommela. Il ne pouvait repartir en arrière.

Les remparts semblaient toucher le ciel.

Il se retourna vers la porte, se dandina d'un pied sur l'autre, puis sortit sa hache.

Le grand portail de neuf mètres de haut sur sept de large, comportait un lourd heurtoir en forme de crâne placé à six mètres de hauteur.

Jamais il ne pourrait l’atteindre.

Cherchant du regard une autre option, son regard se figea.

Quelques mètres à droite une ouverture jumelle de taille humaine s'offrait à lui.

Etait-ce pour des hommes ou pour des familiers ?

Un frisson le parcourut.

- Peste soit de la magie ! grommela-t-il entre ses dents.

Il chercha une serrure mais n'en trouva pas.

Alors d'une forte poussée, il ouvrit la porte et reçut en plein visage une bouffée de renfermé et de moisi. Cette puanteur qu'ont les vieilles caves humides, non aérées depuis des années.

Précautionneusement, il entra et la porte se referma derrière lui comme pour sceller son destin.

En cet endroit, il y faisait chaud et lourd et une nouvelle senteur fétide l'assaillit. Celle de bête fauve.

Rowald tressaillit et serra sa hache au point que ses articulations blanchirent.

Alors pour se donner du courage, il se dit à lui-même :

- Quand il faut y aller…

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