Les pêches d'Islande

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Nous étions encore nombreux sur la jetée. Les familles observaient les goélettes en partance jusqu'à ce qu'elles dépassent la ligne d'horizon. Moi aussi, je fixais les voiles blanches de L'Effort. Le bâtiment rapetissait progressivement emportant François pour de longs mois de pêche en mer d'Islande.

Le soleil hivernal m'éblouissait mais je ne voulais pas détourner la tête. Bientôt, les voiles se confondirent et je ne repérais plus L'Effort. Je persistais à ne pas détacher mon regard de ce qui n'était plus qu'une ligne blanche. Ces derniers instants avec mon époux, même avec une si grande distance entre nous, je ne voulais pas les manquer. Ces derniers instants où je le savais en sécurité...

 

Le port de Paimpol était quasiment vide. Chaque année, depuis plusieurs générations, les mêmes scènes se reproduisaient : les adieux à un époux, un fils, un père... que nous n'étions pas certains de voir revenir. Puis, au retour des goélettes, la joie de les retrouver ou le chagrin d'une triste nouvelle.

Rares étaient les saisons de pêche sans mort à déplorer. Depuis le début des pêches d'Islande, les décès se comptaient par centaines. Mais nous nous y étions habitués. Nous n'avions pas vraiment le choix. Il fallait bien travailler, gagner sa vie pour nourrir sa famille. Ici, les hommes étaient pêcheurs de père en fils, par tradition familiale mais aussi car c'était un emploi assuré. Le secteur était florissant, surtout pour les propriétaires de navires et les armateurs. En contrepartie, les Paimpolais, comme dans les autres ports, payaient un lourd tribut.

 

Je pris une grande inspiration et remontai d'un pas décidé la route menant à notre maison. Je me remémorais ma rencontre avec François. Cela fera bientôt 5 ans. Au bal du 14 juillet, mes cousines m'avaient délaissée pour leurs cavaliers. Seule, j'attendais leur retour en tapant du pied au rythme de la musique, quand une silhouette me cacha la vue. François, avec un sourire charmeur, m'invita à danser. C'était et c'est toujours un très bon danseur... Depuis, nous ne nous sommes plus quittés. Ce souvenir me met toujours du baume au cœur et pallie un peu son absence.

Je me hâtais. Les nuages commençaient à s'amonceler à l'ouest et Jacques m'attendait. À 3 ans, il était trop jeune et trop prompt à courir dans tous les sens pour accompagner son père jusqu'au port. Nous avons préféré le confier à Marie, notre voisine. Vieille fille de 55 ans, elle ne voyait pas l'intérêt de venir assister au départ des goélettes. D'après Marguerite Floury, elle avait perdu son fiancé, Jean, lors d'un naufrage et, depuis, n'approchait plus des navires. "Cela doit lui rappeler de mauvais souvenirs. Surtout qu'après cela, aucun homme n'a voulu d'elle" aimait ajouter la boulangère, un brin commère.

C'était cela les villes portuaires comme Paimpol : pas assez grand pour passer inaperçu, pas assez petit pour faire taire soi-même les rumeurs. Lors je me suis installée ici, après notre mariage, ce fut un grand changement. Mes parents étaient de petits propriétaires terriens. Mon père était le Maire de Plourivo et ses administrés nous respectaient beaucoup. La vie y était différente.

 

Je frappai un coup contre la lourde porte en bois avant de l'ouvrir. Jacques était devant l'âtre. Il jouait avec les petits animaux en bois que son père lui avait sculptés lors de la dernière campagne de pêche. Marie était installée sur une chaise positionnée de telle sorte qu'elle pouvait surveiller Jacques tout en guettant mon retour.

Après un regard dans sa direction, je m'approchai de mon petit garçon.

- Papa est parti ?

- Oui.

- Quand il reviendra, j'aurai de nouveaux animaux ?

- Je suis sûre qu'il t'en fera d'autres pendant son temps libre.

- Des lions et des éléphants ?

Je ris de bon cœur.

- Ce sera une surprise.

Lors de notre passage chez mes parents pour la nouvelle année, mon père avait montré à Jacques un livre sur les animaux d'Afrique. Il fut fasciné par ces créatures dont il ne soupçonnait pas l'existence. " Quand je serai grand, j'irai voir tous les animaux. J'en découvrirai de nouveaux et je ferai un livre comme celui de papy ", claironnait-il depuis.

Je me relevai. Sagement, Jacques ramassa ces jouets et m'imita. Je me tournais vers Marie.

- Demain, je vous apporterai des œufs frais.

- C'est bien gentil à vous, me répondit-elle.

- Au revoir, lui adressa Jacques en partant.

Je le couvris de mon mieux pour le protéger du vent et le pris dans mes bras. En quelques minutes, nous étions chez nous. Je ravivai le feu, mis la soupe à chauffer avant de m'asseoir devant l'âtre et enserrer Jacques.

- Comment ça s'est passé avec Marie ? Tu as été sage ?

- Elle m'a raconté une histoire d'animaux. Ils avaient perdu un ami mais ils ont réussi à le retrouver. À la fin, ils riaient et mangeaient des fruits tous ensemble. Après j'ai joué et tu es arrivée.

Jacques se laissait bercer tandis que je méditais sur le départ de François.

- Il revient quand, papa ?

- En septembre. Quand les feuilles des arbres commenceront à rougir.

- Il va revenir, hein ? ajouta-t-il en se tournant vers moi.

Étonnée, il me fallut quelques secondes pour réagir.

- Oui, bien sûr qu'il reviendra. Il ne voudra pas manquer ton anniversaire, le rassurai-je de mon mieux.

- Parce que le p'tit Yann, son papa, il est pas revenu. C'est Jules qui me l'a dit.

- Il arrive parfois que les papas ne reviennent pas. Mais le tien, c'est sûr qu'il va revenir car il nous aime très très fort.

Acceptant ma réponse, il se blottit à nouveau contre moi.

Yann était le dernier né de ma cousine Mathilde. Il y a bientôt 2 ans qu'elle avait perdu son époux et son frère dans le naufrage du Voyageur. Malgré le temps passé, elle ne s'en était pas encore remise. Lors de conversations, il lui arrivait de se mettre soudainement à pleurer. Des sujets tout à fait banals pouvaient lui remémorer des souvenirs encore trop douloureux à revivre. Leur perte était une épreuve qu'elle ne réussissait pas à surmonter.

Lorsque je la croisais, son histoire me rappelait que, chaque année, nous étions toutes, moi y compris, susceptibles de devenir veuves. Au retour des goélettes, le capitaine pouvait venir à la rencontre de n'importe laquelle d'entre nous et nous annoncer la triste nouvelle... Si cela devait être mon tour, comment réagirai-je ? Comment le dire à Jacques ? Il est préférable de ne pas trop y penser. "Cela porte malheur" disent certains.

 

La soirée suivit son cours. Jacques n'aborda plus le sujet. Je me couchais plus sereine bien qu'anxieuse. Toutes mes pensées allèrent vers François. Il était en pleine mer, probablement sur une couchette du poste d'équipage en train de se reposer pour être prêt dès qu'un banc de morues serait signalé. Je m'endormis en l'imaginant à  nos côtés.

 

Je me redressai soudainement sur mon lit. En sueur, je regardai autour de moi sans savoir où je me trouvais. "François" murmurai-je.

En une poignée de seconde, mes pensées redevinrent cohérentes et, à la lueur de la pleine lune, je reconnus notre chambre et constatai l'absence de François. Je venais de faire un cauchemar, un affreux rêve. Mais il était si réaliste que j'en tremblais encore. J'avais vu L'Effort au milieu d'une tempête, les hommes sur le pont tentant des manœuvres d'urgence pour stabiliser le bâtiment. J'avais vu des hommes projetés par dessus bord, emportés par les flots. Leurs silhouettes sombres se détachaient de l'écume de l'océan quelques instants avant de disparaître dans le creux d'une vague. J'avais vu François tenir fermement un bout, grimaçant dans l'effort. Une vague plus puissante que les autres se fracassa sur le pont. Un cri retentit puis… plus rien. Le bout s'agitait librement au rythme des rafales de vent. À mon tour, je criai. Mon cri dût me réveiller.

Je tendis l'oreille : aucun bruit n'émanait de la chambre de Jacques. Il dormait paisiblement. Je n'avais pas réellement crié.

Sans savoir pourquoi, je me sentais mal, de cette douleur sourde difficile à définir. Je me sentais triste. Et s'il était arrivé malheur à François ? Était-ce un rêve prémonitoire ?

Je ne réussis pas à me rendormir et pensais passer le reste de la nuit à m'inquiéter. "François, où es tu ?"

Finalement, le chant du coq me réveilla au petit matin. Je ne me sentais pas mieux, le malaise était toujours présent. Je tentai de me raisonner en me répétant : "ce n'est qu'un mauvais rêve. François va bien."

Tant bien que mal, je réussis à calmer mes angoisses et à entamer ma journée.

 

Après avoir ramassé des légumes au potager et déposé des œufs à Marie, Jacques et moi nous dirigeâmes vers la maison de la famille Devalan, l'un des principaux armateurs de Paimpol.

En chœur, nous chantions le refrain de la Paimpolaise :

"J'aime Paimpol et sa falaise

Son église et son grand pardon,

Mais j'aime mieux la Paimpolaise

Qui m'attend au pays breton!"

Chaque jour, pendant quelques heures, je venais tenir compagnie à Madeleine Devalan, la matriarche qui, bien qu'officiellement retirée des affaires, continuait à peser sur les décisions professionnelles de son fils. Réputée dure en affaire, elle était néanmoins une femme cultivée et généreuse. Pendant que je lui faisais la lecture, elle acceptait que Jacques reste dans les cuisines sous la surveillance de leurs domestiques. Même si Marie nous était d'une aide précieuse, j'aimais avoir Jacques près de moi.

Ainsi, je gagnais un peu d'argent pour subvenir à nos besoins, en attendant le retour de François. Je complétais ce petit revenu par la vente de dentelles que je confectionnais – mon travail était apprécié et demandé. En faisant attention à nos dépenses, je réussissais à nous faire vivre correctement sans contracter trop de dettes.

 

Au fil du temps, la routine reprit le dessus et j'oubliais mon cauchemar pendant la journée. La nuit, il me tarauda pendant plusieurs semaines. Aucune mauvaise nouvelle ne nous parvenant de la campagne, même si j'attendais encore une lettre de François, je réussis à me rassurer.

Cette année-là, je reçus tardivement de ses nouvelles. Plusieurs courriers avaient subi des dommages – abordés par des paquebots, perdus dans de violentes tempêtes… – et ne parvinrent pas jusqu'à nous.

 

Début septembre, les premières goélettes rejoignirent le Paimpol les cales bien remplies et satisfaites de leur campagne de pêche. Mais les marins affirmaient que les bâtiments avaient essuyé de nombreuses tempêtes et que des pertes étaient à déplorer. Mes craintes resurgirent.

Chaque jour, je me postais à la croix des veuves. De ce point de vue, les femmes des pêcheurs scrutaient l'horizon espérant apercevoir les voiles des goélettes.

 

Après deux semaines d'attente, j'étais dans le potager quand Jules me cria : "L'Effort est en vue, il ne va pas tarder à accoster." J'abandonnai ma récolte et courus chercher Jacques pour le confier à Marie. Au pas de course, je rejoignis le port. J'aperçus la goélette qui dépassait la jetée. Aussitôt, je remarquai le pavillon en berne. Il signifiait que l'équipage avait subi des pertes. Je courus aussi vite que possible. François était-il revenu ?

Arrivée sur le quai, je jouais des coudes pour me glisser entre les familles impatientes de retrouver les leurs. Je dévisageais les marins sur le pont espérant reconnaître François… sans résultat. Mon cœur cognait dans ma poitrine. Où était-il ?

J'aperçus le capitaine, il se dirigeait vers moi, le visage fermé… Je cessais de respirer. Quand je crus qu'il allait m'aborder, il se détourna vers la famille Méheut, à mes côtés, et leur annonça la mauvaise nouvelle. En pensée, je poussai un grand ouf de soulagement.

- Louise, Louise.

Je guettai l'origine de cet appel. Je reconnus sa voix puis l'aperçus. François se fraya un chemin jusqu'à moi et m'enlaça. Je lui rendis son étreinte, trop heureuse de le retrouver sain et sauf, oubliant ces mois d'inquiétude et d'angoisse. Il était de nouveau avec moi.

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