Le Réveil des Anciens
de Emcé
Saïn
Cette nuit encore, il n'avait trouvé le repos qu'une heure ou deux. Des bourrasques s'engouffraient dans les tentes, des trombes d'eau se déversaient sans discontinuer sur le sol. Chaque fois arraché au sommeil qu'il se promettait depuis des jours, il s'était finalement contenté de guetter l'aurore.
Le silence planait, entrecoupé de coups de pierres à aiguiser ou de raclements de gorge. Agglutinés autour des braseros, ses hommes frottaient leur équipement, affûtaient leurs armes, semblait-il davantage pour tuer l'ennui que par souci du détail. La lueur des flammèches glissaient sur leurs traits mornes, embrasaient un instant leur regard tourné vers des pensées sans fond. Un ciel sans lumière ternissait le monde. Les rafales de l'hiver fouettaient les bannières et saisissaient les chairs à vif ; les feux que l'on alimentait tant bien que mal n'y pourraient rien. La pluie noyait les torches et changeait le terrain en bourbe, de quoi vous faire déraper à la première occasion. Son gambison sentait le renfermé, suintait un mélange d'eau et de sueur. Un spasme le parcourut, tandis qu'il passait une main nerveuse sur son visage.
Il n'était pas rentré à Kiasônvar depuis le début de l'année ; elle s'achèverait bientôt.
Une journée de plus durant laquelle son foyer, les repas chauds de sa femme, la cheminée près de laquelle il contait ses faits à sa fille, glisseraient toujours plus dans sa mémoire, comme l'un de ces songes dont on ne retrouve plus qu'une vague sensation au réveil. Il en était pourtant si proche.
Il secoua la tête et s'attarda sur la plaine, l’horizon couvert de brume. L'absence des mois durant pesait déjà bien assez lourd, tout comme les tensions de l'armée autour de lui et le temps de chien qui s'abattait sur eux. Nul besoin d'y ajouter le fardeau des souvenirs. Il huma le vent humide du matin. Des odeurs acides lui montaient aux narines : la pluie sur le fer, ses solerets encroûtés de boue. Et bientôt celle du sang.
Les Damnés gagnaient les domaines du Nord, consumaient tout sur leur passage. Les villages ne ressemblaient plus qu’à de vulgaires éboulis jonchés de corps. Saïn l'imaginait bien : chacun vivait sa routine jusqu'à ce qu'une marée noire aussi soudaine que brutale s'abattent sur les familles que personne n'avait mises en garde. L'ennemi ne convoitait pas les biens, qu’il laissait brûler au milieu de ce qui restait des ruelles. Il progressait vers le hameau suivant, qu’il raserait de même. Un chemin tout tracé vers la capitale – sa chère capitale – qui connaîtrait le même sort dans les prochains jours. Le roi avait enjoint l'ost de se positionner sur différents points stratégiques, en large périphérie de Kiasônvar, sans qu'il ne parvienne à le persuader d'agir plus tôt, d'intervenir dans les bourgs, les campagnes, des lieux plus éloignés, pour gagner du temps et des vies. À son grand regret, son souverain préférait consulter un Prophète dont les augures avaient prédit sa victoire : aujourd'hui et ici, ni plus tôt, ni plus tard, ni autrement. Sa portion d'armée en était réduite à patienter dans la boue et le froid. Depuis deux nuits, que le Général avait passées à se demander qui de celui qui exécute le massacre ou le laisse se réaliser sciemment s'en rend le plus coupable. Et l'idée même de ce qu'il adviendrait de sa fille et sa femme noyait le peu de chaleur qui lui restait. Étaient-elles au moins conscientes de ce qui se jouait au-delà des murs d'enceinte ? Leur terreur, leur cri, leur recherche d'un abri, en vain.
Des sabots battirent le sol ; la réalité comprima son armure. Il cilla et ramena ses cheveux dégoulinants en arrière. Les brides de leurs chevaux à la main, son intendant venait lui transmettre son rapport. Son air inquiet le piqua davantage.
« Monseigneur, nous ne comptons plus que deux éclaireurs sur les quatre envoyés. Ils nous ont rapporté que leurs mages sont nombreux. Ces abominations jettent leurs sorts sur quiconque approche à moins de cent pas. Néanmoins, leurs rangs ne comportent que des hommes de pied, environ la moitié des nôtres. » Sa mine blêmit. Il planta ses yeux rougis par le froid dans ceux de son commandant. « Ils viennent déjà vers nous. »
Saïn empoigna la bande de cuir et fit jouer ses mâchoires douloureuses.
« J'accompagne la cavalerie. Nous nous déploierons dès que les archers auront miné leurs premières lignes. »
L'agent laissa planer un silence, à la recherche de mots adéquats.
« Général, osa-t-il, les fantassins ne devraient-ils pas s'engager les premiers, avant même les chevaux ? »
Il aurait voulu laisser échapper un sarcasme, sans y parvenir.
« Patienter lâchement pendant que d'autres offrent déjà leur vie ? » L'autre ne put soutenir son regard. « Portez ces ordres aux officiers, Stern : l'infanterie nous suivra. Archers. Chevaux. Hommes à pied. Est-ce assez clair ? » Alors que son intendant s'apprêtait à partir, Saïn le retint par le bras : « Que les Détenteurs fassent leurs preuves. Ils ont tout intérêt à nous soutenir s'ils souhaitent rester vivants. » L'autre hocha la tête et s’exécuta sans un mot.
Sur la plaine, ses hommes s'étaient rassemblés. Vêtus de capes sommaires, les Détenteurs se tenaient à l'écart dans les sous-bois, donnant l'impression de participer malgré eux à un combat qui ne les concernait pas. Ce fut certainement leur pensée, et au bout du compte, le cas. Le prix à payer pour ne pas être laissés à leur propre sort, enfermés dans une geôle de la capitale ou transpercés par la lame d'un soldat haineux. Dès le premier jour, les officiers avaient dû intervenir lorsqu'un groupe de combattants s'en était pris à l'une d'entre eux, à cause - selon leurs dires - d'un regard menaçant. Un conflit en passe de dégénérer en bain de sang. Depuis, une distance avait été imposée, les invectives punies plus sévèrement, de sorte que tous restent à leur place et s'ignorent.
Les gradés passaient entre les rangs, dictaient leurs ordres. Mais la plupart des soldats savaient à quoi s'attendre et n'y prêtaient aucune attention. Le silence régnait comme pour préserver la solennité de l'instant. Une recrue murmurait des prières, les mains et le front posés sur le pommeau de son épée. D'autres avaient le regard rivé sur l'horizon, dans l'attente d'un coup du sort.
Saïn se surprit à désirer qu’une arme adverse perce enfin le brouillard et l’incertitude. Pourvu que l’action attise leur fougue à tous. Qu'il puisse voir au plus vite comme sa fille avait grandi, passer au-delà du regret d'une année vécue loin de son foyer. Qu'il puisse enfin s'enivrer du parfum fruité que sa femme porte au creux de son cou.
Comme un seul corps, son armée se figea. Un sursaut qu'il connaissait bien. Sa poitrine émit un bruit sourd. Il dut ciller pour chasser la pluie et discerner l'étendard ennemi poindre dans la brume. Des créatures humanoïdes et livides s'approchaient à un rythme lent. Squelettiques, de sorte qu’il se demandait comment elles pouvaient tenir à bout de bras leurs armes immenses. Il suivait leurs drapeaux noirs, une à une leurs lances pointées vers les cieux. Le moindre regard menaçant qu'il imaginait rivé sur ses hommes l’enivra tout à coup. Les Damnés s’arrêtèrent d’un même pas. Au milieu de leurs rangs, tel un reflet obscène, un cavalier se tenait fièrement assis sur un cheval aussi sombre que son armure. Son poing épineux, serré autour de leur bannière noire au centre de laquelle un cercle rouge contrastait, se leva. Saïn n’eut aucune peine à imaginer un rictus effroyable sous son heaume.
Un frisson le traversa. Il imposa une volte à son cheval, se campa devant son premier rang.
« Archers ! »
Les arcs se levèrent d'un même geste ; les flèches visèrent de concert les nuances épaisses et grises du ciel. La légion entière retint son souffle. Il voulait en être certain.
Brusquement, le drapeau ennemi chuta, désignant l'armée du Roi. Le défia, lui, et chacun de ses soldats. Leur chef envoya les subalternes armés d’une simple lame à la charge, gardant les plus équipés en attente. Vraisemblablement, il faisait peu de cas de l'honneur. Sans aucun doute, seuls quelques uns survivraient, laissant les autres se faire piétiner par les suivants. D'autres arcs alliés sortirent des fourrés plus en avant ; l'ensemble dessinait un demi-cercle de pointes dressées.
« Tirez ! », mugit Saïn.
Des centaines de cordes claquèrent à l'unisson ; les pointes tracèrent d'interminables courbes vers la piétaille ennemie. Des cris s'élevaient déjà. Le Général savoura cette vision et félicita en silence ses hommes à chaque corps à terre. Il sentait ses tempes battre le rythme d'un cœur nouveau, tenace et sans compassion, le rythme d'une proche victoire ; il le fallait.
Il se permit de contempler un bref instant le ciel. Au-dessus d'une parcelle encore vierge de tout soldat, le soleil perça - dans la noirceur, un éclat, que la folie sillonnerait sous peu.
« Les arbalètes ! », cracha-t-il.
Derrière lui, les ordres retentirent. De nouveau, les armures noires hurlèrent sous les impacts. Son cheval poussa un souffle empressé. Tout autour, flèches et carreaux sifflaient vers l'ennemi toujours plus proche. Il logea sa tête dans son heaume et porta sa main à son épée bâtarde. Le métal étouffa les sons, enserra ses angoisses, et il ne lut plus - à travers l'ouverture - que l'imminence d'une lutte qu'il ferait sienne.
Le cavalier noir s'élança subitement, propulsant des gerbes de boues derrière lui. Le Général leva une main au Ciel, en direction du mince rayon de soleil. L'adrénaline pulsa dans ses veines.
« Pour le Roi ! », hurla-t-il à pleins poumons.
Sa voix fendit la plaine, et il soupçonna une halte imperceptible dans les rangs adverses. Peut-être même que son appel résonna jusqu'aux fenêtres du château. Du moins, il l'espérait.
« Vous ! Bouclier ! », entendit-il, dans son dos.
Son cheval dévalait déjà la lande ; l’ensemble de la cavalerie l’imita, et toute la légion rugit pour l’encourager. Devant eux se forma une carapace translucide, semblable à une bulle savonneuse, aussi large que la bataille. Les éclairs projetés par les mages ennemis s’y écrasaient sans jamais les atteindre. La rage dans les yeux, les crocs déployés, Saïn hurla de plus belle. Il s'inclina sur sa jument - sa compagne de combat, éloignée de la conscience de l'homme. À pleine vitesse, il abattit son épée et gerça la ligne.
Il sentit autour de lui une pression s'exercer vers l'extérieur, de sorte que les squelettes furent projetés sur son passage. Même leur sang, lorsque la pointe de sa lame décrivait de larges courbes meurtrières. Il mania ainsi son arme et créa un trou béant dans la masse, sans jamais être touché. Autour de lui, une mare de sang sombre, un tapis de corps émaciés empoignant encore l'arme dont ils n'avaient guère eu le temps de se servir.
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Chapitre I - Le cercle écarlate (2/2) | Chapitre | 6 messages | 8 mois |
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