Requiem Au Paradis et Son Envers

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Naïfs et oisifs amis,



Nous y voilà. Mon journal de bord complété, vos plantes étudiées, vos animaux disséqués et vos gestes passés sous mon œil scientifique, j'ai vu la beauté. Lorsque les dieux sont bons et justes, lorsque la lumière du Soleil irradie nos peau, j'ai vu la puissance infinie constituant vos coeurs.

C'est notre dernier entretien, le dernier d'une longue série de débats, de conversations tardives et de révélations bouleversantes. Ceci est le testament de notre relation… Mais je me dois de vous révéler tout ce que j'ai découvert, tout ce à quoi vous êtes aveugles.

À vous, qui m'avez émerveillé et tenu en haleine des mois durant, à vous qui m'avez déçu plus que je n'ai de doigts, d'imagination et d'intérêt pour compter, à vous, je lègue conseils et avertissements.

Ne vous trompez pas, jamais, ni un seul jour, ni une seule nuit que Dieu fait, nous n'avons été amis. Sept années se sont écoulées, et, seconde après seconde, je n'ai pu m'empêcher de penser, oui, de penser à votre naïveté. Moi, venu de très loin, suis resté à vos côtés, ai mangé votre soupe, bu votre eau, et jamais personne ne s'est posé de question. Pas la moindre idée, ni la moindre pièce de suspicion, ce qui eut-ce été plus pragmatique que cynique, n'a germé dans votre esprit ramolli.

Un homme peut clamer ce qu'il veut, haut et fort, sur le toit qu'il choisit, toutes ses paroles peuvent être sages et avisées, chacune d'entre elles choisies avec précaution et soin, la précaution d'un diplomate et le soin d'un chirurgien, peu importe. Si ses pieds, aussi robustes fussent-ils, sont posées sur un toit dégringolant, au sommet d'un haut château dans le ciel, alors plus rien ne compte.

Malheureusement, je suis au regret de vous dire que vous êtes dans le second cas.

Petit, à l'âge où les dragons volent dans le ciel, où le monde entier est explorable, mon père me racontait des histoires sur vous, sur votre ancien Seigneur, le Roi Ézéchiel XIII, et il vous appelait d'un prénom qui sonnait doux à mes oreilles : les hommes dans le Haut Château. Mais votre château s'effondre, et le temps est venu de payer les factures.

La cause, la voici. Je ne passerai pas par quarante-huit chemins : votre isolement. Bien sûr, votre discours habituel, aux habituels étrangers est : « Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent ».

Moi, ce que j'en ai à dire c'est que vous clamez constamment votre amour de la vie et de la simplicité. Moi, non isolé, moi voyageant, j'ai vu des choses que vous ne croiriez pas, j'ai vécu plus d'une vie en seulement trente-cinq années humaines, j'ai perdu des choses que vous ne comprendriez pas, j'ai vu des univers se geler, des créations brûler, j'ai connu un amour pur tout en comprenant la haine. Moi, j'ai vu le chagrin, le deuil, la souffrance, je les ai expérimentés, et oui, j'ai plus souffert que n'importe qui d'autre. Bien sûr que j'ai connu la corruption, j'ai causé du tort à des personnes qui ne le méritaient pas et j'ai aimé ça.

La vie, c'est tout, ou rien. Se protéger de la souffrance est un crime. Rejetter une grande partie de la définition d'un terme en est le crime. De fait, la vie, c'est la beauté, l'amour et la souffrance, le chagrin ainsi que la mort.

Vous refusez l'art, et en ce faisant, vous refusez la beauté par peur que cela ne corrompe vos âmes. Ainsi, jour après jour, vous mourrez, passez à côté d'une vie qui mérite d'être vécue, une vie avec une infinité de possibilités. Le Roi Ézéchiel XIII vous a mené à votre perte et des hymnes et des prières sont chantés pour lui chaque soir. Depuis trop longtemps, vous vivez dans une peur constante, au goût alléchant de cannelle. Maintenant que je suis là, je suis déçu et répugné.

Je suis là, et si j'avais été un ennemi, j'aurais brûlé vos récoltes, violé vos femmes et mangé vos fils. Et vous m'auriez chanté une jolie chanson.

J'ai combattu dans une guerre plus grande que vous ne connaîtrez jamais. Lorsque je ferme les yeux, je vois rouge, j'entends plus de cris que vous ne pourrez jamais compter. J'ai combattu, et lorsque vous mangiez du pain, je me battais et tuais, non pas pour quelques idées futiles ou pour un lopin de terre pas plus grand qu'une cage à lapin, mais pour le plaisir. Et je l'ai fait, et je le referais si c'était refaire, parce que c'était drôle, jusqu'à ce que je la gagne cette guerre, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que Solitude et moi.

J'en ai vu des choses et je ne regrette rien. L'Homme, peu importe ses paroles est la seule créature vile et cruelle qui n'ait jamais été, qui est ou qui sera. Tenter de le contrôler est un acte vain et futile, il est inutile de refuser le mal, de rejeter tout ce qui pourrait en causer, pour la simple et unique raison qu'il est inutile de contrôler le Kraken, pas avec de belles paroles. Lorsque je vous vois, je constate avec horreur, la même horreur avec laquelle j'ai trouvé R'Lyeh, que je ne vois qu'imbéciles.

C'est pourquoi je m'en vais. Ce long aparté vous aidera, je l'espère, je ne devais que vous dire au revoir. Apparemment, il semble que je me sois laissé dépasser par le sujet, pardonnez-moi, tuez-moi sur le champ si cela vous fait plaisir. J'ai effectué beaucoup de digressions, tant pis. J'espère vous avoir fait réaliser à quel point vous ridiculement sous-armés face à la belle vie. « Hommes dans le Haut Château Croulant », voilà comment je vous nommerais à mon retour. Je regrette, plus que je n'ai regretté en toute ma vie, je regrette d'être venu.

Je ne suis qu'un banal explorateur, vous disant adieu, vous critiquant en vous disant adieu. Je regrette tant d'avoir un jour fait s'effondrer mon manoir de l'imaginaire en posant mes yeux sur vos décevantes carcasses. Vous allez être tristes, en colère, fous d'une rage irrépressible, ne cherchez pas à la contrôler. Laissez-vous porter par l'authenticité humaine. Ce fut une splendide aventure

Adieu.

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