Chapitre 1 L'héritage (partie 2)
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Jules ne vint me chercher qu’à neuf heures, la ponctualité n’étant pas son fort, et nous nous mîmes en route pour Belfort. Je profitai d’un arrêt à une station-service pour appeler Me Vernier qui accepta de nous recevoir le jour même, dans l’après-midi. Aux yeux de Jules, cela prouvait de manière évidente que l’héritage de mon oncle était conséquent. Contrairement à moi, le monde des juristes et des magistrats lui était familier et il savait qu’obtenir un rendez-vous auprès d’un notaire s’avérait souvent, pour le quidam sans le sou, long et fastidieux.
La veille, j’avais également passé un coup de fil à mes parents. Ils n’étaient pas au courant du décès de mon oncle : Pierre avait coupé tout contact avec la famille depuis plusieurs années. Tout comme moi, ils furent étonnés que je fusse son unique héritier. Je sentis toutefois, bien que ce fût à peine perceptible, une certaine répugnance dans la voix de ma mère lorsqu’elle apprit la nouvelle. Je mis cela sur le compte de l’émotion. Après tout, même s’ils ne se parlaient plus, Pierre était le frère cadet de ma mère, et l’annonce de sa mort avait dû lui causer un choc.
En chemin, je pensai à mon oncle. Je ne l’avais vu que quatre ou cinq fois tout au plus. La dernière remontait à dix ans, lors de l’enterrement de ma grand-mère maternelle Joséphine. Je venais de décrocher brillamment mon baccalauréat. J’étais ainsi le deuxième Richenbach, après mon oncle Pierre, à obtenir ce diplôme. Si je faisais la fierté de mes parents, je sentais poindre au sein des autres membres de la famille (qui étaient nombreux puisque ma mère était l’aînée de cinq frères) un sentiment confus que j’identifiai, des années plus tard, comme une sourde hostilité. On ne faisait pas d’études chez les Richenbach. Pierre était le seul à en avoir fait et il était, d’un avis unanime, « un drôle d’oiseau ».
Les obsèques de ma grand-mère avaient eu lieu dans l’église de son petit village de Haute-Saône, où elle avait toujours vécu. Mon oncle était arrivé en retard et resta tout le temps de l’office près de l’entrée. J’avais cru alors qu’il redoutait le courroux de la famille, et tout particulièrement de ma mère, pour ce retard inadmissible. Je sais à présent que c’était sa seule présence qui était mal perçue. Je le revois adossé à un pilier, baigné dans la douce lumière d’une fin d’après-midi de juin tamisée par les vitraux. C’était un homme grand, d’une maigreur presque maladive. Des traits réguliers, quoique sévères, dessinaient son visage ovale d’une pâleur dérangeante. Il y avait quelque chose dans son regard qui causait une impression étrange, une intensité quasi magnétique émanant de ses yeux bleu délavé qui faisaient bien plus que vous regarder : ils vous transperçaient, vous mettaient à nu comme s’ils pouvaient lire dans vos pensées, même les plus secrètes.
L’office terminé, nous fîmes cortège au cercueil jusqu’au cimetière. Mon oncle nous suivait de loin. Je prétextai de refaire mes lacets pour sortir de la file et attendit que Pierre parvînt à ma hauteur. Il me salua d’un petit signe de tête.
- Je suis très heureux de te revoir, Benjamin, me dit-il. Comme tu as grandi ! J’ai appris que tu avais obtenu ton baccalauréat. Je t’en félicite.
Je le remerciai, le visage écarlate. Les compliments de cet oncle mystérieux avaient une saveur toute particulière. Ils signifiaient la reconnaissance d’un pair et il se créa, à cet instant précis, un lien, une complicité aussi forte que tacite.
Il s’enquit alors sur les études que je souhaitais suivre et lorsque je lui répondis que je souhaitais me consacrer à la paléontologie il me répondit, me fixant droit dans les yeux :
- Il faudra que je te t’entretienne de quelque chose d’important un jour, de très important.
Ce dernier mot avait été prononcé avec une intonation singulière. Il sonnait comme un avertissement. J’aurais aimé en savoir davantage mais je n’osai pas poser de question. Les circonstances ne s’y prêtaient guère et je voyais ma mère qui me fixait, au loin, avec sévérité. Je pressai le pas et la rejoignit, laissant mon oncle seul, derrière le cortège.
Hélas, ce jour ne vint pas. Jamais je ne le revis. J’avais même oublié cette curieuse conversation. Elle avait attendu des années, patiente et cachée dans un recoin de mon cerveau, le décès de mon oncle pour revenir en pleine lumière.
Nous arrivâmes à Belfort en milieu d’après-midi et nous nous rendîmes directement chez le notaire qui nous reçut, l’air soulagé. Tous les documents étaient prêts à être signés. Apparemment, Me vernier souhaitait conclure ce dossier au plus vite. J’héritai de la maison et de son immense terrain, comprenant plus de la moitié d’un bois bordant le village de C. que l’on appelle le Bois Joli. Le notaire ajouta que Pierre était mort en laissant des dettes.
- Heureusement pour vous, m. Richenbach, votre oncle avait encore quelques économies en banque et elles ont servi à rembourser ses créanciers. Vous n’héritez donc pas de ses dettes !
Me Vernier avait prononcé ces mots avec une bonne humeur un peu trop appuyée et un sourire forcé qui laissait voir ses dents tachées par le café et le tabac.
- Mais, intervint Jules déconcerté, Pierre Richenbach n’était-il pas à la tête d’une fortune considérable ?
Je lui avais révélé, la veille, que mon oncle était fort riche et Jules, suivant son naturel rêveur et fantasque, avait passé le reste de la soirée à imaginer les châteaux en Espagne et les montagnes de délices que je pourrais m’offrir grâce à cet argent. Je dois reconnaître que ses élucubrations avaient été si vivantes et flatteuses que je m’étais, une fois revenu chez moi, abandonné, par anticipation, aux frissons du plaisir que cette fortune inattendue allait me permettre de faire. Aussi fus-je moi aussi fort déconcerté et même déçu en apprenant que mon oncle n’avait plus un centime.
- C’est ce qu’on m’a dit, répondit Me Vernier. Mais je puis vous assurer qu’il n’avait presque plus un sou. Ce qu’il a bien pu faire de tout son argent, mystère. Veuillez signer ces documents, je vous prie, et la maison est à vous !
Une fois encore, je sentis une bonne humeur trop appuyée de sa part alors qu’il me tendit le gros stylo Montblanc d’un noir bleuté.
- Pardonnez-moi, fis-je, mais savez-vous de quoi mon oncle est mort ?
- Crise cardiaque, je crois…
Il mentait, j’en étais presque sûr. Il me fit un signe de tête en tendant avec instance le stylo dans ma direction.
Je signai et le notaire laissa échapper un sourire qui, pour le coup, n’était pas du tout feint. Jules et moi nous levâmes pour prendre congé. Me Vernier tint à nous raccompagner jusqu’à la sortie.
- Si j’étais vous, m. Richenbach, me dit-il en me serrant la main (Jules, toujours pressé, avait déjà descendu les marches menant à la porte d’entrée de l’immeuble), je me débarrasserais au plus vite de cette maison.
Il ferma brusquement la porte, comme s’il voulait dresser un rempart pour se protéger d’une maladie ou d’une obscure et effroyable malédiction.
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