Chapitre 3
Sagitta, Douzième Royaume.
Académie de Valyar.
Satia posa sa plume et relut soigneusement sa copie. Elle leva enfin les yeux pour s’apercevoir que tous les autres étudiants écrivaient encore fébrilement. Comme souvent, elle était dans les premiers à terminer. Elle rendit sa feuille, puis sortit du bâtiment et laissa ses pensées vagabonder. Les examens étaient enfin terminés. Le droit, l'histoire et les sciences politiques pouvaient être mises au placard. Il lui faudrait maintenant patienter jusqu’aux résultats, d’ici deux mois, pour savoir si elle obtenait son diplôme – et avec, le droit d’occuper un poste.
Elle quitta l’Académie et soupira en songeant qu’il lui restait encore une semaine de festivités à supporter. Pour de nombreux citoyens sagitéens, c’était l’occasion d’apercevoir les autres peuples, de nouer des contacts, de conclure des tractations commerciales. Pour Satia, c’était une foule omniprésente, des rues qui débordaient de magasins temporaires et rendaient le moindre déplacement difficile. Elle aurait aimé se calfeutrer dans sa chambre pour les huit prochains jours, mais son père tenait à ce qu’elle sorte et s’amuse comme les jeunes de son âge lorsque c’était possible.
Plongée dans ses pensées, Satia avait atteint l’un des nombreux parcs de la ville, et parmi la verdure qui l’entourait, elle se dirigea vers un coin isolé, où seuls se trouvaient un arbre séculaire et quelques massifs de fleurs hivernales rouges et jaunes. Elle déblaya une partie de la neige qui s’attardait, et déplia une petite couverture qu’elle emportait toujours avec elle pour se protéger de l’humidité, avant de s’asseoir au pied de l’arbre et de se laisser aller contre le robuste tronc. Le calme des jardins était apaisant.
Emmitouflée dans sa cape fourrée, elle savoura l’air froid sur son visage exposé. Son souffle se condensait en petits nuages blancs à chacune de ses expirations. Elle les regarda s’élever et disparaitre, avant de sursauter. Quelqu’un se trouvait là-haut, assis nonchalamment sur une branche épaisse.
–Excusez-moi si je vous ai effrayée. Ce n’était pas mon intention, dit l’inconnu.
Satia sourit malgré le soleil qui lui venait dans les yeux.
–C’était davantage de la surprise. Peu de gens fréquentent cet endroit, et moins encore sont perchés sur un arbre. Êtes-vous massilien ?
La silhouette inclina la tête.
–Vous connaissez bien l’affection des massiliens pour les hauteurs.
–J’ai vécu quelques années sur Massilia, répondit Satia avec prudence. Instinctivement, sa main se rapprocha du poignard qu’elle cachait sous ses vêtements. Si cet inconnu était un ennemi, il lui faudrait se défendre. Elle ne pouvait distinguer ses traits dans le contre-jour ; en revanche il lui semblait reconnaître cette voix.
–Vous n’avez rien à craindre de moi. Je ne suis pas votre ennemi.
–Ne pourriez-vous descendre, dans ce cas ? demanda Satia en affermissant sa prise.
–Si cela vous peut vous rassurer…
L’inconnu sauta souplement au sol, ses ailes le freinant efficacement. Elle reconnut immédiatement ce regard bleu-acier aussi glacé que les plus hauts sommets.
–Lucas ! fit-elle avec surprise. Que fais-tu ici ?
–Je fais partie du détachement envoyé sur Sagitta par le Djicam. Tu peux lâcher ton arme, maintenant.
Satia soupira tout en s’exécutant.
–Je n’arriverais jamais à comprendre comment vous arrivez à voir ce genre de chose… Tu as changé d’uniforme. Il n’est plus noir mais gris. As-tu eu une promotion ?
–Exact. Je suis passé Emissaire.
Satia attendit la suite… qui ne vint pas. Laconique, comme à son habitude. Sur Massilia, Lucas avait fait partie du contingent qui la protégeait. Tant de froideur vis à vis du monde l’avait intriguée, et elle avait tenté d’en percer les raisons. Ses efforts étaient restés vains, mais sa persévérance lui avait permis d’acquérir son amitié. Les massiliens étaient très portés sur l’honneur ; les Mecers, soldats d'élite parmi ce peuple de guerriers, étaient les pires. Il était l’une des rares personnes en qui elle avait confiance.
Ce qui l’amena à lui demander :
–Dis-moi… Que faisais-tu par ici ?
Elle guettait attentivement la moindre réaction sur son visage, c’est pourquoi elle aperçut un imperceptible froncement de sourcils de sa part.
–J’aime bien ce coin, loin du brouhaha ambiant. Massilia n’est pas aussi bruyante.
Une réponse indirecte… qu’il soit là n’était donc pas une coïncidence. L’idée qu’il la suivait depuis un moment l’effleura. Elle se leva, soudain troublée. Ils avaient pourtant pris toutes les précautions possibles depuis leur retour sur Sagitta. Était-il possible qu’elle ait déjà été repérée ?
–Je dois rentrer, sinon mon père va s’inquiéter.
–Alors, permets que je t’accompagne.
Ils marchèrent longuement, en silence. Satia connaissait bien le quartier, et privilégiait les rues les moins fréquentées, quitte à faire un détour. Les rares personnes qu’ils croisèrent les dévisagèrent avec surprise et se pressaient de s’écarter de leur chemin. Elle se demanda quelle image elle donnait avec un Mecer dans son sillage. La pensée la fit sourire. Ils arrivèrent enfin devant la maison qu’elle occupait avec son père. Sans bruit, Satia déverrouilla la lourde porte en bois massif, avant de se tourner vers Lucas.
–Merci d’avoir fait le chemin avec moi. J’espère que l’on se reverra bientôt.
–Moi de même, répondit l’Emissaire avec ce qui ressemblait à un sourire et une esquisse de salut.
Perplexe, Satia songea qu’elle devrait rapidement parler à son père. Lui saurait quelles conclusions tirer de cette présence inattendue.
*****
A peine Satia avait-elle disparu derrière la lourde porte qu’un individu atterrit près du jeune homme. Deux cercles dorés scintillaient sur son uniforme gris, d’une teinte à peine plus soutenue que ses ailes. Ses yeux noisette se posèrent sur l'Émissaire.
–Était-ce bien prudent, Lucas ?
–Elle m’avait vu. Je n’ai pas eu d’autre choix, Matthias.
–Cela ne te ressemble pas.
Lucas hésita quelques secondes avant de répondre.
–Je la connais.
–Tu la connais ? s’étonna l'Emissaire aux deux Cercles. Etrange… Le Djicam n'aurait pas dû te mettre sur cette mission.
–Il est au courant.
Matthias esquissa un sourire et croisa les bras.
–Oh, voilà qui change tout. Raconte.
–Raconter quoi ? demanda Lucas, perplexe.
–Comment tu l’as rencontrée, pourquoi tu la connais… tout ça quoi.
Lucas dévisagea son ami un court instant, mais manifestement il était sérieux.
–C’est une amie, finit-il par dire. Une Estérel.
Matthias siffla doucement.
–Du sérieux donc. Je comprends mieux. Rentre faire ton rapport, alors. Je prends la relève.
*****
Sagitta, douzième Royaume.
Palais de Valyar.
Bientôt, la Fédération tout entière découvrirait le visage du Durckma. L’Assemblée était restée en session toute la matinée après avoir validé la décision du Souverain, à débattre entre autre des détails sur la cérémonie et la procession dans la capitale.
Assis à son bureau, le Djicam du Neuvième Royaume étudiait le parcours qu’aurait à effectuer le Souverain de la Fédération et son cortège. En charge de la sécurité, Ivan avait posté des Mecers à tous les points stratégiques, et réparti au mieux les différents corps d’armée de la Fédération. De tels rassemblements de foule généraient forcément quelques débordements.
Un Envoyé entra dans la pièce et salua, poing sur le cœur.
–Djicam, l’Émissaire Lucas est là.
Ivan soupira.
–Très bien, Ethan, fais-le entrer, répondit-il tout en se levant.
Le Djicam portait l’uniforme blanc des Messagers. Sur ses cheveux noirs striés de gris était posé un mince cercle d’argent ; dans son dos, il arborait deux ailes d’un blanc immaculé.
Lucas franchit la porte et s’immobilisa devant le Djicam avant d’effectuer le salut règlementaire. Les yeux bleu-acier se posèrent sur Lucas.
–Tu l’as trouvée ?
–Oui, Djicam.
–Parfait. Un problème à signaler ?
L’Emissaire n’hésita qu’une fraction de seconde. Le Djicam croisa les bras.
–Elle sait que je suis là.
–Ce genre d’erreur ne te ressemble pas.
Le jeune homme resta silencieux un long moment. Il avait repassé la scène une dizaine de fois dans son esprit. L’arbre avait été le seul camouflage potentiel à proximité.
Il n’y avait pas d’autre alternative, Lucas.
Lika avait raison, bien sûr. Mais il aurait aimé qu’il en soit autrement.
–Que souhaitez-vous que je fasse, Djicam ? dit-il enfin.
–Continue la surveillance avec l’Emissaire Matthias. Je vais dire à Luor de vous rejoindre. Il sera sous les ordres de Matthias.
–Mais…
–Je sais que vous ne l’appréciez pas, coupa Ivan. Son expérience vous sera néanmoins profitable.
–Comme vous voudrez, Djicam, murmura le jeune homme.
C’est une bonne chose, même si tu ne le réalises pas encore.
Il va encore vouloir prendre le commandement de la mission…
Tu n’as que seize ans, Lucas.
Tout doit-il toujours tourner autour de mon âge ? s’irrita-t-il.
Luor a dix ans de plus. Il aura un autre point de vue sur la situation.
Il va surtout se réjouir d’avoir deux gamins dans les pattes…
Alors prouvez-lui qu’il a tort.
–Bien. Alors, va avec ma bénédiction. Il ne nous reste plus que deux jours avant la présentation du Durckma.
Lucas s’inclina et quitta la pièce.
*****
La fête battait son plein dans la capitale. Des lumières avaient été allumées dans chaque rue et la foule se massait contre les barrières tenues par des soldats aux visages impassibles.
Accompagnée de son père, Satia progressait lentement parmi la foule. Tous les peuples de la Fédération étaient représentés : on pouvait croiser les centaures de la planète Déoris, le Quatrième Royaume, ou les géants de Mouligraï, le Premier Royaume.
On apercevait également la peau bleutée des artistes de la planète Niléa, Huitième Royaume, les oreilles pointues des chasseurs de la planète-jungle Vénéré, Troisième Royaume, ou encore les mèches rouge vif des guérisseurs du Septième Royaume, la planète Soctoris.
Les habitants à la peau sombre de M-555, Cinquième Royaume dédié à l’industrie, s’émerveillaient devant les jardins bien entretenus de la capitale, vastes étendues de massifs de fleurs colorées et de buissons d’espèces variées, tandis que les Atlantes du Deuxième Royaume considéraient avec prudence ces étendues où il était impossible de voir la mer en permanence.
Les habitants de la Fédération quittaient volontiers leur planète, mais en voir autant rassemblés restait inhabituel.
En effet, chaque citoyen était profondément attaché à son royaume d’origine, et les individus qui émigraient de façon permanente pour une autre planète étaient rares, car chacune privilégiait son propre art de vivre, et les peuples avaient évolué en conséquence.
Les pêcheurs Atlantes avaient développé la capacité de capter l’oxygène de l’eau, tandis que la peau des Vénérians avait pris la couleur des feuilles de la jungle alentour et celle des Niléens la couleur du ciel bleu azur.
Des siècles plus tard, ces évolutions ne choquaient plus personne. Ce n’était pas le cas au sein de l’Empire des Neuf Mondes, où très tôt, les savants avaient plongé au cœur des mystères de la génétique. Durant leurs expériences, ils avaient développé de nombreuses monstruosités, certaines viables, d’autres non, pour la plupart des croisements entre des animaux et des humains.
Dans le mode de vie impérial basé sur la conquête et l’expansion, l’arrivée de troupes résultant de ces expériences avait redonné espoir aux militaires qui enchaînaient les défaites. L’Empire s’était considérablement développé. Cependant la révolte avait rapidement grondé dans les rangs des nouvelles planètes conquises. Une coalition fut formée, et elle anéantit les travaux de nombreuses générations de scientifiques. Seul leur resta des bribes de ce savoir qui les avait autrefois rendus tout-puissants.
Sous les ordres du nouvel empereur Kor, surnommé l'Inflexible, ils créèrent les différentes castes dont avait besoin l’Empire : des ouvriers dociles, des soldats fanatiques, une noblesse dévouée à l’Empereur. Vinrent ensuite les Strators, ces prêtres rompus aux combats de toute sorte, considérés comme invincibles, et qui avaient le pouvoir de déchiffrer l’avenir grâce à la Toute Puissante Orssanc.
Les Empereurs qui suivirent restaurèrent et fortifièrent l’Empire. Chacun y ajouta sa griffe, décidant ici de la naissance d’une nouvelle caste, là de la création d’une armée d’élite, les terribles Maagoï.
L’Empire était fort lorsque l'Empereur Dvorking prit le pouvoir. La Fédération résistait depuis trop longtemps. Il était temps de passer à l’attaque.
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