Chapitre 9

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Sagitta, Douzième Royaume, Forêt de Farion.

Les trois Émissaires survolaient la cime des arbres en silence, leurs ailes glissant sur les courants aériens.

Luor s’était rapidement placé en tête de leur groupe et leur ouvrait la voie. Les nuages continuaient de s’amonceler et l’air était lourd. L’Émissaire percevait les craintes de ses coéquipiers dans son sillage ; si la pluie les ralentirait, l’orage les contraindrait à se poser immédiatement. On ne jouait pas avec les éclairs, les rares Massiliens qui avaient essayé l’avaient appris à leurs dépens.

Pourtant, Luor était presque certain que Lucas s’y risquerait si la vitesse devenait cruciale pour la survie de la jeune fille. Malgré sa pâleur, il parvenait à suivre le rythme que Luor imposait. Ce dernier guettait les signes rassurants de Matthias, qui le préviendrait en cas de défaillance de leur ami.

Luor n’en revenait toujours pas. Qu’est-ce qui l’avait amené à prêter main-force à Lucas ? Ses ordres étaient clairs, aider le jeune homme à remplir sa mission de protection. Rien ne justifiait cette prise en chasse. Une fois Lucas localisé et pris en charge, ils auraient dû communiquer et attendre de nouvelles instructions. La suite logique aurait été l’attente d’un guérisseur et la demande de secours, ainsi qu’une escouade de soldats pour partir aux trousses des Maagoïs.

Le temps avait joué contre eux, et leur décision avait été prise dans la précipitation.

Avoue que tu l’apprécies.

Possible, admit Luor.

Il est déterminé.

Têtu plutôt.

Mais il est dévoué, releva Wari.

Son Compagnon avait raison. Lucas avait été prêt à donner sa vie pour que la fille survive. Matthias et lui arboraient deux Cercles sur leur poitrine, lui aucun, et il était pourtant la tête de leur groupe.

Son cœur, tempéra Wari. Il est votre centre.

Luor acquiesça mentalement. Nul doute que Lucas progresserait rapidement sur la voie des Mecers. Il en avait déjà eu un avant-goût alors que Lucas n’était qu’Envoyé. Depuis qu’il était Émissaire et lié au Wild, son contrôle et sa maturité en avait surpris plus d’un. Et il n’avait que seize ans…

À sa connaissance, Matthias était son seul ami proche. Lui seul avait la patience de grappiller les rares miettes que Lucas dévoilait au compte-goutte.

Ton caractère indépendant et ta nature à te braquer te bloquent l’accès au Troisième Cercle. Lucas progressera peut-être plus vite sur les premiers Cercles, mais le Quatrième est la Confiance.

En effet, ce sera un sacré défi, répondit Luor.

Vous avez tous vos forces et vos faiblesses ; les Cercles ne sont qu’un moyen de les révéler.

Oui. Et nous ne sommes pas tous destinés à être Messager.

Non ; se dépasser, chercher à s’améliorer en permanence… tel reste le quotidien des Mecers. Et je suis heureux de progresser à tes côtés.

Merci, fit Luor, touché.

Qu’est-ce qui te pousse à l’aider autant ? demanda le faucon crécerelle avec curiosité. Ce n’est pas dans tes habitudes de t’intéresser à autrui.

Luor resta pensif.

On m’a donné des ordres…

Que tu as largement dépassés, l’interrompit Wari.

J’en conviens, reconnut Luor. J’avoue que je ne peux pas vraiment répondre à ta question. Il n’y a aucune logique à mon action. Juste… je ne sais pas. Quand tu m’as transmis la profondeur de sa détresse via le Wild, je n’ai pu rester insensible.

Et la fille ?

Celle que le Souverain a choisie pour être la future Durckma ? Je ne sais pas trop quoi en penser. Elle est à la fois tellement naïve et si prévisible.

Elle cache quelque chose.

Tu l’as perçu également ? s’étonna Luor.

Oui. Némo également. Je suis certain que le Compagnon de Lucas sait quelque chose…

Toujours frustré par ce mystère, hein ?

Je n’aime pas ça. Le Commandeur est-il vraiment là par coïncidence ?

Le sang se glaça dans les veines de l’Émissaire.

Tu crois qu’il est là pour elle ?

Je ne sais pas. La possibilité n’est pas à exclure.

L’Émissaire médita ces dernières révélations. D’après Matthias, il y avait eu un camp entier de prisonniers. L’Empire était là pour faire provision d’esclaves, comme à son habitude. C’était le plus probable. Ses poings se serrèrent en réponse à sa colère. Il y avait bien plus qu’une seule existence en jeu. S’ils réussissaient, ils pourraient sauver de nombreux citoyens de la Fédération.

Matthias les a repérés, intervint Wari.

Le regard de Luor quitta les masses sombres des nuages et vint se poser sur la lisière de la forêt. Un ruban sombre se détachait sous les branches des arbres qui s’éclaircissaient. Il discernait même les soldats Maagoïs en escorte et frémit. Une escouade entière… Ils n’étaient que trois. L’Émissaire passa en vol stationnaire pour concerter avec les deux autres Mecers.

–Une idée ? s’enquit-il.

–Je ne la distingue pas dans cette masse, marmonna Lucas.

–Ils sont encordés, remarqua Matthias. Les libérer pourrait créer une diversion.

–Et un massacre, compléta Luor, soucieux. On parle des Maagoïs, quand même.

De leur point de vue, la Porte était tout proche. Un chemin presque rectiligne quittait la forêt de Tyrion pour la rejoindre, en laissant le lac Eriol à main gauche. Les premiers soldats quittaient déjà le couvert végétal, vigilants, et l’un d’eux ne tarda pas à les pointer du doigt.

–Nous sommes repérés, pesta Luor.

–Mais hors d’atteinte, tempéra Matthias. Même s’ils avaient des arcs, et je n’en ai vu aucun, ils ne pourraient nous toucher. Nous restons une menace dont ils doivent tenir compte. La pression est sur eux.

La voilà. Elle est à découvert.

L’Émissaire Matthias braqua son regard sur les plaines. Une silhouette titubait dans les herbes qui couvraient le relief. Ses mouvements étaient déséquilibrés par ses poignets liés ; difficile de courir dans ces conditions.

Un éclat rouge attira son attention et il jura entre ses dents. Le Commandeur venait de quitter l’abri des arbres et fondait sur la jeune fille.

Matthias ouvrit la bouche, puis la referma sans un bruit. Lucas s’était déjà détaché du groupe pour fuser vers elle.

–Il n’arrivera pas à temps, marmonna Luor.

Matthias acquiesça et les deux Émissaires piquèrent sur leur compatriote.

*****

En quelques minutes, Lucas avait rejoint Satia. Et Éric aux Ailes Rouges.

–Laisse-la partir, menaça le jeune Émissaire en avançant d’un pas.

–Toi… murmura le Commandeur, déconcerté. Tu devrais être mort.

Lucas fit un deuxième pas, et son adversaire appuya davantage sa lame sombre contre la gorge de sa victime.

–Continue et elle y passe.

Le ton était calme et maitrisé. Comme si Éric aux Ailes Rouges se croyait intouchable.

Le jeune Massilien fulmina en silence et resta immobile. Il sentit plus qu’il ne vit ses deux confrères atterrir autour d’eux. Son regard ne quittait pas sa cible.

–N’espérez pas m’impressionner, poursuivit le Commandeur.

Lucas ne pouvait qu’admirer la technique parfaite de son vis-à-vis. D’un bras, il maintenait Satia contre lui, exerçant une pression sur sa gorge pour la contraindre à l’immobilité. De l’autre, il tenait son épée. La jeune fille était terrifiée.

Et il était impuissant. Lucas serra ses poings sous la frustration.

–Vous imaginez vraiment que trois Émissaires sont capables de me vaincre ?

–Ne nous sous-estime pas ! aboya Luor.

Éric ricana.

–Tant que je détiens la fille, vous n’oserez jamais attaquer.

Le Commandeur se payait même le luxe de vérifier la progression de ses hommes. Quelle arrogance !

–Tu es bien sûr de toi, commenta Matthias.

Des trois Mecers, il était le plus calme. Avec la rapidité qui le caractérisait, il profita de cette seconde d’inattention pour frapper.

Sa lame en Ilik tinta lorsqu’elle fut parée par celle d’Éric.

–Tu sembles avoir un peu plus de mordant que les autres, félicita le Commandeur des Maagoïs. Mais vous restez des gamins sans réelle expérience.

Alios, ta force !

À l’instant, Maitre.

D’un bond puissant, Éric aux Ailes Rouges s’éleva dans les airs avec sa captive, sous les regards stupéfaits des trois Émissaires.

–Impossible, murmura faiblement Luor.

Décoller avec si peu d’élan requérait des muscles puissants ; s’y risquer avec une telle charge était impensable.

En quelques pas Lucas s’élança à sa poursuite.

Le vent soufflait en rafales, et la pluie s’était intensifiée. Ses ailes s’alourdissaient ; leur imperméabilité naturelle ne résistait pas à une charge aussi dense. Avec effort Lucas fixa le point rouge de son objectif. Le Commandeur avait parié sur leur hésitation et s’était joué d’eux sans forcer.

Le Massilien jura entre ses dents. Il n’avait hésité qu’une seconde et le Commandeur avait pris une avance qu’il n’arrivait pas à rattraper dans son état de faiblesse. Et le déchainement des éléments ne l’aidait pas.

Courage. Tu peux le faire.

Merci.

Une bourrasque s’engouffra sous ses ailes, et il lutta de longues secondes dans le vent. Lorsqu’il parvint à reprendre le contrôle de son vol, le Commandeur s’était immobilisé au-dessus du lac Eriol.

Malgré la pluie, Éric discernait ses hommes en train de franchir la Porte avec ses prisonniers. Un sourire éclaira son visage. Bien. Il n’avait qu’à gagner un peu de temps.

Le Commandeur arrangea le corps de son otage ; il l’avait assommée avant de gagner les cieux pour éviter qu’elle ne le gêne en paniquant, mais la jeune fille commençait à peser dans ses bras. Heureusement qu’il n’en avait plus besoin pour longtemps. Il restait dommage de perdre une prisonnière, pourtant il n’avait d’autre choix pour protéger ses troupes et le reste du convoi.

Le Mecer fonçait sur lui, malgré les éléments déchainés. Le Commandeur eut un sourire. Bien, il l’avait amené là où il le souhaitait.

Éric lâcha la jeune femme, qui, toujours inconsciente, plongea vers les eaux froides du lac. Jamais l’Émissaire ne parviendrait à l’intercepter avant l’impact dans les eaux glacées.

Et s’il lui était autant dévoué, il chercherait malgré tout à la sauver plutôt qu’à le poursuivre.

Le Commandeur aurait préféré s’assurer de leur mort, mais la Porte ne resterait pas ouverte éternellement. Avec un peu de chance, la gamine se noierait, ou succomberait à l’hypothermie.

Il vérifia par précaution que son adversaire s’élançait bien vers la fille, puis quitta les lieux d’un puissant battement d’ailes.

L’Empereur n’allait pas apprécier les nouvelles.

*****

L’Émissaire Lucas constata avec effroi qu’il n’arriverait jamais à temps. Le Commandeur était oublié ; rien d’autre ne comptait que son Estérel qui chutait vers le lac Eriol.

Lucas puisa dans ses dernières ressources, repoussant sa fatigue et son épuisement au fond de son esprit.

N’oublie pas que je suis avec toi.

Un regain d’énergie lui parvint du lien qu’ils partageaient par le Wild.

Parmi les crépitements de l’averse, le plongeon de Satia passa inaperçu. Seule l’onde de son passage se dissipa à la surface grêlée du lac, les cercles concentriques rendus imperceptibles.

Le jeune homme ne put empêcher un mouvement de recul. Il détestait l’eau, même si sa formation au sein des Mecers l’avait contraint à apprendre à nager. Il n’avait pas le choix. Son serment passait avant tout.

–Ma vie donnée avant la sienne, murmura-t-il.

Il musela sa peur, l’enfouit sous le poids de sa détermination et adressa une courte prière à Eraïm avant de rabattre ses ailes pour piquer vers le point de chute de la jeune fille.

Il ferma les yeux une seconde avant l’impact, brutal. Les flots glacés le saisirent et il sentit tout son corps se contracter en réponse. L’étreinte du froid resserrait son emprise.

Ne crains rien.

La chaleur douce de son Compagnon l’envahit, neutralisant la morsure du froid. Il sentit ses muscles se détendre et répondre de nouveau à ses ordres.

Il ouvrit les yeux et chercha la moindre trace de Satia. Sous l’eau, ses ailes étaient un handicap majeur. Elles rendaient ses mouvements malhabiles et imprécis, s’opposaient à s’immiscer dans les flots et l’air emprisonné dans ses plumes ralentissait sa progression.

Lucas serra les dents et s’obligea à gagner les profondeurs, laissant une trainée de bulles dans son sillage. Il lui fallut de longues secondes pour localiser la jeune femme.

Quand il discerna une main, il referma les doigts sur son poignet et tira de toutes les forces qui lui restaient – c’est-à-dire, pas grand-chose.

Le jeune homme réussit à attraper Satia, mais leurs poids combinés les entrainaient vers le fond.

Sa botte finit par s’enfoncer dans une texture molle, et il chercha à y prendre appui pour les propulser vers la surface. Sauf que le lac était tapissé d’une belle épaisseur de vase et qu’il n’arrivait à rien, sinon s’enfoncer davantage.

Je ne peux pas te fournir en oxygène, l’avertit soudain Lika. Tu dois remonter, maintenant !

Le souffle court, Lucas lutta de toutes ses forces. Son corps était si lourd ! Ses ailes si encombrantes et inadaptées à ce milieu aquatique. Il était encore marqué par ses blessures récentes, affaibli par la perte de sang et sa guérison. La poursuite avait sapé ses dernières forces.

Il ne savait même pas si elle était encore en vie.

Devait-il renoncer ? L’abandonner là pour essayer hypothétiquement de sauver sa peau ?

Des tâches noirâtres apparurent dans son champ de vision. Il étouffait. Il avait désespérément besoin d’air. Il ne tiendrait pas suffisamment ; il n’y arriverait pas.

Il allait encore échouer.

« Son honneur avant le mien ; mon sang versé avant le sien ; ma vie donnée avant la sienne. »

Les mots du Sa’nath lui revinrent en mémoire.

Il lui avait prêté serment. Il ne pouvait pas abandonner tant qu’il lui restait un souffle de vie.

À la seule force de sa volonté, il obligea ses membres à bouger, à se souvenir des mouvements nécessaires pour aller trouver de l’air. Rien d’autre ne comptait que progresser vers le haut, en suivant les bulles qui remontaient si facilement pour aller éclore à la surface. Tout devenait flou devant ses yeux. Il ne percevait que les encouragements de son Compagnon qui s’unissaient à sa détermination. Un mouvement après l’autre, progresser toujours plus, vers un but unique qui mobilisait l’entièreté de son être.

Il ne réalisa qu’après plusieurs secondes qu’il avait réussi. Sa première gorgée d’air fut noyée sous les trombes qui s’abattaient sur eux.

Un dernier effort, Lucas. Tu y es presque.

Avec effort il fit remonter ses ailes à la surface pour gagner en portance, s’assura que les voies respiratoires de Satia étaient dégagées.

Il n’aspirait qu’au repos.

Il ne sut jamais combien de temps il lui fallut pour rejoindre la rive. Chaque instant lui paraissait interminable. Ses pieds buttèrent soudain sur un sol qui était à peu près stable. Il tituba sur les quelques mètres qui le séparaient des berges avant de s’effondrer. Il était plus qu’exténué, et sombra dans l’inconscience avant même de toucher le sol.

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