Chapitre 11
Sagitta, Douzième Royaume, Forêt de Tyrion, Ex-camp de base des Maagoïs.
Les premières lueurs de l’aurore filtraient sous les volets mal ajustés. Si Satia dormait encore, les Mecers étaient déjà occupés à plier bagage. Lucas récupéra ses affaires, désormais sèches.
Tu as lié ta vie à une jeune femme intéressante, fit Lika dans ses pensées.
Oui.
Elle a défié Zilar pour toi. Cela aussi est intéressant. Mais je partage son avis. Je ne l’aime pas.
Il n’est pas nécessaire d’apprécier quelqu’un pour obéir à ses ordres. Ni pour travailler à ses côtés.
De biens sages paroles pour un être si jeune. Deviens vite Messager, Lucas. Je ne veux pas courir le risque d’être sacrifiée à une ambition démesurée.
Je ferai de mon mieux, répondit le Massilien. Mais la voie des Mecers ne se parcourt pas en quelques mois.
Douterais-tu de moi ? s’amusa Lika.
Tu sais bien que non.
Alors fais confiance à mon choix.
Lucas réfléchit à ces dernières pensées tandis qu’il ajustait son uniforme. Il apprenait chaque jour de nouvelles connaissances sur le Wild, comme sur les Mecers.
Il adorait ça.
Toujours plus loin, repousser sans cesse ses limites tout en ayant conscience de ses faiblesses, la recherche d’un équilibre permanent entre le possible et l’impossible… L’entrainement qu’il avait suivi en tant qu’Envoyé avait posé les premiers jalons sur la voie d’excellence qu’il choisissait d’emprunter.
Maintenant qu’il était Émissaire, il n’avait plus de Messager pour le chaperonner en permanence. Seule sa volonté l’aiderait à progresser encore et toujours. Ce chemin ardu n’aurait jamais de fin, il le pressentait.
Lucas serra sa ceinture en grimaçant lorsque le tissu vint appuyer sur sa blessure. Son corps réclamait du repos, et les deux heures de sommeil qu’il avait grappillées était loin d’être suffisantes. Il devrait néanmoins s’en contenter.
Quand il fut prêt, il rejoignit les autres Émissaires et salua ; après tout, il était le moins gradé et on attendait de lui que sa conduite fut irréprochable. Les conversations ne s’arrêtèrent pas pour lui, et seuls Matthias et Luor lui accordèrent un regard de bienvenue. Le jeune homme serra les dents et s’efforça de ne pas s’offusquer.
Le Messager Zilar entra sur ces entrefaites et les observa un instant.
–Émissaire Lucas, tu es blessé, tu escorteras donc la jeune femme au sol, annonça-t-il.
–Comme vous voudrez, Messager, répondit-il avec un salut impeccable.
Il força ses poings à se desserrer. La décision ne lui plaisait guère, mais il s’y plierait. S’il rêvait de regagner les cieux, Zilar avait raison. Voler ne ferait qu’aggraver sa blessure au flanc. Le jeune Émissaire fit de son mieux pour ignorer les sourires moqueurs de ses confrères. Nul Massilien n’appréciait d’être consigné au seul plan terrestre, et sa fierté supportait mal ce traitement.
Ils le voient comme une punition, nota Lika. En prendras-tu ombrage ?
Lucas souffla doucement, laissant sa respiration dissiper les derniers vestiges de sa contrariété.
J’y verrai l’occasion de passer du temps auprès de mon Estérel. Avant ma prochaine mission.
Satia fut enchantée d’apprendre qu’elle ne chevaucherait pas seule. Après les derniers préparatifs, ils se mirent en route sur les montures amenées spécialement à son intention.
Très vite, elle ne réussit plus à distinguer les Massiliens qui volaient au-dessus d’eux. Satia soupira et observa Lucas à la dérobée, impassible à ses côtés, cherchant un signe quelconque d’irritation. Bon, ses mains étaient un peu trop crispées sur les rênes.
–Désolée, dit-t-elle.
–Pour ?
–T’imposer de rester au sol.
L’Émissaire ne répondit pas.
La jeune femme soupira de nouveau et contempla les volutes blancs de son souffle s’élever entre les branches des arbres. La route allait être bien longue si son ami se murait dans le silence.
Satia se demanda jusqu’où le Messager et ses hommes l’escorteraient. Jusqu’à la sortie de la forêt de Tyrion ? Jusqu’aux portes de la cité de Valyar ? Jusqu’à chez elle ?
Elle se rembrunit soudain. Elle n’osait imaginer la réaction de son père. Il lui avait fait confiance, et devait être furieux. Quand il se serait assuré qu’elle ne soit pas blessée, elle aurait droit à un beau sermon.
–Tu penses à ton père ?
Elle se tourna vers Lucas, surprise qu’il engage la conversation.
–Oui. Je crains sa déception.
Lucas haussa un sourcil.
–Ne crois-tu pas que le mot est un peu faible ?
–Pas la peine d’en rajouter, murmura-t-elle entre ses dents serrées. Je sais, je n’aurais pas dû lui mentir… Mais c’est parfois bien pratique. Et ne va pas me faire la leçon en prenant ton peuple en exemple.
Le jeune homme commença à protester et elle croisa les bras.
–Dis-moi clairement que ce n’était pas ton intention ?
–Nous nous débrouillons de notre mieux avec les armes à notre disposition, rétorqua l’Émissaire.
–Ce n’est pas la première fois que je ne suis pas d’accord avec lui, et ce ne sera pas la dernière. Ne t’es-tu jamais opposé à ton père ?
Lucas se raidit instantanément et Satia sourit. Elle avait touché un point sensible ; il n’était pas aussi irréprochable qu’il voulait bien le faire croire. Tout comme elle, le Massilien avait grandi sans la présence d’une mère à ses côtés ; la figure paternelle tenait une place importante dans leur vie.
– Alors ? pressa-t-elle.
Le jeune homme soupira et ses ailes brassèrent l’air inutilement.
–Tu es tenace. Très bien. Cela m’est arrivé, admit-il.
–Et comment a-t-il réagi ?
–Mal.
Elle attendit qu’il poursuive, en vain.
–Tu n’en diras pas plus, j’imagine ? maugréa-t-elle.
–Exact.
–Il est si exigeant avec toi ?
–Oui. Écoute, Satia… ne m’en demande pas davantage.
Elle le dévisagea, curieuse, et Lucas devina sans peine les questions qui lui brûlaient les lèvres.
–Note bien que j’ai prêté serment de te protéger, pas de t’obéir, continua-t-il.
–La différence est de taille, rumina la jeune femme.
Le Mecer lui accorda un mince sourire.
–Vous autres Massiliens êtes impossibles, bougonna-t-elle.
Elle talonna sa monture pour le distancer. L’air frais ébouriffa ses cheveux et elle éclata de rire. Qu’il était doux de ne penser à rien d’autre que le vent qui fouettait sa peau ! Elle ralentit enfin et leva les yeux vers de rares nuages ; la journée promettait d’être magnifique.
–Tu veux que Zilar ait ma peau ? grommela l’Émissaire en la rejoignant.
–Pardon, je les avais oubliés, s’excusa Satia. Sais-tu s’ils vont nous suivre longtemps ?
–Le Messager n’a pas jugé utile de m’en informer.
–Je ne l’aime pas.
–Alors nous sommes deux.
–Tu repars bientôt ?
–Oui.
–J’ai le droit de savoir où ?
–Massilia, probablement. Je ne peux espérer une mission tant que je suis blessé. Ce sera l’occasion de compléter ma formation.
–Je pensais les Émissaires exemptés de ce genre d’études, s’étonna-t-elle.
–Nous avons des Cercles à passer. Et d’autres connaissances à acquérir. On n’arrête jamais d’apprendre, après tout !
–Je suis curieuse de la teneur de ces enseignements.
–Anatomie, techniques de combat, premiers secours… Tu serais surprise de leur diversité.
Les deux jeunes gens avançaient au rythme lent de leurs montures. Satia n’avait aucune idée de la distance qu’il leur restait à parcourir pour arriver à la capitale. Elle savait qu’il y avait un peu moins d’une journée pour atteindre les berges du lac Eriol ; elle espérait rentrer chez elle avant la tombée de la nuit. Si elle découchait deux nuits consécutives, elle doutait que son père lui fasse encore confiance pour quoi que ce soit.
Les nuages vinrent masquer le soleil ; tout s’assombrit autour d’eux, et Satia songea que le ciel reflétait parfaitement son humeur. Elle resserra sa cape fourrée autour d’elle. Le froid lui semblait soudain plus prégnant et toute joie l’avait désertée. Le contrecoup des évènements de la veille emplissait son esprit.
Par sa faute, Lucas avait failli mourir.
À cause de ses peurs, son père se rongeait les sangs d’inquiétude.
Avec ses craintes, elle s’isolait, comme si nier la réalité la protégerait.
Pour quel résultat ?
Elle était passée tout proche de l’esclavage à perpétuité ; de la révélation de son identité à l’Empire des Neuf Mondes ; de sa noyade dans les eaux du lac Eriol.
Les larmes jaillirent, incontrôlables. Un torrent de peur et tristesse mêlées.
Tout était de sa faute. Elle avait agi comme une imbécile. Elle s’était laissé guider par ses émotions, par sa peur, et n’avait commis que des erreurs.
Elle aurait mieux fait de convaincre son père de quitter Sagitta immédiatement.
–Tu veux t’arrêter pour déjeuner ?
La question la tira brusquement de ses pensées. Elle renifla et essuya précipitamment ses joues.
–Comme tu voudras, répondit-elle d’une voix qu’elle espérait neutre.
–Qu’est-ce qui ne va pas ? s’inquiéta l’Émissaire en se portant à ses côtés.
–Rien, dit précipitamment Satia en détournant la tête.
Elle perçut distinctement son soupir ; il n’avait jamais été dupe de ses mensonges. Comment pouvait-il être si apte à distinguer le mensonge de la vérité alors qu’il était issu d’un peuple incapable de mentir ?
–Arrêtons-nous là, alors.
Il démonta et elle s’empressa de l’imiter, avant d’aller attacher sa jument à un arbre. S’écarter pour ne pas lui permettre d’apercevoir sa détresse. Elle devait reprendre une contenance.
Peine perdue. Lucas se planta devant elle, bras croisés.
–Tu as pleuré, constata-t-il.
–Non.
–Qu’est-ce qui ne va pas ? répéta-t-il avec douceur.
Satia se sentit prise au piège et chercha à s’échapper ; d’un geste vif l’Émissaire s’empara de son poignet et la jeune femme se débattit en vain entre ses doigts. Après de longues secondes, elle finit par s’effondrer contre lui, sanglotant sur son épaule.
Lucas fut troublé. Qu’est-ce qui lui avait échappé ?
Il resta là un long moment, immobile, n’osant bouger tandis qu’elle pleurait dans ses bras. Satia déchargeait la fatigue, les épreuves et la tension de ces dernières heures.
Quand elle s’apaisa enfin, les épaules encore secouées de tremblements, il lui tendit un mouchoir.
–Je suis tellement désolée, dit-elle d’une voix encore hachée par des sanglots rémanents.
–Tu n’avais pas encore compris l’importance du Sa’nath, ce lien qui nous lie, n’est-ce pas ?
Le ton si paisible contrastait avec sa froideur coutumière.
Satia hocha la tête tout en essuyant ses yeux rougis.
–Tu ne dois pas culpabiliser ainsi. C’est moi qui décide à qui je donne ma vie. C’est ma décision. S’il avait fallu échanger ma vie contre la tienne, je n’aurais pas hésité. C’est ce que j’ai choisi en prêtant serment.
–Mais…
–Quand tu prends la responsabilité de mes actes, l’interrompit-il, tu mets en doute mon honneur.
–Ça te semble si facile…
–Je suis un Mecer. J’ai appris à gérer mes émotions, et ces situations inhabituelles pour toi font partie de mon quotidien. Ne t’en veux pas.
Satia ne répondit pas, occupée à sécher ses dernières larmes. Elle se sentait à la fois soulagée et mortifiée. La moindre épreuve et elle perdait tous ses moyens ! Certes, on parlait d’un enlèvement par les Maagoïs, mais ce n’était pas la première fois qu’elle rencontrait les soldats de l’Empire.
Bon, peut-être était-ce bien la première fois qu’elle les voyait d’aussi près.
Lucas avait raison ; elle avait bien le droit d’être un peu chamboulée, et ça ne voulait pas dire pour autant qu’elle était incapable.
Elle prit une grande inspiration, puis savoura l’air qui quittait lentement ses poumons.
–J’aimerai tellement…
Elle soupira.
–Je pensais être forte mais je passe mon temps à pleurer. Je rêve d’avoir ton courage.
–Tu as surmonté ta peur pour briser tes liens seule, non ? Tu as décidé du prix de ta liberté.
Les mots la réchauffèrent. Oui, elle avait été terrorisée ; oui elle avait douté.
Ce qui ne l’avait pas empêché d’agir.
–Merci.
Un simple mot, qui contenait pourtant tellement de non-dits. L’Émissaire se contenta d’un sourire. Elle savait que Lucas comprendrait.
*****
Ils arrivèrent peu avant la tombée de la nuit. Satia contempla avec une pointe d’appréhension l’imposante porte en bois de leur demeure.
Elle eut un pincement au cœur en apercevant la lumière derrière les fenêtres. Son père devait se ronger les sangs.
Malgré sa nouvelle confiance, l’angoisse la tenaillait. Il serait furieux. Elle leva la main pour frapper, hésita…
Deux coups secs résonnèrent.
Son regard courroucé se porta sur Lucas, impassible, un pas derrière elle. Elle ravala une réplique bien sentit quand la porte joua en silence sur ses gonds.
Son père ne vit qu’elle.
–Satia ! Eraïm soit loué !
Il ouvrit les bras et elle se blottit contre lui.
–Je suis désolée, bredouilla-t-elle.
–L’essentiel est que tu ailles bien. Merci de me l’avoir ramenée, ajouta-t-il à l’intention de l’Émissaire Lucas.
–Je n’ai fait que mon devoir, répondit ce dernier. Je repasserai demain.
Il les salua avant de se détourner pour partir.
Lisko regarda le Mecer s’éloigner, puis ferma la porte et reporta son attention sur sa fille.
–Je crois que nous devons avoir une petite discussion, dit-il enfin.
La gorge nouée, Satia acquiesça.
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