Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar.

Satia s’éveilla doucement, l’esprit encore embrumé. Les souvenirs de la veille se confondaient avec ses rêves. Pourtant, impossible de confondre l’immense lit avec la chambre qu’elle occupait en ville.

Elle se trouvait bien au Palais, au cœur de la capitale des Douze Royaumes.

Satia s’assit et repoussa le lourd édredon en se massant le front. Une sourde migraine battait ses tempes, comme au lendemain d’une soirée trop arrosée.

Elle n’avait aucune idée de l’heure à laquelle elle s’était couchée – très tard, certainement.

Et le soleil devait être levé depuis bien longtemps, si elle en croyait l’éblouissante lueur que les lourds rideaux de velours ne parvenaient pas à occulter.

Avec un soupir, elle posa les pieds sur l’épais tapis qui garnissait le sol. Retarder l’inévitable ne servirait à rien. Elle se dirigea vers la salle de bain à sa disposition, qui jouxtait sa chambre.

Satia s’émerveillait de la taille de ses appartements ; deux fois plus grands que la petite maison qu’elle occupait avec son père.

Elle versa un peu d’eau dans un broc pour se rafraichir le visage. Les idées un peu plus claires, elle détailla son reflet dans le miroir. Il ne restait pas grand-chose du maquillage de la veille, alors Satia se saisit d’un linge et enleva les dernières traces. Si seulement elle pouvait faire disparaitre sa fatigue du même geste simple…

Elle sursauta soudain. Quelqu’un avait frappé… à la vitre ? Un son si cristallin ne pouvait provenir de la porte.

Satia se précipita dans sa chambre, et tira sur les épais rideaux. Un flot de lumière l’éblouit et elle plissa les yeux, avant de rester bouche bée. Lucas ! Ici ?

Sans attendre, elle lui ouvrit.

Le Massilien, qui avait patienté sur le petit balcon, entra dans la pièce.

–Durckma, salua-t-il formellement, poing sur le cœur.

–Tu ne vas pas t’y mettre aussi ! fulmina la jeune femme. Que fais-tu là ?

–Je passais te dire que je quittais Sagitta.

–Déjà ? s’étonna Satia. Mais…

–Tu seras en sécurité au Palais.

–Certes, mais j’aurais espéré pouvoir compter sur ta présence, maugréa-t-elle. Je plonge dans un monde inconnu où je ne connais pas les règles. Pouvoir en parler aurait été rafraichissant.

–Tu t’en sortiras très bien, dit Lucas, impassible.

–Ta décision est déjà prise, c’est ça ? soupira Satia.

–J’ai mes ordres, oui.

La jeune Durckma fit quelques pas. Elle avait l’impression d’oublier un élément important, mais avec ses maux de tête, impossible de réfléchir correctement.

–Aurais-tu trop bu, hier soir ?

Satia lui jeta un regard noir.

–Pas plus que ça. Je ne pouvais déjà pas me le permettre, et maintenant je ne vais pas gâcher si vite l’image de la Durckma parfaite que je dois refléter.

–Je ne pensais pas que tu prendrais ton rôle au sérieux si rapidement.

–Je sais dans quoi je me suis engagée, Lucas.

Tu crois le savoir, mais tu ne le sais pas encore, gloussa une voix.

La jeune femme leva la tête.

–C’était quoi, ça ?

–De quoi parles-tu ?

Satia ne répondit pas immédiatement. Était-elle folle ? Non, elle n’avait pas rêvé. Quelqu’un avait parlé, et ce n’était pas Lucas. Elle croisa les bras, soupçonneuse.

–À quoi tu joues ?

La jeune Durckma sonda les yeux bleu-acier qui la fixaient, imperturbables. Pourquoi avait-elle le sentiment qu’un détail lui échappait ? Un souffle d’air ébouriffa ses cheveux, et elle remit en place une mèche presque distraitement.

–Je te présente Lika.

Bouche bée, Satia recula de trois pas jusqu’à son lit où elle se laissa tomber. Un phénix! Tranquillement posé sur l’avant-bras de son ami, comme si…

Lucas n’avait pas prononcé le mot « phénix», mais le nom de l’oiseau. Était-il envisageable que… non, impossible. Un précédent aurait forcément été connu.

–Tu… Tu es lié avec…

Les mots avaient du mal à sortir de sa bouche. La scène lui paraissait tellement irréelle !

–Elle est mon Compagnon, confirma Lucas. Peu sont au courant.

La jeune femme était soufflée par la révélation. Son ami, lié à un phénix! C’était tellement invraisemblable.

–Je suis touchée de ta confiance, dit Satia quand elle eut retrouvé sa voix. Et je suis honorée de te rencontrer, continua-t-elle en s’adressant à l’oiseau de feu.

–Elle a présidé ton sacre.

–Tu ne cesseras jamais de m’étonner… pourquoi cet honneur ?

Lucas hésita un instant, et elle retint un sourire. Arriver à le surprendre était toujours agréable.

–Je connais ton secret, il m’a paru juste que tu partages l’un des miens. Tu es mon Estérel, après tout. Si je ne peux te faire confiance, à qui me fier ?

–Ta franchise va me manquer, murmura la jeune femme. Quand reviendras-tu ?

Le ton était léger pour masquer son amertume.

–Dès que je le pourrais.

Satia ne put lui cacher sa déception. Il s’était écoulé des années depuis leur précédente séparation, et elle ne voulait pas d’un tel délai de nouveau.

D’un geste plein d’une douceur inattendue, Lucas caressa sa joue.

–Ne fais pas cette tête. Je n’en aurais certainement que pour quelques semaines.

La jeune femme ne parvint pas à cacher son trouble.

–Prends soin de toi.

L’Émissaire recula d’un pas et s’inclina.

–Sois forte.

Une main sur l’encadrement de la fenêtre, Lucas considéra les cieux un instant et jugeant la voie sûre, il s’élança.

Appuyée sur la rambarde, Satia le vit disparaitre au loin, puis se détourna avec un soupir.

Inutile de se morfondre. Lucas ne reviendrait pas avant un moment et elle devait s’occuper de sa nouvelle vie.

–Tu es encore là, toi ? commenta-t-elle en avisant le phénix, perché sur le rebord de son lit. L’oiseau inclina la tête en réponse. L’avait-elle comprise ? On les disait plus intelligents que les hommes, capables même de percevoir l’avenir.

Entre mythe et réalité, elle doutait que les Prêtres de Mayar connaissent l’ensemble du sujet. Satia décida que la porte-fenêtre resterait ouverte. Elle préférait laisser à l’oiseau de feu la possibilité de quitter les lieux.

Une chose après l’autre. D’abord, un bain. Un bon moyen pour se détendre et se changer les esprits. Après avoir rempli la baignoire d’eau brulante, Satia fouilla les meubles à la recherche de cosmétiques. La veille, elle n’avait pas eu le temps de se familiariser avec les lieux.

La jeune femme versa quelques gouttes d’huile parfumée et le parfum de la rose embauma aussitôt l’air. Un sourire illumina son visage et elle se glissa dans l’eau avec délectation. La chaleur se diffusait dans tout son corps, dénouant ses muscles et les senteurs florales associées à la vapeur apaisaient sa migraine.

Satia ferma les yeux et se laissa envahir par une douce torpeur. Le calme, la chaleur, l’odeur douce des roses… un ensemble qui incitait au bien-être et à la détente.

Toc toc toc !

Satia sursauta, paniquée, et jaillit hors du bain comme une flèche, sa bulle de sérénité envolée. Il n’avait pu s’écouler tant de temps, non ?

–J’arrive ! cria-t-elle tout en s’enroulant dans une épaisse serviette. Le tissu ne couvrait pas grand-chose de ses jambes.

Pourquoi ne l’avait-on pas prévenue la veille ? À moins qu’elle ait oublié ?

La jeune femme hésita. Ouvrir ainsi ou faire attendre son interlocuteur ? Elle opta pour un compromis et entrouvrit la porte de quelques centimètres.

–Qu’y a-t-il ?

Satia s’empourpra en découvrant son visiteur, un jeune homme d’à peu près son âge, de taille moyenne puisqu’elle arrivait sans peine à le regarder sans devoir lever les yeux. Il arborait une tenue coupée à la dernière mode sur Sagitta. Un pantalon bleu foncé, une chemise crème délicatement rehaussée de bleu, avec une veste du même bleu soutenu, dont les broderies rouges juraient avec l’élégance du reste. Elle reconnut un phénix au milieu des flammes extravagantes.

Quant à son visage… ses traits étaient si harmonieux qu’ils en frisaient la perfection. Une courte barbe soignée mangeait son menton et ses yeux… d’un bleu si pur qu’ils évoquaient un ciel d’été sans nuages.

Satia s’empressa de reprendre ses esprits. Rester bouche bée ainsi ! Ça ne lui ressemblait pas.

–Bonjour, Durckma. Je me proposais de vous faire visiter les lieux en ce jour de congé… mais, je peux repasser plus tard ?

–Non, oui, je veux dire… pouvez-vous attendre deux minutes ?

–Bien sûr, lui répondit-il avec un sourire.

Elle se sentit rougir davantage. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Certes, il était beau – et encore le mot était faible – mais elle avait quand même suffisamment d’expérience pour ne plus se pâmer devant un sourire éblouissant.

Satia referma la porte et se précipita dans la salle de bain. Elle ne prendrait pas le risque de se dévoiler par un trou de serrure !

Elle enfila une robe, attrapée au passage dans la penderie. Ce n’était pas sa tenue de prédilection, mais c’était bien plus rapide à enfiler. De couleur violette, elle était resserrée à la taille avant de s’évaser en larges plis jusqu’à ses pieds, ce qui était parfait pour la saison. Les parementures étaient brodées de fleurs au fil d’or et l’encolure carrée soulignait sa poitrine. Satia tenta de se persuader qu’elle n’avait pas choisi la robe pour son décolleté, juste pris la première venue. Qu’elle la mette si bien en valeur était un pur hasard.

Essoufflée, elle ajusta sa mise devant le grand miroir et se recoiffa rapidement. La jeune femme songea une nouvelle fois à couper ses cheveux qui descendaient plus bas que ses épaules. Quand elle estima qu’elle ne pourrait faire mieux, elle ouvrit à son visiteur, angoissée à l’idée d’avoir été trop longue.

–Désolée pour l’attente, s’excusa-t-elle.

–Vous êtes ravissante.

–Et vous êtes ? s’enquit-elle en s’efforçant de garder un air détaché.

–Oh, pardonnez-moi, je ne me suis pas présenté… Damien do Ravière, d’Aquiléa. Le fils du Souverain, ajouta-t-il quand il remarqua qu’elle n’arrivait toujours pas à le situer.

–Enchantée, répondit poliment Satia.

–J’ai pensé que vous seriez curieuse de connaitre un peu mieux les lieux ? Permettez-moi d’être votre guide.

–J’en serai ravie, sourit la jeune femme.

Damien la guida au sein du Palais, s’arrêtant autant que nécessaire pour lui présenter les Seyhids qu’ils croisaient. Ces derniers représentaient une bonne partie de l’administration de la Fédération des Douze Royaumes, les Seycams seules ne pouvant gérer l’entièreté des tâches que requérait la gestion d’un royaume.

Sur l’échelle sociale, les Seyhids ne le cédaient qu’aux Seycams, les familles dirigeantes de chaque planète. Venaient ensuite les artisans, commerçants et autres indépendants, puis les domestiques et serviteurs, qui vendaient leurs services.

Satia parlait peu ; elle s’efforçait d’engranger les informations qu’on lui délivrait. Confronter ses connaissances théoriques avec la réalité du terrain se révélait intéressant.

Ils parcoururent l’ensemble des bâtiments qui composaient le Palais ; des écuries aux cuisines, en passant par le petit hôpital, la caserne de la Garde du Phénix et la galerie d’art, accessible à tous.

À l’extérieur, les jardins d’ornements, le terrain d’entrainement, le potager, les arbres fruitiers qui encadraient les allées.

Partout, des serviteurs en livrée s’affairaient, petites mains invisibles qui époussetaient, nettoyaient, briquaient les parquets cirés, sous la houlette d’une intendante exigeante.

Satia s’étonna dans un premier temps que Damien connaisse tous les Seyhids qu’ils croisaient ; puis elle réalisa qu’il baignait là-dedans depuis son enfance. Elle était loin de maitriser autant de connaissance, et la jeune femme commença à réaliser la somme de travail qui l’attendait.

Le jeune homme était tout à fait charmant. Bon, son goût pour certaines associations de couleur était clairement discutable – le vert vif de sa cape était une agression visuelle - mais elle s’était rapidement sentie à l’aise en sa présence et le tutoiement était venu naturellement. Elle espérait qu’il en aille de même avec les Seyhids dans le futur.

–Te joindras-tu à nous pour le repas ?

Satia n’hésita qu’une seconde avant de répondre par l’affirmative, à la fois excitée et angoissée. Elle espéra que tout se passe au mieux car elle n’avait jamais été friande de ce genre d’exercice. Malgré sa décontraction apparente, elle restait méfiante et un sourire, si étourdissant soit-il, ne suffirait pas à baisser sa garde.