Chapitre 21
En quittant ses appartements en début d’après-midi, Damien do Ravière se sentait d’humeur douce-amère. L’incident de la veille lui avait certes permis d’aborder Satia, mais leur conversation avait tourné court. Se faire humilier de la sorte ! Être contredit par un simple Mecer ! Qui d’autre que lui, Damien, pouvait donc savoir ce qui était le mieux pour une jeune fille de qualité ?
Comment sa mère et le Djicam avaient-ils pu se ranger à l’avis d’un Messager ? Bon, pour le Djicam cela pouvait se comprendre – ils étaient de la même nation après tout - mais Domaris ? Sa propre mère ? Il était le fils du Souverain quand même ! Son avis aurait dû avoir une toute autre importance !
Rageur, Damien songea une fois de plus à cette loi stupide qui interdisait aux enfants d’un Souverain de participer à sa succession. Il était né sur Sagitta, après tout, il avait autant de droits que les autres ! Ainsi, il aurait pu s’opposer au Messager, il en était convaincu.
Damien frissonna au seul souvenir du regard bleu-acier qui s’était posé sur lui quelques secondes. Être ainsi jaugé et tenu pour quantité négligeable ! Un simple regard impassible, sans même une lueur de mépris, et pourtant… À contrecœur, Damien avait dû admettre que les Mecers n’usurpaient pas la légende qui les entourait. La place de ces prédateurs était sur un champ de bataille, pas dans un Palais. Les voir respecter le protocole à la lettre était toujours surprenant, même si c’était l’attitude typique des Massiliens.
Damien devait à tout prix obtenir une entrevue privée avec Satia. Hors de question qu’elle apprenne à se battre. Il lui ferait oublier cette idée stupide d’entrainement. Si la Garde était suffisante pour le Souverain et sa famille, Satia pouvait s’en accommoder. Peut-être accepterait-elle qu’il se charge en personne d’une protection rapprochée ?
Un sourire rêveur flotta sur ses lèvres. Être toujours en sa douce présence… Il y aurait bien des avantages à être si proche d’elle.
Arrivé devant les appartements de Satia, il rajusta sa tunique, avant de se rendre compte que les Gardes dissimulaient un sourire avec peine. Il leur jeta un regard courroucé : comment osaient-ils se moquer de lui, le fils de leur Souverain ! Il demanderait leur mise à pied à Satia ; il était inadmissible que de tels hommes appartiennent à la Garde du Phénix !
Il tapa deux coups secs à la porte en bois des Îles. Du bois des Îles ! Alors que celle de ses appartements était seulement en chêne. Inconcevable.
–Entrez, dit Satia.
Soudain fébrile, Damien entra, arborant un sourire engageant, le dos bien droit pour mettre en valeur sa tunique hors de prix, d’un rouge flamboyant ce jour-ci, et ornée de broderies d’un vert tendre censées représenter des lianes.
La Durckma Satia retint un soupir en l’apercevant dans ses habits rutilants, dont les couleurs incompatibles lui annonçaient une migraine. Allait-il encore passer deux heures à la fatiguer en la comparant à diverses essences de fleurs comme la dernière fois ?
–Seigneur Damien, fit-elle en feintant la surprise. Votre visite me flatte.
–Durckma, je suis honoré, répondit Damien en s'inclinant dans un salut compliqué censé l’impressionner.
Satia reprit sa broderie, abandonnée quand elle l’avait entendu frapper, et Damien prit alors conscience de la présence des douze dames de compagnie de Satia. Subjugué par la Durckma, il n’avait pas remarqué qu’elle n’était pas seule !
Elles murmuraient entre elles, et gloussaient comme des poules en lui jetaient nombres de regards furtifs. Il se rendit compte avec indignation qu'il était le centre de leur attention et se sentit rougir d’embarras.
Il leur tourna délibérément le dos, et s'adressa à Satia.
–Durckma, j'aurais besoin de discuter avec vous d'une affaire d'importance.
Elle posa son ouvrage et en appelant à toute sa patience, se concentra sur le jeune homme qui se tenait devant elle.
–Je vous écoute, seigneur Damien.
Damien hésita, jetant un regard sur les dames de compagnie.
–Eh bien… il s'agit de…
Constatant la gêne du jeune homme face à la présence de ses dames de compagnie, Satia les congédia d’un geste, désireuse d’en finir au plus vite. Elle fixa ensuite Damien de ses yeux violets et demanda d'une voix autoritaire :
–Eh bien qui y a-t-il de si important que vous ne puissiez me le dire qu'en privé ?
Damien hésita, cherchant ses mots.
–Je…je voulais savoir si vous reconsidèreriez cette histoire… d’entraînement…
–Damien, nous avons déjà discuté de cette question hier soir, me semble-t-il ? l’interrompit Satia. Ma décision est prise, et je n’y reviendrai pas. Maintenant, si vous n’avez plus rien à me dire…
Damien frissonna. Il se faisait clairement congédier ! Il devait pourtant trouver un moyen de passer plus de temps en sa présence, afin qu’elle révise son jugement sur lui. Elle finirait surement par revenir à la raison s’il insistait suffisamment, il en était certain.
Par Eraïm, elle était si belle, si charmante, si intelligente ! Les qualificatifs lui manquaient quand il pensait à elle.
–Durckma, vous me feriez un grand honneur si vous acceptiez de m’accompagner au bal demain soir, débita-il à toute vitesse.
Satia fit appel à toute sa volonté pour masquer sa surprise. La Dame Mielen organisait régulièrement des fêtes où tous les jeunes membres des Seycams étaient présents. Au vu des circonstances, elle serait au centre des commérages. Le Palais bruissait déjà des premières rumeurs ; trop de domestiques avaient été témoins du nettoyage de ses appartements, sans pouvoir s’empêcher de bavarder.
Comment éviter de passer la soirée en sa compagnie ? Peut-être pourrait-elle retourner la situation à son avantage ? Elle refusait de lui donner de faux espoirs. Leur relation était terminée et elle avait définitivement tourné la page. Apparemment ce n’était pas son cas ; son regard brillait d’espoir.
De son côté, l’attaque des Faucons Noirs avait fracassé la bulle de sécurité où elle pensait vivre depuis sa nomination en tant que Durckma. Un divertissement lui ferait le plus grand bien.
Au moins, elle serait loin d’être seule, au milieu des Seyhids. La jeune femme frissonna. Il lui faudrait du temps avant d’apprécier de nouveau la solitude.
Quoiqu’il en soit, elle avait besoin d’un peu de temps.
–Permettez-moi de réfléchir à votre proposition, déclara-t-elle d’un ton égal. Je vous ferai parvenir ma réponse demain matin.
Pour toute réponse, Damien s’inclina. L’entretien était terminé. Mais il avait presque obtenu une promesse. Une soirée toute entière à ses côtés… L’occasion de reconquérir son cœur.
La porte s’ouvrit au moment où il posait la main sur la poignée. Damien passa de l‘étonnement à la colère en reconnaissant le Massilien de la veille. Encore cet imbécile ! Avant même qu’il ait ouvert la bouche, le Messager le saluait. Ces Massiliens et leur respect des coutumes…
Son regard se chargea de mépris, mais le Mecer garda un visage impassible. Tout le problème avec ces gens-là : impossible de savoir ce qu’ils manigançaient. À sa grande surprise, le Messager s’effaça pour le laisser passer. La victoire avait cependant un goût amer : un simple Mecer, même pas descendant d’une Seycam, qui entrait chez la Durckma, alors que lui, fils du Souverain, était clairement mis à la porte ? Cela, il ne le lui pardonnerait pas
*****
Le Messager considéra un instant la porte qui se refermait sur le fils du Souverain avant de saluer et reporter son attention sur Satia.
–Il te cause des problèmes ?
–Rien que je ne puisse gérer, répondit la Durckma. Es-tu aussi venu me dissuader de m’entrainer ?
Lucas haussa un sourcil.
–Te dissuader ? Plutôt demander à un centaure de tracter un chariot.
Outrée, Satia en resta sans voix. Elle ne rêvait pas, il venait bien de sous-entendre qu’elle était bornée ?
–Je passais juste voir si tout allait bien, poursuivit le Messager sans quitter son masque d’impassibilité.
Comme souvent, impossible de savoir s’il était vraiment sérieux. Même si les Massiliens qui plaisantaient étaient rares.
Il aurait été facile de lui mentir, mais elle tâchait d’éviter. Il ne cherchait qu’à la protéger, et elle avait toute confiance en lui.
–Je crois que ça va un peu mieux, répondit Satia après quelques secondes.
–As-tu conscience que pour te défendre tu pourras être amenée à tuer ?
Déstabilisée, la jeune femme frissonna. À son habitude, Lucas frappait juste.
–Je ne doute pas de ta volonté à t’entrainer, continua le Massilien, implacable. Juste de ta motivation à mettre en œuvre une solution radicale à laquelle tu t’es souvent opposée.
Satia se rembrunit. Alors il voulait la pousser dans ses retranchements ? Sa colère était là, oui, mais elle ne lui ferait pas ce plaisir. Comment réussissait-il à afficher autant de calme et de sérénité ? Et ce regard bleu-acier toujours aussi insondable… Elle aurait bien aimé savoir ce qui se tramait derrière cette façade. La Durckma serra les dents et s’obligea à contenir sa fureur.
Au moins, elle n’avait plus peur.
–Me défendre, c’est gagner du temps en premier lieu. La Garde est censée venir à mon secours le plus rapidement possible. Si je suis déjà isolée, eh bien… ça ne changera pas certainement pas grand-chose. Je ne serai jamais capable de vaincre un soldat en combat loyal, j’en ai parfaitement conscience.
–Tes talents sont ailleurs, rétorqua Lucas.
–Ne t’aventure pas sur ce terrain, avertit la jeune femme. Tu ne sais pas de quoi tu parles.
Étrangement, le Messager resta silencieux.
–Tu ne me contredis pas ? énonça lentement Satia. Que sais-tu exactement, à mon sujet ?
–Bien plus que tu ne le penses, répondit Lucas en soutenant son regard inquisiteur.
La Durckma fronça les sourcils. Encore une réponse typiquement massilienne ! Elle devrait obtenir des éclaircissements. Certes, il la connaissait depuis longtemps, mais ça n’expliquait pas tout. Sauf qu’il la prit de vitesse.
–Avec ta permission, je vais prendre congé, continua Lucas tout en saluant.
–Déjà ? s’étonna Satia. Tu viens à peine d’arriver…
–J’étais convoqué au Palais, je suis arrivé un peu en avance.
–Qui ? interrogea-t-elle avec curiosité.
–Je n’ai pas à te le dire.
La fureur de Satia grimpa d’un cran. Qu’il était agaçant ! Et toujours aussi imperturbable.
On aurait dit qu’il prenait un malin plaisir à la voir fulminer.
–Un rapport avec l’attaque d’hier soir, j’imagine ?
–Le Djicam de Massilia me demande, concéda le Messager. Il ne m’appartient pas de t’en dire davantage.
–Très bien. Va, alors. J’ai à faire, répondit-elle d’un ton hautain qui ne lui ressemblait pas.
Que lui arrivait-il ?
Était-ce l’ombre d’un sourire qu’elle devinait alors qu’il s’inclinait ? Se retenir de lui claquer la porte sur ses plumes lui demanda plus d’efforts qu’elle ne l’aurait cru. Si elle avait été sûre que les Gardes à sa porte ne puissent l’entendre, elle aurait hurlé de frustration.
*****
En étant convoqué par son Djicam, le Messager Lucas était loin de se douter que le Souverain serait également présent dans le petit bureau aux murs lambrissés. Conformément au protocole, il le salua en premier.
–Me voici, Djicam.
Étrange que l’Envoyé Mirn lui ait permis d’entrer alors que le Djicam s’entretenait avec le Souverain… Ou alors, il était au centre des préoccupations des deux hommes. Son sang se glaça dans ses veines. Il ne pouvait y avoir qu’une seule raison.
Le cerceau d’argent posé sur ses cheveux noirs striés de blancs, le Djicam Ivan était confortablement installé à son bureau, sur lequel s’empilaient des dossiers parfaitement alignés.
Deux sièges étaient présents, et l’un d’eux était occupé par le Souverain Dionéris, vêtu de violet.
Le Messager resta debout.
–Les Gardes du Phénix rapportent t’avoir vu sortir des appartements de la Durckma peu avant l’aube, entama Ivan.
–Est-ce un problème, Djicam ? demanda Lucas d’une voix soigneusement neutre.
–Elle n’a pas besoin de ce genre de rumeurs en ce moment, intervint le Souverain, soucieux.
–La Garde du Phénix veille sur elle, Messager Lucas.
–Les Faucons Noirs n’étaient pas là pour la tuer, rétorqua le jeune Massilien sans se laisser démonter.
La satisfaction qu’il eut à les surprendre fut de courte durée.
–Comment ça ? se rembrunit Dionéris. Toutes les autres tentatives ont été pareillement déjouées…
Le Messager résuma brièvement ses conclusions.
–L’Empereur Dvorking la voudrait donc vivante, dit pensivement Dionéris. Pour quelle raison ?
–Il va nous falloir le découvrir, déclara sombrement Ivan.
–La Garde du Phénix devrait nous présenter rapidement les résultats de son enquête. Je n’aime pas la facilité avec laquelle ces assassins ont pénétré le Palais. Tout cela laisse présager des complicités intérieures.
Le Souverain se leva, aussitôt imité par Ivan.
–Je dois m’entretenir avec Mickaëla. Nous reparlerons de tout ça quand nous aurons les conclusions de l’enquête.
Les deux Massiliens saluèrent dans un même mouvement, le Messager s’inclinant davantage que son supérieur.
Le Souverain parti, le Djicam du Neuvième Royaume ne retint pas Lucas davantage.
–N’oublie pas où est ton devoir, Messager.
*****
La semaine s’écoula lentement, au rythme de matinées où Satia se plongeait dans ses études, et d’après-midi qu’elle meublait au mieux, le plus souvent avec ses dames de compagnie, contrairement à ses habitudes.
Elle supportait de moins en moins la solitude, et des loisirs qui auparavant lui apparaissaient futiles prenaient tout leur sens. La broderie obligeait ses pensées à se concentrer sur son travail, et les conversations se révélaient tout aussi intéressantes qu’avec les jeunes frivoles de son âge. Elle n’était pas d’humeur à écouter leurs envies de gloire sur les champs de bataille, quand ils semblaient oublier que la réalité était bien plus sanglante.
Elle avait croisé plusieurs fois le Souverain Dionéris et le Djicam Ivan, mais face à ses interrogations sur l’avancée de l’enquête, aucun ne s’aventurait à lui donner une réponse directe. Les recherches se poursuivaient, et elle n’avait rien à craindre. Un point qui n’arrivait plus à la rassurer.
Et chaque soir, lorsque les ombres s’étiraient, Satia finissait par se retrouver seule, dans une chambre qu’elle ne reconnaissait plus. Elle ne pouvait pourtant se permettre de garder des lampes allumées sans une bonne raison.
Pour éviter d’angoisser dans l’obscurité, elle lisait jusqu’à l’épuisement.
Évidemment, elle ne l’aurait avoué à personne. Surtout pas à Lucas.
Les deux coups secs frappés à la porte la firent sursauter.
–Entrez ! dit-il tout en posant son ouvrage.
Une jeune atlante pénétra les lieux. Avec sa peau qui miroitait entre le bleu et le vert, impossible de la confondre avec un autre peuple. Les minuscules écailles qui recouvraient son corps reflétaient la lumière, et offraient également un camouflage parfait dans les eaux marines.
Ses cheveux blonds étaient ramenés dans une lourde tresse qui reposait sur son épaule, et ses vêtements, typiquement atlantes, avaient dû faire rougir tous les serviteurs du Palais, songea Satia avec un sourire.
Le mot pudique n’appartenait tout simplement pas à leur vocabulaire.
Sa poitrine était ceinte d’une bande de tissu jaune tout juste opaque, tout comme ses hanches. Un fin voile translucide négligemment passé dans la ceinture cachait tout juste ce qu’il fallait.
Les dagues glissées dans les fourreaux à sa taille, et également présentes dans ses bottes souples lacées jusqu’aux genoux, suffisaient à convaincre n’importe quel observateur de mieux placer son regard.
Satia se leva pour accueillir sa visiteuse.
–Vous devez être Laria, n’est-ce pas ? Bienvenue sur Sagitta.
–Ravie de vous rencontrer, Durckma, répondit l’Atlante en s’inclinant.
Satia congédia ses dames de compagnie ; une chose était sûre, l’arrivée de la Guerrière de Perles n’était pas passé inaperçue, et elle en entendrait parler dans les prochains jours. La jeune femme hésita à se changer, puis renonça. Certes, une robe n’était pas la tenue idéale pour un entrainement, mais elle doutait que des agresseurs potentiels lui permettent de passer un pantalon pour plus de confort.
Un quart d'heure plus tard, les deux jeunes femmes se dirigèrent vers une pièce que la Durckma avait fait aménager dans le Palais : pour éviter de soulever les suspicions, le moins de personnes possibles devaient être au courant. Elle avait suffisamment de problèmes avec Damien, si les autres Seyhids s’y mettaient aussi… et elle ne tenait pas à vexer ses commandants.
Après un rapide échauffement, Laria commença par lui enseigner les gestes de bases : comment éviter un coup, se laisser tomber au sol, ou encore rouler pour contre-attaquer.
La jeune guerrière lui fit répéter plusieurs fois les mouvements, corrigeant impitoyablement le moindre petit détail.
–Vous apprenez vite, dit-elle. Vous n'êtes pas une débutante.
–C'est exact, admit Satia. Mon père m'a enseigné quelques rudiments.
–Des Faucons Noirs ont tenté de vous tuer, il parait. Pourtant ils ne louent pas leurs services pour quelques piécettes.
Elle posa son regard scrutateur sur Satia
–Qui peut vous en vouloir à ce point ? Le Souverain Dionéris lui-même, Eraïm le protège, n'a jamais été inquiété par qui que ce soit.
–Je ne peux pas vous en parler, dit Satia en secouant lentement la tête.
Pas maintenant. Pas aujourd'hui. Par Eraïm, pourquoi ne puis-je me confier à personne?!
–J’ai vu ce que je voulais voir, cependant, reprit Laria. Lucas m’avait prévenu, mais…
–Lucas ? fit Satia en fronçant les sourcils.
Que venait-il faire dans cette histoire ?
–J’ai combattu à ses côtés sur Atlantis. Les Mecers sont sur tous les fronts, quand il s’agit de repousser l’Empire. Mais ce n’est pas le sujet. Vous retenez vos coups, Durckma.
–C’est un entrainement, répondit Satia, perplexe.
–Alors ne craignez pas de me blesser. Vous devez avoir cette intention derrière chacun de vos gestes.
–C’est juste pour me défendre, pas pour attaquer.
–Pour gagner du temps, vous devez leur apparaitre dangereuse. Menaçante. Ou ils vous riront au nez, et vous ne pourrez pas toujours compter sur la chance pour vous en sortir.
Satia frissonna. Un cruel rappel de son impuissance, mais… elle avait le droit de ne pas aimer ça. S’attendait-elle réellement à ce qu’une femme la comprenne davantage ? Les Guerrières de Perles étaient la branche totalement féminine de l’armée atlante. Une armée réduite, parce que leurs terres immergées étaient hors de portée de l’Empire. L’eau était leur élément, les océans leur domaine ; rares étaient les Atlantes qui s’aventuraient hors de leur planète, et encore plus rares quand ces voyages excédaient quelques jours.
Quand la jeune guerrière prit congé une heure plus tard, Satia avait douloureusement conscience de chacun de ses muscles. Et se rendit compte que depuis son arrivée au Palais, elle avait totalement négligé tout exercice physique, absorbée qu’elle était par les nouvelles connaissances qu’elle avait à acquérir.
Il était grand temps de se reprendre en main.
*****
La tête emplie de réflexions, Satia rejoignit d'un pas vif ses appartements. Elle n'avait qu'une seule envie : prendre un bon bain réconfortant. À sa surprise, elle découvrit Monie en ouvrant la porte. La femme de chambre s’inclina bien bas.
–J’ai pris la liberté de préparer votre bain, Durckma, dit-elle.
–Merci, répondit la jeune femme.
Une excellente surprise, pour le coup.
Satia se déshabilla et se plongea avec délice dans l'eau chaude, délicatement parfumée. Elle souffla avec amusement sur l'épaisse couche de mousse, puis ferma les yeux et se laissa bercer par l’onde, totalement détendue.
Elle ne sut dire combien de temps s'était écoulé ; un courant d'air froid la fit frissonner et elle ouvrit les paupières, comme au sortir d’un rêve.
Damien se tenait devant elle. Ses yeux s'écarquillèrent sous le coup de la surprise.
–Que faites-vous ici ? demanda-t-elle d'un ton impérieux. Qui vous a permis d’entrer ? Sortez immédiatement !
–Je suis venu vous voir, répondit posément ce dernier. J'ai convaincu les gardes que je pouvais entrer. Et je ne sortirais pas, continua-t-il en posant ses yeux bleus sur elle. Vous êtes magnifique, ajouta-t-il avec un regard concupiscent.
Satia se sentit rougir jusqu'à la pointe des cheveux. Elle était sûre qu’il savait pertinemment qu'elle était dans son bain. Alors il pensait profiter de sa position de supériorité ? Comment osait-il la regarder avec cet air suffisant et hautain ? Comme si elle était à sa disposition ?
Quant à la Garde du Phénix… Sa colère s’embrasa. Des hommes complices de cette mascarade ! Dès qu’elle aurait réglé le cas de Damien, elle irait leur passer un savon.
Satia déglutit. Maintenant, elle devait affirmer son courage et repousser cet importun qui avait le culot de venir la poursuivre jusque dans sa salle de bain. Une erreur qu’il allait regretter.
Un peu de courage, ma fille ! se dit-elle.
Satia se leva lentement, le vit reculer, tenter de garder une contenance. Elle sentait la mousse qui collait à sa peau et glissait lentement en dévoilant les courbes de son corps.
Elle sentit son regard appréciateur, qui la détaillait des pieds à la tête, et la colère flamba dans ses yeux violets. Profitant qu'il soit "absorbé" par sa contemplation, elle lui asséna une gifle qui claqua comme un coup de fouet. Sers toi de ton corps comme d'une arme, lui avait dit son père. Damien n'eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait qu’une deuxième gifle l'atteignit.
La main de Satia lui faisait mal, aussi enchaîna-t-elle par un coup de genou. Qui atteignit son but. Il s'écroula au sol, le souffle court. Elle plaça ses mains sur ses hanches, et répéta :
–Sortez d'ici. Immédiatement.
Soufflant et grognant, Damien se traîna à quatre pattes jusqu'à la porte. Il se redressa en se tenant au montant de la porte, cherchant à reprendre son souffle.
–Dehors, j'ai dit !
Elle ouvrit la porte, sans plus se soucier le moins du monde de son apparence, pour le flanquer dehors d'un coup de pied sur le derrière, puis referma violemment.
Satia n’eut le temps que d’apercevoir les regards estomaqués des soldats qui gardaient ses appartements, avant de s’adosser au mur et de glisser lentement au sol.
Son cœur battait la chamade. Comment avait-il pu ! Comment…
Elle avait accepté son invitation au bal de la Dame Mielen en espérant tempérer ses ardeurs et mettre les choses au point. Certes, elle l’avait laissé flirter avec elle… pour éviter de danser avec tous les jeunes seigneurs qui ne juraient que par elle. Une erreur qu’elle venait de payer cher. S’il n’avait pas été si surpris par sa combativité, elle n’aurait jamais pu le mater si facilement.
Il allait falloir clarifier la situation, et vite. Cet instant d’abattement n’avait que trop duré. Elle se leva, et se rendit dans sa salle de bain pour terminer sa toilette.
Elle ne put s’empêcher de frissonner au souvenir de Damien là… et d’elle complètement nue. Il ne l’avait pas touché, mais elle ressentait le besoin de laisser l’eau couler longuement sur son corps.
Satia s’enveloppa dans un long peignoir et se dirigea vers sa garde-robe. Face à un dilemme, elle se mordit les lèvres.
Sortir dîner avec les jeunes Seyhids comme à son habitude, et affronter Damien ?
Ou demander à ce que son repas lui soit porté et affronter la solitude ?
Ce qui signifiait aussi laisser la victoire au jeune homme. Hors de question. Elle lui montrerait qu’il en fallait bien plus pour l’intimider.
Tout en s’habillant, Satia chercha à se convaincre qu’elle n’agissait pas ainsi pour éviter de se retrouver seule.
*****
Sagitta, Douzième Royaume, caserne des Mecers.
–Allez, debout, nous partons.
Le son autoritaire de la voix tira brutalement Itzal de son sommeil.
–Hein ? Quoi ? Quand ?
–Tu as dix minutes.
–Mais…j’ai sommeil !
Un froid soudain l’envahit. Encore somnolent, Itzal réalisa que ses couvertures lui avaient été arrachées. Il frissonna et se résigna à ouvrir les yeux, avec difficulté.
–Quelle heure est-il ? articula-t-il péniblement.
Il devait être à peine quatre heures du matin ! Impossible de se lever à cette heure !
–L’heure du départ. Allez, dépêche-toi.
Avec un soupir, Itzal se leva en grimaçant. Il étouffa un bâillement, et étira ses membres endoloris par les exercices de la veille. Impossible de détourner le sujet avec Lucas. Il commença à enfiler son pantalon, puis sa chemise. Noires, comme tout uniforme d’Envoyé, y compris sa veste, ses bottes, ses ailes, sa peau. Vraiment sinistre.
–Prêt ?
Lucas était déjà habillé de pied en cap, mais cela n’avait rien d’étonnant. Comment arrivait-il à être toujours prêt avant tout le monde, Itzal ne l’avait pas encore deviné.
–Oui, répondit-il d’une voix toujours ensommeillée.
–En route.
Itzal s’élança au pas de course derrière Lucas. Pourquoi marcher si vite dès le matin ?!
–Où allons-nous ?
Lucas lui lança un regard glacial, qui s’adoucit ensuite.
–Nous rentrons sur Massilia.
Une question muette apparut dans les yeux verts d’Itzal, mais le Messager répondit avant même qu’il la formule.
–Effectivement nous n’emprunterons pas les Portes. Nous rentrons avec un aquilaire céleste.
–Incroyable ! Ça a toujours été mon plus grand rêve de monter dans un de ces trucs !
Un léger sourire s’afficha sur le visage de Lucas face à l’enthousiasme du jeune homme.
–Et ça fonctionne vraiment ? Je veux dire, les phénix voyagent vraiment dans l’espace ?
Lucas sentit l’amusement de Lika au fond de son esprit.
Quelle ignorance, ces jeunes !
–Effectivement. Les phénix que tu verras sont les plus grands. Dix mètres d’envergure en moyenne.
–Impressionnant ! Et euh…y’a déjà eu des… enfin... des sortes d’accidents ? Je veux dire, que l’aquilaire se retrouve à dériver seule dans l’espace ?
Lucas secoua la tête.
–Rarement. D’autres phénix sont alors envoyés pour récupérer l’aquilaire.
Arrivés dans la zone réservée à cet usage dans la caserne, les deux Massiliens prirent leur envol. Le soleil se levait à peine, baignant la capitale d’une faible lueur rosâtre. En quelques minutes ils atteignirent une altitude suffisante pour surplomber la ville. Quatre portes perçaient l’enceinte circulaire, aux quatre points cardinaux.
Si le chemin conduisant à la Porte de Sagitta se situait au Nord, c’était au Sud que se trouvait la station des aquilaires.
Inventés, dessinés puis conçus par les ingénieurs du Onzième Royaume, Aquiléa, les aquilaires représentaient l’un des plus gros progrès pour la Fédération des Douze Royaumes. Avec douze planètes et autant de reliefs variés, les aquilaires avaient donné aux habitants une mobilité sans précédent – et avaient apporté la richesse aux Aquiléens.
Pour se déplacer d’une ville à l’autre, les citoyens avaient à disposition un réseau de diligences. Face aux forêts impénétrables de Vénéré ou aux pics sans fin de Massilia, le modèle montrait ses limites.
Les aquilaires s’en étaient abolis. Au lieu d’être tractés par des chevaux, ils étaient soulevés dans les airs par des aigles géants, originaires d’Aquiléa. Par la voie des airs, les distances étaient raccourcies.
L’inconvénient restait qu’un aquilaire ne pouvait transporter que cinq à six personnes au maximum, ou deux centaures de Déoris - ce qui arrivait plus rarement, les centaures n’appréciant pas que leurs sabots quittent le sol.
De nombreux peuples avaient ensuite permis l’amélioration des aquilaires. Les Vénérians avaient apporté leur compétence liée aux animaux ; les plus grands des aigles géants avaient été sélectionnés sur plusieurs générations, leur force et endurance développée. Des oiseaux d’une intelligence exceptionnelle confiés aux meilleurs dresseurs.
L’idée avait également séduit un Prêtre de Mayar, qui avait considéré d’un autre œil les immenses phénix établis sur le Dixième Royaume. Et les phénix s’affranchissant des espaces interplanétaires, la perspective de ne plus dépendre uniquement des Portes était alléchante…
Après concertation, les phénix avaient donné leur accord. Et les aquilaires célestes étaient nés.
Voyager dans l’espace s’avérait cependant bien plus dangereux. Grâce à ses pouvoirs qu’il tenait d’Eraïm, un Prêtre de Mayar s’occupait donc de sceller hermétiquement l’aquilaire pour éviter tout accident. À l’arrivée, un autre Prêtre rouvrait aux passagers.
Si les aquilaires reliaient toutes les grandes villes d’un royaume, les aquilaires célestes rattachaient uniquement les capitales, et leur fréquence était moindre.
– Regarde, nous y voilà. Tu trouves ça comment ?
–Ahurissant.
Le jeune Envoyé n’avait jamais vu d’aquilaire avant ce jour ; possédant des ailes, il ne trouvait aucun intérêt à ce mode de transport.
Deux terrains d’embarquement se trouvaient là, à l’air libre, encadrés par quelques bâtiments rectangulaires. Dans l’un deux on pouvait voir divers sortes de véhicules. Des diligences sans chevaux, mais avec une grosse barre cylindriques sur le toit, permettant aux aigles géants ou aux phénix de soulever l’aquilaire.
Lucas atterrit souplement en retrait des pistes, et Itzal toucha le sol juste après lui. Le Messager n’avait certainement pas choisi cette piste au hasard.
Une femme s’avança vers eux. Des cheveux blonds encadraient son visage d’une teinte vert pâle. Une Vénérianne, songea Itzal. Elle portait une longue robe d’un jaune clair qui faisait ressortir la couleur de sa peau, et une ceinture vert sapin enserrait sa taille.
–Bienvenue à vous, Massiliens. Je suis Renda Zine, en charge des aquilaires célestes aujourd’hui. Quelle est votre destination ?
–Massilia, répondit Lucas.
Renda consulta ses fiches.
–Un aquilaire part dans quelques minutes. Il y reste trois places. Cela convient-il ?
Lucas inclina la tête.
–C’est parfait.
–Présentez-vous à mon collègue, il se trouve en bord de piste, dit-elle en désignant du doigt un homme corpulent.
Les deux Mecers se dirigèrent vers lui.
Le bonhomme les détailla de haut en bas, puis consentit à se présenter.
–Je suis Piedren, Prêtre de Mayar. Vous pouvez embarquer. N’oubliez pas de garder vos ailes repliées contre vous pour le confort des autres passagers. Une fois la portière scellée, ne cherchez pas à sortir.
En gloussant, il ajouta :
–J’espère que vous n’êtes pas claustrophobes. Bon voyage !
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