Chapitre 26
Sagitta, Douzième Royaume.
L’Assemblée se réunissait enfin. La séance avait été reportée après l’attaque des Faucons Noirs. Dix jours après cet événement, l’enquête n’avait toujours pas abouti. Le seul survivant de l’attaque était toujours en fuite. Les affaires ne s’arrêtaient pas pour autant, et le Souverain avait décidé qu’il avait accordé suffisamment de temps à la jeune fille pour se remettre. La Fédération avait besoin d’eux.
Lorsque Dionéris entra dans la Grande salle de réunion, les douze Djicams étaient déjà présents, accompagnés par leurs assistants. Séparés en deux hémicycles, tous se levèrent pour accueillir le Souverain et la Durckma.
Dionéris s’installa pour présider la séance, Satia prenant place à sa droite.
–Bien. Maintenant que nous sommes réunis, commençons, dit Dionéris. Harog, quelles nouvelles de Mouligraï ?
Le Djicam du Premier Royaume se leva pour prendre la parole. À la fois grand et robuste, il incarnait à lui seul la force des Mouligrans. Un véritable colosse qui aurait pu toucher le plafond en tendant le bras. Ses cheveux d’un noir d’ébène étaient coupés courts, pour mieux supporter la chaleur intense qui régnait sur Mouligraï au plus fort de l’été.
–La production de céréales s’annonce très bonne, malgré les dégâts infligés par l’armée de l’Empire, annonça-t-il d’une voix grave. Il ne devrait y avoir aucun problème d’approvisionnement pour l’ensemble de la Fédération. (Ses yeux noirs se plissèrent). Par contre, la récolte des fruits d’automne sera mauvaise. Plus de la moitié des arbres ont été détruits ou endommagés par leurs attaques répétées. Les fermiers ont été correctement indemnisés, mais je pense qu’il faudra encore quelques années avant que la production reprenne correctement.
–Les cultivateurs souffriront-ils beaucoup de ce manque à gagner ? demanda Satia.
Le Djicam haussa les épaules.
–Comme nous tous ici, ils survivront. Les difficultés seront plus grandes pour les petites exploitations complètement ravagées, ou pour les monocultures. Les Mouligrans auront besoin de l’aide de leurs concitoyens.
Le Souverain acquiesça.
–Ils auront tout ce que nous pourrons leur fournir. Qu’en est-il sur Atlantis ?
Ce fut au tour de Rodrig, Djicam du Deuxième Royaume, de se lever afin de s’adresser à l’Assemblée. Ses cheveux châtains se déployaient en boucles sur son front, et ses yeux étaient de la couleur de l’océan. Contrairement aux autres membres de l’Assemblée, sa peau aux tons verts bleutés était composée de minuscules écailles, qui permettaient une meilleure pénétration dans l’eau. La planète ne comportant qu’un seul continent, ainsi qu’une poignée d’îles, la majorité des cités Atlantes s’étaient développées au sein de l’unique mer, la Grande Bleue. Concession à la vie terrestre, il avait ceint un pagne autour de ses hanches.
–Les attaques nous ont relativement épargnées, déclara-t-il, notamment par rapport à Niléa et Déoris. Pour attaquer une cité sous-marine, il faut d’abord la localiser. Pour que les espions de Dvorking soient si bien renseignés… il y a eu des fuites. Nous nous occuperons du cas des traitres avec la sévérité qui s’impose.
La plupart des Djicams acquiescèrent en silence.
–Qu’en est-il des activités des Atlantes ? demanda Satia.
–Notre flotte de pêche a été partiellement détruite, il est vrai, car les impériaux sont incapables de discerner une simple barque d’un navire de guerre ! Mais les Vénérians nous ont promis une importante quantité de bois pour reconstruire, dit-il tout en jetant un regard à Alcor. Ce dernier hocha la tête.
–Si je puis interrompre mon estimé collègue, dit Mérior en se levant, j’aimerai que nous parlions des dégâts dans leur ensemble.
Son regard se promena sur les personnes présentes, et Satia frissonna quand il s’arrêta sur elle. Elle n’avait jamais porté dans son cœur le Djicam du Cinquième Royaume. Ses yeux, ses cheveux et sa peau étaient d’un noir plus sombre que l’ébène, et aucun fil blanc dans ses cheveux ne trahissait ses cinquante ans. Sa tenue, sobre et fonctionnelle était à l’image du caractère rationnel des habitants de la planète.
–Je ne me suis pas déplacé pour entendre chaque Djicam faire étalage de ses problèmes, continua-t-il.
Des sourcils se froncèrent çà et là, et Satia bouillonna intérieurement. Voilà qu’il recommençait ! Elle admira les Djicams qui restèrent silencieux. Chez des gens moins disciplinés, ce serait déjà la cacophonie !
–Les industries de M-555 se remettent lentement en état, et…
–Et vous nous accusiez d’exposer nos problèmes ? l’interrompit la centauresse Damia avec amusement.
–Contrairement à d’autres, l’activité du Cinquième Royaume est indispensable pour lutter contre Dvorking, répondit Mérior d’un ton glacial.
Cette fois-ci, des murmures indignés lui répondirent. La centauresse gratta le sol de son sabot en une mise en garde.
–Mérior, vous dépassez les bornes, intervint sévèrement Dionéris. Tous les Royaumes interviennent à leur façon. Vous fournissez les armes, mais les soldats sont également nourris par Mouligraï, Atlantis, Vénéré et Déoris. Les prisonniers se retrouvent à Kleïto, les Soctoriciens soignent les blessés… Je vous épargne les détails. Mais nous ne voulons pas de dissensions entre les Royaumes maintenant. Je comprends que la situation actuelle vous préoccupe cependant, continua-t-il en levant une main pour l’empêcher de parler. Nous devons rester unis. J’ai préféré commencer par un rapport de chaque Royaume afin de remémorer à chacun que tout le monde a été touché. Puisque c’est manifestement inutile, Satia va vous exposer ce qui nous préoccupe aujourd’hui.
Sur un geste du Souverain, Satia se leva, et le cœur battant, elle commença :
–La question est donc, pourquoi l’Empire intensifie-t-il ses attaques ? Que prépare Dvorking ?
–La question est intéressante…
La doyenne de l’Assemblée se leva. Première Prêtresse d’Eraïm, ses conseils étaient écoutés par tous. Même Mérior ne disait mot lorsqu’elle s’exprimait. Ses cheveux longs et blancs étaient rassemblés en une lourde tresse qui lui tombait jusqu’à la taille. Sur les rides de son visage se lisaient toute la sagesse et la bonté d’Eraïm. Ses yeux violets se posèrent sur Satia. La première fois, la jeune fille avait été surprise de rencontrer des yeux semblables aux siens. Aujourd’hui, elle avait conscience que la diversité au sein des Douze Royaumes était bien plus grande qu’elle ne le pensait de prime abord.
–Je pense que l’instant est venu pour vous de connaître les dernières prédictions réalisées par les Prêtres d’Eraïm.
Elle fit une pause pour détailler chaque membre de l’Assemblée, s’attardant plus particulièrement sur Satia.
–Malheureusement, les nouvelles ne sont pas bonnes. La Fédération va connaître des heures sombres. Une menace plane sur l’avenir.
–Quelle sorte de menace ? demanda Ivan en fronçant les sourcils.
Le Djicam de Massilia commandait les armées de la Fédération, et un avertissement si vague ne lui offrait aucune réponse concrète.
Mickaëla soupira.
–Même sans posséder le Don, il est clair que Dvorking risque d’être favorisé dans son entreprise.
–Les traîtres ont toujours existé, dit Laüdel d’une voix douce. Djicam du Douzième Royaume, elle cherchait toujours une issue pacifique aux conflits de toute sorte et déplorait qu’il ne puisse en être de même avec l’Empire. Aujourd’hui elle portait une robe d’un vert pâle qui mettait sa peau cuivrée en valeur.
–Si Dvorking n’est pas stupide, il va intensifier ses attaques pour trouver les failles de notre défense, intervint Michnor. Djicam du Huitième Royaume Niléa, il possédait la peau bleutée des Niléens. Le cercle tracé dans un bleu plus soutenu sur son front indiquait qu’il appartenait à la caste des peintres. Contrairement à la plupart des Niléens qui ne vivaient qu’à travers l’Art, Michnor faisait preuve d’une grande curiosité et s’intéressait à tous les domaines, raison pour laquelle ses pairs l’avaient choisi pour les représenter.
Satia acquiesça.
–Cette guerre d’usure sape nos forces.
–Les troupes sont mobilisées, la cavalerie de Déoris se rassemble, dit Ivan. Cependant je ne peux prédire où Dvorking attaquera. Toutes les Portes sont sous surveillance.
–Je ne pense pas que nous puissions faire plus, soupira le Souverain.
*****
Massilia, Neuvième Royaume.
L’aile droite coincée sous un bloc de pierre, Lucas résistait de son mieux au Commandeur des Maagoïs de l’Empire. Il avait eu tort de le provoquer alors qu’il se trouvait dans une situation si précaire : Éric était un adversaire redoutable lors d’un combat dans des conditions normales.
Le Messager réussit à parer quelques coups avant qu’Éric ne le déborde. Le Commandeur se fendit sans que Lucas ne puisse trouver une parade. La lame lui transperça le flanc comme un trait de feu. Pressant sa main droite sur sa blessure, le Messager s’efforça de chasser la douleur qui lui brûlait les entrailles pour mieux se concentrer sur son ennemi.
Lucas ! J’arrive immédiatement !
Non ! C’est ce qu’il cherche !
Éric ricana.
–Je ne vais pas te tuer tout de suite. Elle t’a sauvé une fois, tu n’auras pas cette chance aujourd’hui. Qu’elle vienne donc, mon drai’kanter l’attend…
Lucas grimaça, et pas seulement à cause de la douleur. Que le Commandeur des Maagoïs soit au courant pour Lika était une très mauvaise nouvelle. Son lien avec un phénix n’était pas exactement un secret, mais peu restaient au courant, et les impériaux ne faisaient pas partie du nombre. Après tout, tenter de tuer un phénix restait un plaisir pour eux.
Plusieurs projectiles rebondirent autour d’eux et le Commandeur recula d’un bond amplifié par ses ailes pour se mettre hors de portée de son adversaire. Lentement, il tourna sur lui-même, sans voir quiconque. Quelques buissons pouvaient apporter un camouflage, sans qu’il ne distingue rien dans le feuillage. Maudite bruine qui réduisait sa vision.
Les pierres ne volaient pas seules, cependant.
–Alios !
Le drai’kanter vint se poser aux côtés de son maître. D’une taille moyenne pour cette espèce proche du dragon avec ses six mètres d’envergure, ses écailles noires étaient réputées pour leur solidité.
–Un gêneur se trouve dans le coin. Fais-lui sa peau !
Avec un rugissement qui fit trembler le sol, le drai’kanter s’envola, prenant suffisamment d’altitude pour couvrir un maximum de terrain.
Itzal ! songea le Messager. Il l’avait complètement oublié. Avait-il réussi à échapper à l’éboulement ? Le Commandeur lui tournait le dos et scrutait les alentours avec attention. Si seulement il n’était pas cloué au sol…
Des pas discrets s’approchèrent et une voix murmura :
–C’est moi. Je vais enlever ce rocher.
Lucas regarda le jeune Envoyé s’arc-bouter pour déplacer le bloc. Il n’était pas très lourd, juste impossible à bouger depuis sa position. En quelques secondes, le jeune Envoyé libéra l’aile blessée.
Lucas la bougea avec précaution et la douleur fusa immédiatement. Cassée, comme il s’y attendait. Itzal l’aida à se relever, remarquant alors la blessure sur son flanc gauche.
–Tu es blessé !
–Rien d’insurmontable.
Sa voix ne trahissait aucune douleur, mais Itzal trouva qu’il y avait beaucoup de sang pour une simple estafilade.
–Toi ! Que fais-tu là ?
Le sang d’Itzal se glaça dans ses veines. Le Commandeur venait de se retourner.
–Reste derrière moi, murmura Lucas. Si ça se termine mal, rends-toi à Sagitta, et fournis un compte-rendu détaillé au Djicam.
Sur le visage d’Itzal, l’appréhension remplaça la peur.
–Mais… je ne suis qu’un simple Envoyé ! Il n’acceptera jamais de me recevoir.
Lucas n’hésita qu’un court instant.
–Dis-lui que tu viens de ma part.
Il ne put en dire plus : Éric arrivait sur eux. Lucas nota immédiatement le changement qui s’était produit chez son adversaire. De l’amusement, il était passé à la rage pure. La rage de voir que son adversaire s’était échappé, qu’il avait été joué par un apprenti, et qu’il ne pourrait pas en finir si facilement avec le Messager.
Lika, j’ai besoin de toi.
Ta douleur est mienne. Garde espoir.
Lucas para le premier assaut, et recula sous la force de son adversaire. Les coups s’enchaînèrent. Le sang continuait à sourdre de sa blessure, sans que le Messager ne s’en préoccupe.
Sa survie immédiate était le plus important, le reste pouvait attendre. Il sentit l’air changer subtilement autour de lui, bondit de côté juste à temps pour esquiver un jet de flammes. Le drai’kanter rejoignait son maitre au combat.
Je me rapproche, intervint Lika. Blessé comme tu l’es, tu ne peux espérer l’emporter seul.
Il a bien prévu son coup, répondit Lucas, la frustration envahissant le lien. Je ne vais pas tenir longtemps.
Tu dois en finir vite oui.
Lucas était bien d’accord ; pourtant, avec son aile hors service, impossible de gagner la voie des airs pour équilibrer un tant soit peu le combat. Ses plumes roussirent lorsque le drai’kanter cracha son feu une nouvelle fois et le Messager jura. Son aile trainait au sol et n’était qu’un poids mort qui le gênait. Autant d’handicaps dans un combat d’une telle intensité ne pouvaient que concourir à une issue fatale.
Le Commandeur agissait de concert avec son drai’kanter, repoussant Lucas dans l’axe des flammes mortelles.
Tu te débrouilles bien, commenta Lika après une énième esquive millimétrée.
Le Messager ne prit même pas la peine de répondre. La sueur ruisselait sur son front et il rasait les flammes de bien trop près à son goût. Il repoussa l’inquiétude qui revenait au sujet de son aile blessée. Les mouvements brusques qu’il imposait à son corps malmenaient ses blessures, même s’il ne le ressentait pas encore.
Lucas para une attaque vicieuse, plia sous la puissance du Commandeur, dérapa sur les graviers. Le drai’kanter ouvrit grand sa gueule pour cracher son feu.
Déséquilibré, le Messager eut le temps de songer qu’il lui serait très difficile de se soustraire aux flammes, cette fois.
Qui ne vinrent pas.
La bête rugit de frustration, et Lucas s’autorisa un sourire. Le drai’kanter avait épuisé son feu.
Eraïm est avec toi, souffla Lika.
Le Commandeur marmonna une imprécation et allait passer à l’attaque lorsqu’un cor résonna dans le lointain. Éric s’immobilisa, aux aguets. Une deuxième sonnerie retentit. Il jura et bondit dans les airs pour se placer hors de portée par précaution. La négligence face à un Mecer était souvent synonyme de trépas.
Une troisième sonnerie, et il se répandit en imprécations. Cet incapable de Ralf avait été mis en déroute. Si loin de la Porte, les Maagoïs avaient besoin de sa présence pour un repli stratégique dans des lieux qu’il maitrisait bien plus qu’eux. La prochaine fois… Pestant contre ses troupes, il rengaina son épée.
–Cette histoire n’est pas finie, Messager. Nous nous retrouverons. Alios, nous rentrons !
Avec un dernier regard, il ajouta d’une voix à peine audible :
–À bientôt, petit frère.
*****
–Qu’a-t-il dit ? demanda Itzal en s’approchant.
–Rien qui ne te concerne, répondit évasivement Lucas.
Petit frère.
La main pressée sur sa blessure, il se laissa glisser au sol.
–Lucas ? Tu es sûr que ça va ? dit-il d’une voix clairement inquiète.
Lucas pouvait raconter ce qu’il voulait, il saisissait qu’il y avait un problème. Ne voyait-il donc pas que la tâche rouge sur son uniforme était en train de s’agrandir à une vitesse ahurissante ?! Il se vidait de son sang, là, sous ses yeux, mais il allait bien ?! Si tous les Mecers étaient comme Lucas, il ne les comprendrait jamais. Ce type était complètement dingue. Et lui l’était encore plus de le suivre.
–Ne t’inquiète pas, Itzal.
Il avait remarqué l’air préoccupé de l’Envoyé, essayé de le rassurer, et n’avait fait qu’aggraver son trouble.
Mais qu’importait Itzal ; la douleur même était devenue secondaire alors que Lika avait cessé d’absorber sa souffrance.
Seuls deux mots tourbillonnaient dans son esprit. Petit frère.
Le Commandeur pouvait-il mentir ? Il était établi que non. Pourtant… C’était impossible.
Et pourquoi maintenant ?
Non. Il avait d’autres préoccupations plus essentielles pour le moment – sa survie, par exemple. Une telle blessure s’avèrerait fatale sans soins immédiats.
–Finalement, tu vas faire la connaissance de Lika plus tôt que prévu, dit Lucas avec effort.
Elle arrivait à tire-d’aile, il sentait sa hâte et son impatience alors qu’elle fendait les airs à sa rencontre. Il ressentait comme elle l’air frais de l’altitude et les tourbillons d’air entre ses plumes.
–Comment ça, plus tôt ? demanda Itzal. Qui c’est cette « Lika » ?
L’Envoyé songea que l’état du Messager était plus grave que prévu. Il était en plein délire, et semblait revoir une certaine « Lika ». Un membre de sa famille mort depuis longtemps ? Itzal savait qu’un blessé qui voyait les morts, c’était un très mauvais signe.
–Écoute, le mieux, c’est que tu restes là, tranquille, et moi je vais aller chercher du secours. Tu comprends ? C’est le mieux et…
Lucas soupira, le regrettant immédiatement. Il réprima une grimace de douleur et expliqua :
–Je ne vais pas mourir ici.
–Mais…
–Mes blessures sont graves, oui, l’interrompit le Messager. J’ai vécu pire, crois-moi. Lika sera là dans quelques minutes et tout ira mieux.
–Pardonne-moi d’insister, mais… qui est Lika ?
Cette fois-ci, Itzal espérait bien obtenir une réponse. Une jeune femme certainement, avec des formes généreuses, de longs cheveux… Lucas ne parlait jamais de sa vie privée. Il avait certainement une compagne, après tout, de nombreuses Massiliennes faisaient partie des Mecers. D’après le caractère de Lucas, c’était soit une jeune femme très discrète, soit au contraire une folle exubérante. Quoique dans cet autre cas il l’aurait certainement déjà connu.
–Ne t’emballe pas mon ami.
Le jeune Envoyé sursauta. Comment se débrouillait-il pour toujours savoir ce qu’il pensait ? Lucas esquissa un sourire.
–Et pour répondre à ta question, continua-t-il avant qu’Itzal n’ait eu le temps de se reprendre, Lika est mon Compagnon. Enfin, ma Compagne plutôt.
Un air sceptique remplaça bientôt l’émerveillement sur le visage d’Itzal.
–Ça change quoi qu’elle soit là ? Il faut que vous soyez ensemble pour mourir, c’est ça ?
Lucas secoua la tête.
–Tu es désespérant parfois, le savais-tu ?
Scrutant le ciel, il murmura :
–La voilà.
Intéressé, Itzal regarda dans la direction que lui indiquait Lucas.
Sauf… qu’il n’y avait rien de spécial, à part les nuages gris qui allaient en s’éclaircissant. Juste quelques nuages, qui tentaient désespérément de cacher le soleil. Le soleil qui passait… à travers eux ? Un doute traversa Itzal un court instant. Il avait le soleil en face avant de se retourner et il avait encore le soleil dans les yeux ? Il y avait un problème.
Il ne pouvait pas y avoir deux soleils, c’était impossible. Plissant les yeux pour mieux voir et tenter de comprendre ce qui pouvait bien causer ce mirage, il sentit sa mâchoire se décrocher sous l’effet de la surprise. Non. Impossible. Cela ne pouvait… Elle ne pouvait être ce qu’il croyait qu’il voyait, c’était impossible.
–Assieds-toi avant de tomber.
Sans quitter des yeux le ciel, le jeune homme s’assit sur le sol. Détournant avec effort son regard, il demanda :
–Est-ce… est-ce bien… ce que je crois que c’est ?
Lucas acquiesça doucement.
–Lika est un phénix.
–Whaouh ! s’exclama-t-il sans pouvoir retenir son admiration.
Que d’enthousiasme, fit narquoisement Lika.
Il est encore jeune.
Parce que tu ne l’es plus ? fit-elle d’un ton moqueur. J’ai vécu plus de vies que tu n’en vivras jamais, ne l’oublie pas.
Lika se posa aux côtés des deux Massiliens dans un tourbillon de plumes ardentes. Impressionné, Itzal fixait le splendide oiseau.
–Incroyable, murmura-t-il, toujours ébahi.
–Ne pense pas que les phénix sont uniquement des oiseaux prompts à s’enflammer. Les phénix qui transportent les Aquilaires sont aussi différents des phénix servant à forger l’Ilik qu’un Atlante est différent d’un Massilien. Pourtant, ils sont tous des phénix, comme nous sommes tous humains… Tu m’écoutes quand je te parle ?
Sortant de sa contemplation, Itzal répondit hâtivement.
–Bien sûr.
–Bon. Alors trouve-moi une grotte ou quoi que ce soit de similaire qui puisse nous servir d’abri. Et quelques branches, les plus droites possibles. Du diamètre d’un doigt approximativement.
–Je suis parti.
Itzal s’élança aussitôt. La promptitude à obéir était l’une des règles d’or chez les Mecers et Lucas le lui avait bien fait comprendre dès le premier jour.
L’Aile Rouge t’a bien abîmé.
Il sait qui tu es.
Que m’importe ? Laisse-moi guérir ta blessure.
Sous l’influence de l’oiseau de feu, la plaie se résorba en quelques minutes. Avec la dépense d’énergie nécessaire, le Messager vit flou quelques secondes et posa une main au sol.
N’essaie même pas de te lever, avertit Lika. Tu es bien trop faible.
Je n’en ai que trop conscience. Mais je ne peux rester là à attendre.
Les secours sont en route.
Merci. Une fois encore je te dois la vie.
C’est ainsi que le lien fonctionne. Je suis là pour toi, comme tu l’as été pour moi.
Lucas acquiesça au souvenir dont elle lui dévoilait des bribes. Elle était là, la force des Mecers, dans ce lien qui unissait les âmes. Comment expliquer à un profane que le Wild était bien plus qu’un réseau de communication ? Lika partageait la moindre de ses pensées et de ses émotions. Ils pouvaient se transmettre une partie de leur énergie vitale, absorber la douleur… et Lucas était certain qu’il était encore loin d’avoir percé tous les secrets du Wild.
Mais c’est que tu deviens perspicace, s’amusa Lika. Il va te falloir nettoyer ça.
Le Messager n’eut pas besoin de suivre son regard pour savoir qu’elle parlait de son aile. La pluie avait lavé une partie de la poussière, mais il ne fallait pas compter sur les rares flaques d’eau pour terminer le travail. Lucas avisa la bosse derrière son épaule et déglutit. Si jamais cette blessure n’était pas soignée correctement…
Tranquillise-toi. La fracture est nette, contrairement à ce que tu pourrais penser. Tu voleras de nouveau.
Une bouffée de soulagement le submergea, chassant une tension dont il n’avait même pas eu conscience. Être cloué au sol, la pire des déchéances pour un Massilien.
Itzal revint à ce moment-là.
–Il y a un ruisseau un peu plus bas. Assez profond pour qu’on puisse laver nos ailes, je pense.
–Une bonne chose, approuva Lucas. Tu vas devoir m’aider à poser une attelle.
–Je n’ai jamais fait ça, s’inquiéta le jeune Envoyé.
–Ce sera l’occasion d’apprendre, rétorqua Lucas. Parce qu’au vu de son emplacement, je ne vais pas pouvoir beaucoup t’aider.
Itzal pâlit.
–Je ferai de mon mieux, marmonna-t-il.
L’Envoyé suivit les directives de son supérieur avec application. Lucas laissa échapper un sifflement lorsqu’Itzal réduisit la fracture.
–Désolé.
–Ne t’excuse pas. C’est nécessaire.
–Et si j’ai mal fait ?
–Ce sera mieux que rien. Vérifie ton travail.
Itzal suivit les contours de l’os. Tout paraissait à peu près droit, mais les chairs avaient gonflé suite au traumatisme. Difficile de juger sans être Soctorisienne.
Très bon travail, estima Lika.
Il a du potentiel hein ?
Tu es loin d’avoir tout vu, oui.
Lucas fronça les sourcils. Lika se montrait parfois un peu trop énigmatique à son goût. Enfin, une chose après l’autre.
–Tu trouveras quelques bandages dans mon sac, dit-il en désignant un rocher.
Itzal revint avec l’équipement nécessaire, et examina le Messager d’un œil critique.
–Je ne peux rien faire si tu restes assis.
–Je ne serai pas capable de me lever seul.
Un aveu qui étonna le jeune Massilien qui s’empressa de lui prêter main-forte. Sur des jambes tremblantes, le Messager paraissait soudain bien moins impressionnant. Presque vulnérable. Bizarrement, la pensée ne rassura pas Itzal. Lucas ne lui avait jamais montré la moindre faiblesse.
Itzal comprit qu’il n’avait pas beaucoup de temps ; alors il replia doucement l’aile blessée du mieux qu’il put, et tenta de maintenir le tout dans un bandage qui entourait le torse du Mecer, constatant au passage qu’il n’avait plus de blessure sur son flanc. Mais il ne l’avait pas rêvée ? Le Commandeur l’avait bien transpercé de son épée, non ?
–Ca suffira. Merci.
Tu as besoin de repos, s’inquiéta Lika.
Je sais.
–Ton abri est loin ? demanda Lucas avec effort.
–Non. Par ici.
Ce n’était pas le moment de flancher. Le Messager mobilisa ses dernières forces et l’aide d’Itzal pour parcourir la centaine de mètres nécessaire, avant de se laisser glisser au sol avec un soupir de soulagement.
–Ça va ? s’alarma Itzal. C’est ta blessure ?
–Lika s’en est occupée, mais plus la blessure est sérieuse, plus la guérison puise dans les réserves d’énergie du corps. J’ai seulement besoin de repos.
–Et elle ne peut rien faire pour ton aile ?
–Même les phénix ont leurs limites, Itzal. Ils ne peuvent agir sur les fractures. Va nettoyer tes ailes, je t’attendrai.
Itzal quitta l’anfractuosité avec une joie non dissimulée que Lucas comprenait. Tout Massilien prenait grand soin de ses plumes, gage de sa survie dans les airs. Le Messager fouilla dans le seul sac qui leur restait. Manger restaurerait un peu ses forces.
Maintenant qu’il était en sécurité, son avenir immédiat assuré et les secours en route, les questions dérangeantes qu’il avait mises à l’écart revenaient à la charge.
Qu’est-ce qui avait poussé le Commandeur à cette révélation ? Qui d’autre était au courant ?
Tu savais ?
La seconde d’hésitation lui apprit tout ce qu’il devait savoir.
Oh Lucas je suis tellement désolée.
Dois-je comprendre que ce n’est pas la seule chose que tu me caches ? dit le jeune homme avec amertume.
La déception et la colère tourbillonnaient dans son esprit, sans qu’il ne cherche à les brider comme il en avait l’habitude.
Je n’ai pas pensé que tu y attacherais autant d’importance. Et ce n’était pas à moi de te le révéler.
Lucas ne répondit pas.
Les propos de son Compagnon se tenaient. Lika était un phénix ; ses préoccupations étaient toujours à long terme. Et d’autres étaient au courant, s’il avait bien lu entre les lignes. Il aurait dû s’en douter.
Son visage se ferma. Il allait demander quelques explications.
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