Chapitre 28
Massilia, Neuvième Royaume…
Lucas et Itzal avaient passé la nuit dans la petite anfractuosité dénichée par le jeune Envoyé. Un feu allumé par Lika leur avait conféré une douce chaleur, et le Messager avait dormi d’une seule traite, rassuré par la présence de son Compagnon qui lui signalerait tout danger.
Itzal, beaucoup moins habitué à dormir sur un sol rocheux, avait cherché une position confortable. En vain. L’épuisement avait eu raison de lui peu avant l’aube.
Ils sont là.
Le Messager ouvrit les yeux. Lika s’était déjà éclipsée ; le soleil était levé depuis un bon moment s’il en jugeait par sa position. La fatigue de la veille s’était envolée, et s’il n’y avait pas eu la douleur sourde dans son aile droite, il aurait pu se sentir en pleine forme.
À ses côtés, Itzal dormait profondément.
Le Massilien se leva et avança de quelques pas, s’exposant aux rayons du soleil. Plusieurs formes survolaient les arbres ; les secours promis arrivaient.
Un Émissaire avec quatre Cercles entrelacés sur son uniforme atterrit près de Lucas, tandis que quatre autres Émissaires moins gradés se posaient derrière lui.
–Messager Lucas, salua-t-il formellement.
–Émissaire Luor, répondit Lucas.
–Dans quel pétrin t’es-tu encore fourré ? marmonna l’Émissaire en scrutant les cieux. Elle est déjà partie, n’est-ce pas ?
–Oui.
Luor lui jeta un regard noir avant de soupirer.
–Que s’est-il passé, cette fois ?
–Le Commandeur était ici. Qui est en charge du secteur ?
–Le Messager Iris. Dois-je la prévenir ?
–Oui. Dis-lui qu’il a rejoint une escouade repoussée par nos forces. Son… Compagnon est avec lui.
–Le drai’kanter ? Eraïm nous garde d’affronter cette sale bestiole, murmura Luor.
En détournant l’usage premier du Wild, en soumettant son Compagnon à sa volonté, le Commandeur des Maagoïs avait suscité la colère de l’ensemble des Mecers.
–Sa puissance est impressionnante, confirma Lucas. Il a détruit une partie de la falaise.
Luor siffla doucement.
–D’où ta demande, j’imagine.
–J’ai besoin de rallier la Cité d’Émeraude au plus vite pour voir le Messager Aioros.
–Très bien. Nous sommes à tes ordres.
*****
Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar.
Laria regagna ses appartements pour un brin de toilette. Il était convenu que son séjour serait temporaire, et l’intendante l’avait logée dans les quartiers des invités.
Songeuse, elle s’immergea dans la baignoire, rafraichissant son corps. Elle frotta doucement la surface noircie de son bras pour révéler des écailles saines, translucides. Les Atlantes supportaient bien mieux la chaleur que leurs compatriotes ; Lucas l’avait-il su ?
Laria s’était entraînée depuis sa prime enfance pour intégrer le prestigieux corps des Guerrières de Perles d’Atlantis. Elle avait travaillé dur, elle avait passé des nuits entières en larmes, épuisée, après des journées particulièrement difficiles, mais jamais elle n’avait abandonné, jamais elle n’avait baissé les bras. Plus que tout, elle voulait que son rêve devienne réalité, et pour cela elle n’avait reculé devant aucun sacrifice.
Elle avait quitté ses parents pour l’internat de l’école, afin d’éviter de perdre un temps précieux en trajets. Chaque jour, elle suivait le rude entraînement dispensé, science du combat, maîtrise du corps et de l’esprit, connaissance de la Fédération et de l’Empire. Le jour où elle avait été admise au sein des Guerrières de Perle, ce jour où, à quinze ans, elle était enfin devenue une adulte à part entière dans la société Atlante, qui aurait dû être le plus beau jour de toute son existence, ce jour-là, les ténèbres d’un atroce cauchemar s’étaient refermées sur elle.
Un cauchemar d’autant plus pénible qu’il était plus réel qu’aucun autre. L’Empire avait attaqué Atlantis. Pendant que se déroulait la cérémonie qui faisait d’elle une authentique Guerrière de Perle, les soldats avaient déferlé sur les Îles, massacrant sans pitié les habitants, teintant les rochers d’une horrible couleur rouge. Quand les Atlantes découvrirent le carnage, il était déjà trop tard. Les troupes impériales avaient depuis longtemps quitté les lieux, laissant derrière elles des amas de corps sans vie, des villages réduits à l’état de cendres, une odeur pestilentielle où l’air iodé de la mer se mêlait à celle du sang, où chaque inspiration laissait un amer goût de cendres.
Lorsque Laria avait été mandatée par la Sage Mère en personne, juste après la cérémonie, elle n’était pas au courant de la tuerie perpétrée par les hommes de Dvorking. Elle n’avait qu’une seule hâte, courir annoncer la bonne nouvelle à ses parents. En entrant dans le bureau de celle qui menait les Guerrières à la bataille, elle avait vu l’air grave sur le visage de la Sage Mère, et au plus profond d’elle même une petite voix lui avait dit que quelque chose de terrible venait de se produire. Un nœud s’était formé au creux de son estomac, comme si son corps avait tenté de la prévenir.
La Sage Mère lui avait alors annoncé d’une voix douce que ses parents étaient morts, tués par les soldats de Dvorking lors d’un raid éclair sur les Îles. Face à la douleur et à la détresse de Laria, anéantie par la nouvelle, elle avait fait preuve d’une immense compassion, d’une douceur que Laria n’attendait pas de cette femme austère et sévère qui menait les Guerrières de Perle d’une main de fer. Au cours de cette entrevue, elle avait découvert l’autre facette de la Sage Mère, celle d’une femme aimante, dont l’expérience lui permettait d’apaiser les plaies du corps comme celles de l’esprit.
Laria avait parcouru bien du chemin depuis. Cinq ans s’étaient écoulés depuis ce tragique événement, et la vengeance avait fini par quitter son cœur.
Se mettre au service de la Durckma était un rêve. Le Djicam Rodrig d’Atlantis n’avait pas mâché ses mots ; la future Souveraine devait être protégée à tout prix. Aujourd’hui elle avait eu la preuve que la tâche serait difficile. Satia était trop méfiante. Elle remédierait à ça.
*****
Satia s’éveilla, reposée pour la première fois depuis de trop nombreux jours. Savoir que Laria était juste à côté, présente en cas de besoin, l’avait suffisamment rassurée.
Au fond d’elle-même, elle était persuadée que la Guerrière de Perles saurait réagir bien mieux que la Garde du Phénix.
Pourtant, ses gardes avaient su dans le passé déjouer quelques failles mineures dans la sécurité du Palais, s’étaient montrés prévenants. Le Commandant Farid do Syrys s’était confondu en excuses suite à l’attaque des Faucons Noirs ; et après tout, avec trois morts, ils avaient eux aussi payé un lourd tribut.
Peut-être devrait-elle leur accorder une deuxième chance.
Satia se leva et entreprit une toilette rapide avant de s’habiller. Nul besoin d’ostentatoire aujourd’hui, puisqu’elle allait voir son père.
Cette fois, elle dut batailler ferme avec ses gardes du corps en quittant l’enceinte protectrice du Palais. Mais elle tenait à voir son père seule, et avec le climat estival, impossible de prétendre passer pour ce qu’elle n’était pas.
Laria apparut soudain pour mettre tout le monde d’accord ; elle accompagnerait la Durckma et s’occuperait d’alerter les membres de la Garde du Phénix qui seraient postés aux abords de sa maison.
Satia fulmina pour la forme, puis reconnut à contrecœur qu’il n’y aurait pas d’autre solution. Elle n’était plus une anonyme, elle était une cible potentielle.
La jeune femme aimait parcourir les rues de Valyar à pieds. Tant de boutiques, tant de diversité… elle évita les grandes artères bondées, prit les raccourcis par les petites rues qu’elle affectionnait, avant de s’arrêter enfin devant la lourde porte en bois si familière.
Satia levait la main pour frapper quand la porte s’ouvrit. Son père se précipita pour la prendre dans ses bras.
–Ma fille ! Tu m’as tellement manqué. Entre, ne reste pas là.
L’intérieur était agréablement frais, et Satia fit quelques pas. Lisko l’invita à s’asseoir sur le canapé et vint lui apporter une tasse de thé brûlant.
–Parle-moi de toi. Comment vas-tu ? Les rumeurs les plus folles circulent dans la ville. Attentats, mariage… je ne sais plus que croire. Je m’inquiète pour toi.
–Tout va très bien, mentit-elle avec assurance. Oui, il y a eu quelques failles dans la sécurité du Palais. Je te présente la Guerrière de Perles Laria, elle est un peu… une espèce de garde du corps.
–Enchantée, fit poliment l’Atlante.
–Je suis rassuré, avoua Lisko en la dévisageant. Elle dormira ici ce soir ?
Satia la consulta du regard avant d’acquiescer.
–Très bien, je préparerai un couchage supplémentaire. Raconte-moi tout, poursuivit-il. Pas de mariage alors ? N’as-tu pas trouvé ton bonheur au sein des Seyhids qui peuplent le Palais ?
–Papa ! grimaça Satia.
–Les rumeurs ont toujours un fond de vérité, rétorqua-t-il avec un sourire. Et c’est le genre d’annonce qui remonte le moral du peuple.
–Sauf que mes enfants n’hériteront pas de mon titre, rétorqua Satia en croisant les bras. Je ne comprends pas cet engouement soudain. J’ai autre chose à faire de mon temps.
Laria gloussa.
–Un peu de détente est salutaire.
–Comment vont tes affaires ? demanda Satia pour changer de sujet. Tu n’as pas eu… d’ennuis particuliers ?
Lisko s’empressa de la rassurer, et la conversation s’orienta sur leurs dernières activités. Il s’en passait, des choses, en un mois !
Le soir venu, Laria se glissa sur une couchette aménagée dans la chambre de la jeune femme.
–Tu as bien de la chance, murmura la Guerrière de Perles. Ton père est un homme compréhensif et plein de tact.
Satia acquiesça avant d’éteindre les lumières. Que les rumeurs la concernant aient atteintes son père étaient perturbantes. S’était-elle montrée suffisamment ferme avec Damien ? Elle commençait à comprendre qu’il n’abandonnerait pas. Il était comme de nombreux Seyhids, incapable d’accepter un refus.
Eh bien, elle lui montrerait qu’elle n’était pas la proie sans défense qu’il s’imaginait.
*****
Massilia, Neuvième Royaume, Cité d’Émeraude.
Lucas entra dans la chambre mise à sa disposition, désireux de se reposer après un trajet épuisant de cinq longues journées. Le voyage dans les filets de transport était inconfortable au possible. Sans les efforts à fournir pour se maintenir dans les airs, l’altitude se révélait glacée. Heureusement, être lié à un phénix possédait ses avantages – comme celui de récupérer une partie de sa chaleur corporelle.
–Bonsoir, petit frère.
Son épée se retrouva dans sa main avant même qu’il eut songé à la saisir. Nonchalamment assis dans un fauteuil capitonné de velours rouge, Éric le regardait avec un sourire moqueur.
Inspirant lentement, Lucas se força à remettre l’épée au fourreau.
–Bonsoir, éric.
Comme si la journée n’avait pas été suffisamment éprouvante.
D’un geste de la main, le Commandeur lui fit signe de prendre place dans le siège en face de lui.
Le Messager se rembrunit. Comment osait-il agir comme s’il était le maitre des lieux ? Comment avait-il réussi à pénétrer une zone aussi protégée ? Avait-il des complicités au sein même des Mecers ?
Quelques jours plus tôt, la question lui aurait paru inconcevable. Maintenant, le seul doute lui glaçait les sangs.
Amusé, Éric l’observait se déplacer aussi prudemment qu’un couguar à la chasse. Son ennemi au cœur même de leur territoire, comment aurait-il pu en être autrement ?
Dommage qu’il ne puisse le rallier à sa cause, il aurait pu devenir puissant au service de l’Empereur.
–Qu’as-tu de si important à me dire ? dit Lucas le plus calmement qu’il put.
Le Commandeur leva les sourcils.
–Tu n’appelles même pas la Garde, en bon petit soldat Massilien ?
Lucas ne releva pas la remarque sarcastique et haussa les épaules – avant que son aile blessée ne lui rappelle d’éviter tout mouvement brusque.
–À quoi bon ?
Souriant, Éric s’adossa tout en joignant ses doigts.
–Tu raisonnes sagement. Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai quelque chose d’important à te dire ?
–Le Commandeur des Maagoï, venir en simple visite de courtoisie ? Je n’y crois pas.
Éric n’en crut pas ses oreilles. De l’ironie ?
–Eh bien, vois-tu, je passais simplement dans le coin, et je venais m’enquérir de ta santé, qui m’a semblée plus que précaire quand je t’ai vu la dernière fois.
Un euphémisme. Sans Lika et son don… il serait passé près d’y rester. Lucas inspira profondément. Cette conversation était surréaliste.
–Ton but premier semblait être de me tuer.
Éric eut le culot de paraître étonné.
–Moi, te tuer ? Allons, petit frère, c’était un simple divertissement !
Si Lucas parut sceptique, il n’en laissa rien paraître. Le Commandeur admit que malgré son jeune âge, il était bien digne de son grade.
–Pourquoi personne ne m’a jamais rien dit… à ton sujet ? reprit Lucas.
Ah, il y venait enfin. Tout Messager qu’il fut, il n’avait que vingt ans, il ne devait pas l’oublier. Le Commandeur s’autorisa un sourire.
–Peut-être n’étais-tu pas digne de leur confiance, non ?
–Tu n’en as aucune idée, réalisa Lucas après avoir noté l’utilisation du « peut-être ». Et ils sont plusieurs à savoir…
–Perspicace. Je m’y attendais.
Le Commandeur croisa ses doigts et jaugea son vis-à-vis.
–Je n’ai appris notre… parenté que récemment. Tu uses d’un subterfuge intéressant, je dois admettre. Enfin. Si l’on en croit les prédictions des Oracles d’Eraïm, tu serais le seul de la famille capable de me vaincre un jour.
–Tu sembles y attacher suffisamment d’importance pour t’imaginer que cette révélation retiendra mon bras, rétorqua posément Lucas.
–Un instant d’hésitation, c’est tout ce qui peut faire la différence entre la vie et la mort.
–Tu me crains donc à ce point, songea le jeune Messager.
Le Commandeur s’assombrit.
–Ne déforme pas mon propos. J’ai seulement pensé… que tu méritais de savoir. Tu ne manques pas d’audace. Dommage que nous ne combattions pas dans le même camp…
–Ma loyauté va à la Fédération des Douze Royaumes, le coupa Lucas.
–En es-tu si sûr ? susurra le Commandeur.
Lucas se figea, soudain glacé, et Éric s’autorisa un sourire avant de se lever.
–Je vois que nous nous comprenons. Bien. Un dernier conseil. Ne t’opposes à moi, si tu tiens à la vie. J’aurais aimé continuer cette discussion, mais… l’Empereur m’a confié un travail. À bientôt.
Le Commandeur ouvrit la fenêtre et s’envola avant que Lucas ne puisse réagir.
–Attends ! Quel travail ?! s’écria Lucas en sautant sur le rebord.
Éric était déjà loin. Maudissant son aile blessée qui l’empêchait de le rejoindre, il referma soigneusement la fenêtre. Était-ce un avertissement ?
–De quoi tu parles ?
Lucas fit volte-face, la main sur la garde de son épée, avant de s’apercevoir qu’il ne s’agissait que d’Itzal. La présence d’Éric le rendait décidément trop nerveux.
–C’est quoi cette histoire de travail ? Il faut que je travaille encore plus, c’est ça ?
–Non, répondit Lucas, surpris de trouver difficile de ne pas laisser poindre d’exaspération dans sa voix. Tu poses trop de…
–Questions, je sais, le coupa Itzal.
–Que fais-tu là ?
–Un Messager nommé Aioros te demande. Tu le connais ?
À croire qu’Eraïm lui refusait le moindre repos, songea-t-il en observant les dernières lueurs du crépuscule.
Le Messager étouffa un bâillement, et fit signe à Itzal de le suivre. Autant en terminer le plus rapidement possible.
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