Chapitre 36
Arian, Huitième Monde…
Evan se trouvait assis à son bureau, consultant des dossiers sur les finances de sa planète lorsque deux coups brefs furent frappés à la porte.
–Entrez.
La porte s'ouvrit, et l'esclave entra, se prosternant sur le sol.
–Me voici, mon Seigneur.
–Relève-toi, Sital.
L'homme ailé se leva, mais son regard resta rivé au sol.
–Qu'attend de moi mon Seigneur ?
Evan se leva et s'approcha de son esclave. Plaçant deux doigts sous son menton, il lui releva la tête pour rencontrer son regard. L'homme ne cilla pas. Evan tenta de déchiffrer quelque chose dans ses yeux, sans résultat. Le Seigneur du Huitième Monde se recula, avant de prendre la parole :
–Quel était ton nom Massilien, Sital ?
–Mon nom est Sital, mon Seigneur, répondit l’homme ailé, troublé par la question. Je n'ai pas le droit de me souvenir de ma vie Massilienne.
–Ne suis-je pas ton maître, à présent ?
–Ma vie vous appartient, mon Seigneur.
–Alors obéis. Quel était ton nom Massilien ?
–Myonos, mon Seigneur, murmura-t-il nerveusement.
Il se crispa comme dans l'attente d'un coup. Evan resta immobile. L’obéissance ne devait pas être sanctionnée.
–Faisais-tu partie de l'armée Massilienne ? continua Evan, implacable.
–Oui, mon Seigneur.
–Quel grade ?
–Messager, mon Seigneur.
–Quand et où as-tu été capturé ?
–La bataille d’Orein sur Niléa, il y a bientôt trois ans.
Evan haussa les sourcils. Trois ans ? Le Seigneur Gelmir en personne s’était pourtant chargé de lui. Le processus d’esclavage ne prenait jamais autant de temps. La plupart des prisonniers de guerre craquaient en quelques mois, ou mouraient.
Le Seigneur du Deuxième Monde était rusé. Evan était presque certain que les esclaves disséminés au sein de l’Empire lui servaient d’espions. Et il avait contraint cet homme à lui donner sa fille unique, son plus précieux trésor. Il avait des raisons d’être méfiant.
–Kytor dirige les esclaves de ma maison, dit enfin Evan. Va te présenter, il t’attribuera un logement. Je te ferai chercher plus tard.
–À vos ordres, mon Seigneur, répondit Sital tout en s'inclinant profondément.
Resté seul, Evan se laissa tomber dans son fauteuil, la mine sombre. Qu'allait-il faire de son esclave ? Il avait été parfait, le regard inexpressif, la soumission incarnée.
Était-il un espion de Gelmir ? Si oui, c'était bien joué de la part de son adversaire. Il ne pouvait pas se permettre de supprimer un esclave de cette valeur alors que tant de Seigneurs l’avaient félicité avec envie lors de son mariage. Impossible que sa disparition passe inaperçue.
Toutefois, il était hors de question de laisser un espion dans sa maison. Il joua un instant avec les perles de son bracelet. Quelle tactique adopter ?
D’abord, lui faire révéler sa double allégeance. La tâche serait loin d’être facile. Le Seigneur Gelmir était un expert dans son domaine. Il transformait tous ceux qui passaient entre ses mains en des esclaves dociles.
Briser son conditionnement n'était pas aisé, sauf en réduisant l'esprit de l'esclave à l'état de légume, ce qui ne lui serait d'aucune utilité dans le cas présent. Le défi serait intéressant.
Evan retournerait la situation à son avantage. Une potion de vérité suffisamment puissante permettrait de lui faire avouer qu'il travaillait pour Gelmir. Ou peut-être quelques gouttes de liqueur d'obéissance…
Evan se dirigea vers le meuble qui contenait ses potions achevées. En bois de Murion, il envoyait des bouffées de gaz toxique à tout individu qui n’insérait pas la bonne clé. Plusieurs imitateurs l’avaient appris à leurs dépens : on ne pouvait tromper le bois. La serrure était de forme carrée, cachant derrière cette simplicité apparente des mécanismes complexes nichés dans les bordures.
Evan enleva l'un des nombreux bracelets de son poignet droit et réarrangea les différents morceaux qui le composaient. Il connaissait le puzzle par cœur, et il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour tenir dans sa main une clé parfaitement adaptée à la serrure de sa petite armoire.
Les boiseries vibrèrent en un avertissement lorsqu’Evan introduisit la clé dans la serrure. Sa reconnaissance fut saluée par une douce musique, et les portes de l'armoire s'ouvrirent d'elles-mêmes.
Sur des étagères, d'innombrables flacons aux formes diverses et variées. Aucune étiquette, bien évidemment. Celui qui réussissait à s'aventurer jusqu'ici le faisait à ses risques et périls.
Le Seigneur Evan s’empara d’une bouteille en forme de poire, au col torsadée. De petite taille, elle logeait sans peine au creux de sa main et renfermait un liquide ambré.
Trois coups furent alors frappés à la porte.
–Entrez, dit Evan tout en refermant soigneusement l'armoire.
Ishty, le capitaine de sa garde personnelle, entra dans la pièce et s'inclina profondément devant son Seigneur.
–Seigneur, il y a un problème avec les esclaves.
–Et alors ? C'est bien pour cela que j'ai engagé un maître des esclaves, rétorqua Evan.
–Il n'arrive pas à rétablir l'ordre, Seigneur. Ou plutôt, il ne veut pas.
–Que se passe-t-il encore ? Une révolte ? demanda Evan, agacé de perdre son temps.
–Oh non, Seigneur. C'est à cause de l'homme ailé. Il ne se défend pas. Les autres esclaves sont en train de le mettre en pièces.
–Et le maître des esclaves refuse d'intervenir ? Bravo, me faire perdre un esclave de cette valeur par sa bêtise… il faut donc que je me charge de tout dans cette maison !
Le Seigneur du Huitième Monde quitta son bureau et se dirigea d'un pas vif vers les quartiers des esclaves, jurant entre ses dents.
–Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il d'un ton sec en arrivant dans la petite cour où une dizaine d'hommes semblaient entassés les uns sur les autres. Kytor, que signifie cet attroupement ?
–Un petit incident, Votre Seigneurie, répondit humblement le dénommé Kytor en se prosternant devant Evan.
–Ce petit incident, comme vous dites, est en train de me coûter très cher. Faites cesser ceci tout de suite.
Kytor se releva difficilement, la graisse de son ventre tremblotant sous l'effort, et fit claquer son fouet.
–À terre ! Laissez immédiatement l'homme ailé !
Les esclaves se prosternèrent aussitôt sur le sol, leur front dans la poussière. Les plumes froissées, son habit déchiré et dans une position misérable, Sital ne bougea pas.
–Ishty, va voir s'il est toujours en vie, ordonna Evan. Je ne tolère pas ce genre de pratiques, Kytor. Cet esclave vaut une fortune, et regardez dans quel état vous l'avez mis !
–Son cœur bat, dit Ishty. Il est vivant, mais salement amoché.
–Lève-toi, ordonna Evan comme il approchait de l’esclave toujours à terre.
–Je ne sais s'il peut vous entendre, Seigneur, intervint Ishty.
–Je m'occupe du Massilien. Règle le sort de Kytor.
–Comme vous voudrez, mon Seigneur, répondit Ishty tout en s'inclinant.
Le ton de son Seigneur impliquait une sanction définitive.
–Sital, je t'ai donné un ordre, reprit Evan. Lève-toi, immédiatement.
Les doigts du Massilien frémirent, son bras se leva lentement, avant de retomber.
–J'ai dit debout, continua Evan d'une voix dure.
Sa jambe droite bougea, lentement, puis la gauche, puis les bras suivirent. Tout doucement, prenant appui sur ses quatre membres, il se mit à genoux.
–Je…suis…à vos ordres…mon Seigneur…articula-t-il péniblement.
–Pourquoi ne t'es-tu pas défendu ? Ces hommes ne portent aucune trace de coups.
Une expression d'épouvante passa sur le visage de Sital.
–Je n'ai…pas le droit…mon Seigneur, répondit-il, effaré.
–Comment ça, pas le droit ? fit Evan en fronçant les sourcils.
–Il m'est interdit…de tenter de frapper quelqu'un…dit l'esclave tout en reprenant petit à petit son souffle. C’est interdit.
Le Seigneur Evan eut l'impression qu'on lui récitait une leçon bien apprise. Pas étonnant qu'on limite la compétence combat chez un esclave Massilien, Mecer de surcroît, surtout lorsqu'on connaissait leur réputation. De là à se laisser mourir sous les coups… Il était soudainement très curieux de savoir comment Gelmir avait pu aboutir à un tel résultat.
–Ishty, appela-t-il, tu vas prendre en charge le Massilien. J’ai besoin qu’il retrouve ses capacités de combattant.
–Mon Seigneur… c’est dangereux, s'inquiéta Ishty.
–C'est un risque à prendre. Mais dans cet état il ne me sert à rien. Je te confie ceci, fais-lui en prendre une goutte chaque jour. Travaille-le, je viendrai juger de tes progrès.
Ishty prit le petit flacon en forme de poire avec une crainte révérencieuse.
–Je ferai selon vos désirs, mon Seigneur.
*****
Sagitta, Douzième Royaume, Forêt de Farion.
Ayla se laissa tomber dans le fossé où se trouvait déjà camouflé son frère Aïtor. Elle repoussa négligemment la mèche brune qui lui tombait dans les yeux.
–Il approche. Distance cent mètre approximativement, murmura-t-elle.
–Impeccable. On peut y arriver, dit-il en regardant sa jumelle droit dans les yeux. J'attaque par en haut, et toi par en bas ?
–Ça marche.
Aneth, prêt ?
Comme toujours…
Aïtor dégaina son épée. Leurs yeux verts se croisèrent, puisant un certain réconfort.
–Allons-y.
Les jumeaux sortirent de leur cachette. Alya sprinta vers un possible point de chute de l'assaillant, Aïtor s'envola pour créer une diversion.
Aïtor, ils sont trois.
Le jeune homme de vingt-huit ans jura.
Dis à Ananth qu'on a plus de chances si on se regroupe.
Son adversaire fonçait droit sur lui, et Aïtor adressa une courte mais fervente prière à Eraïm avant de l'engager. Le choc le propulsa en arrière. Il se reprit vite, car son adversaire était déjà sur lui.
Aneth, je le sens très mal…
Nous sommes avec toi, Aïtor.
Malheureusement, je ne sais pas si ça suffira.
Aie confiance.
T'es gentil mais c'est pas si évident…c'est un Strator !
Et alors ?
Et alors ? Je suis Émissaire du Cinquième Cercle ! Je ne peux pas le vaincre !
Tu fais preuve d'un optimisme débordant. Veux-tu que je t'aide à te suicider ?
Ça ira merci.
Aïtor continua à se défendre, réalisant parfaitement toutes les parades qu'on lui avait apprises. Et pourtant le Strator réussissait régulièrement à passer sa garde. Son bras droit n'était que douleur. Il ne savait même pas si ses jambes réussiraient à le soutenir une fois au sol.
Aneth, je ne peux pas le battre sans ton aide…
Je suis avec toi, Aïtor.
Sois très prudent. Il est redoutable et vif.
C'est compris.
Au signal.
Un éclair d'amusement passa au travers du Wild.
Comme toujours…
Tandis qu'Aïtor parait toujours désespérément les assauts du Strator, le bracelet sur son biceps gauche se détendit et commença à glisser vers son poignet.
Si tu bougeais moins ça serait plus facile…
Si je bougeais moins je serais déjà mort !
Aneth ne fit pas mine de relever et Aïtor reporta toute sa concentration sur le Strator. Quel adversaire redoutable ! Il ne voyait même pas son visage derrière le masque. Deux fentes obliques traversaient un ovale rouge symbolisant les yeux. Comment arrivait-il à combattre sans voir son adversaire ?
Tu es plus stupide que je ne le pensais…
Qu'est-ce que tu as, toi ?
Les Strators sont télépathes ! Ils se privent de leur vue pour mieux percevoir leur adversaire.
Bon, au moins il tenait une explication. Ils étaient quand même très forts.
J'y suis presque…je vais te gêner, attention…
Le jeune Émissaire s'efforça de garder son attention sur son ennemi. Comment renverser la balance ? Comment reprendre le contrôle du combat ? Il n'y avait aucune faille. Ses enchaînements étaient parfaits. Rien à faire. Il était trop fort.
Son adversaire brisa soudain net l'engagement.
C'est fait.
Quelle nuance d'autosatisfaction, songea Aïtor. Prudent, il resta en garde. Mais le Strator ne semblait pas vouloir reprendre le combat. Ses battements d'ailes se firent plus saccadés. Il lâcha son épée, qui se mit à tomber vers le sol à vive allure. Ses mains se portèrent à sa gorge, tentant de la libérer d'un invisible étau.
Ne restons pas là. C'est comme s'il était déjà mort. Ananth me dit qu'Alya a des difficultés.
Allons à son secours.
C'est exactement ce que j'allais dire.
T'as fini oui ?!
Eh un peu de respect. Je t'ai quand même permis de le battre.
Ben voyons. À toi les honneurs, à moi le risque et les blessures ?
Je vois que tu comprends vite.
T'es incroyable toi…
Je sais.
D'après Aïtor, le grand défaut d'Aneth était son manque flagrant de modestie. Chaque jour il lui en donnait une nouvelle preuve.
Ananth dit que l'un des Strators est blessé.
Et Alya ?
Ben, elle l'est aussi ! Tu as été blessé alors que tu en combattais un seul et tu t'imaginais que contre deux elle aurait plus de chances que toi ?!
Dis donc, tu voudrais pas la mettre en veilleuse cinq minutes ? J'aimerais me concentrer.
Très bien, puisque je dérange…
La présence d'Aneth se retira vivement de son esprit. Incroyable. Il avait réussi à le faire taire ! Il distingua bientôt sa sœur, et oublia immédiatement Aneth. Elle était en grand danger, acculée contre un arbre et aux prises avec deux Strators.
Avec un peu de chance, il allait pouvoir les prendre à revers, par surprise. Il fondit sur eux à la manière d'un aigle, glissant à travers les airs. Un fugitif instant, il crut avoir réussi. Puis l'un des Strators se détourna du combat et se plaça en position d'interception.
Je le savais.
C'est ça. Et bien tu aurais pu me le dire…
À un ingrat tel que toi ? Certainement pas.
L'ingrat, il risque de mourir si tu ne l'aides pas. Et toi avec, je te rappelle.
Ah, tu te décides enfin à faire appel à moi…
J'ai pas trop le choix, on va dire.
Aucune réponse d'Aneth. Aïtor eut un sourire, qui s'effaça bien vite à la vue du Strator qui l'attendait. Les deux lames se rencontrèrent avec fracas. Aïtor apportait avec lui toute la force de son piqué aérien. Et pourtant, le Strator ne recula pas d'un pouce. Le jeune homme jura entre ses dents tandis que les répercussions du choc montaient jusque dans son épaule. Il assura sa prise sur la poignée de son épée. La lame en Ilik était à peine orangée. Le Strator allait bien se douter que l'homme qui se tenait en face de lui n'avait pas vaincu son premier adversaire grâce à elle. Ou la lame aurait été teintée de rouge. Aïtor aurait bien aimé croire les Strators dépourvus de toute intelligence, mais leur réputation laissait présager le contraire.
Tes jambes sont trop faibles. Tu ne tiendras pas longtemps.
Sans blague je n'avais pas remarqué…
Tu as deux minutes et quatorze secondes.
Tu fais un compte à rebours vers ma mort ?
C'est quoi cette obsession de la mort chez toi ?
Aneth, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué…je combats un adversaire plus fort que moi qui a toutes les chances de me vaincre…
Eh, c'est pour cela que je suis là.
L'Émissaire parait les coups du Strator de plus en plus difficilement. Il se sentait vaciller sur ses jambes. Les coups étaient assénés avec bien trop de force. À chaque parade il avait l'impression que ses os s’entrechoquaient. Il avait chaud. Il sentait ses mains glisser sur la garde de son arme. La sueur coulait sur son front, piquant ses yeux. Il ne pouvait se permettre de relâcher sa concentration, ou ce serait la mort. Puis le Strator agit d'une manière à laquelle il n'avait absolument pas pensé : il donna un grand coup de pied dans le ventre du jeune homme qui s'écroula au sol, le souffle court. L'épée glissa de sa main gauche pour tomber sur le sol herbeux. Aïtor savait qu'il ne devait pas rester ainsi, mais impossible de faire entendre raison à son corps qui refusait tout mouvement. Une ombre le recouvrit un instant, puis une douleur intense lui vrilla la poitrine.
Tu as mal ? C'est normal, tu as quatre côtes cassées.
Aneth…fermes-la.
J'ai pas l'intention de mourir alors tu vas buter ce Strator et rapidement. Relèves-toi.
Je peux pas. J'ai trop mal.
Relèves-toi.
Je peux pas.
Faut que je te le dise comment ? Relèves-toi, s'il te plaît.
Peux pas, je te dis ! J'arrive à peine à respirer !
Ça va mieux, là ?
La douleur reflua soudain en Aïtor.
Vous les humains avez tant d'os…Bon tu te lèves oui ?
C'est bon…je vais essayer.
Fais-le. Tout de suite.
Oui…
Aïtor se releva juste à temps pour encaisser un direct bien placé.
Eh ! Tu pourrais faire gaffe ! Ça fait mal !
Au sol, le jeune homme voyait trente-six chandelles.
Zut, mon épée…elle est où ?
T'es bien tombé, elle est devant toi…banane ! Et dépêches-toi veux-tu ! Je souffre !
Aïtor s'étira longuement pour réussir à attraper l'épée et se retourna vivement pour affronter son ennemi. Celui-ci tenait haut son épée, avec l'intention d'embrocher le jeune Mecer. Aïtor se prépara à l'accueillir comme il se devait…et vit soudain la pointe d'une épée, sortant tout droit du ventre du Strator. Il tressauta, une fois, puis deux, et s'étala en avant de tout son long. Aïtor se déplaça légèrement pour éviter d'être écrasé par la masse imposante.
Ca alors…il est mort.
–Eh bien, frérot, encore une fois tu me dois la vie. Ça commence à faire beaucoup.
Le regard du jeune homme se dirigea vers la voix familière.
–Alya…ça va ?
Couverte de sang, la jeune femme prit le temps d'essuyer son épée avant de répondre.
–Nous sommes toujours en vie. Ananth m'a grandement facilité la tâche.
Le Strator est mort…tu peux donc reprendre ce qui t'appartient de droit.
Le souffle court, Aïtor gémit de douleur.
–Aïtor, tout va bien ? s'inquiéta Alya en s'approchant.
–J'ai quatre côtes cassées…grimaça-t-il.
Hum je crois que j'ai mal compté. Cinq, voire même six.
La ferme.
La jeune femme s'assit aux côtés de son frère.
–Ananth a appelé les secours. Une équipe d'Émissaires arrive.
–Tant mieux. Je me sens incapable de bouger.
–Moi aussi. Je crains plusieurs fractures.
–On ne pourra pas se battre avant un moment…
Parle pour toi…
Le serpent quitta le bras gauche d'Aïtor pour glisser jusqu'à sa jambe blessée, et s'enroula autour de la cuisse pour contenir l'hémorragie.
*****
Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar…
Les Strators étaient maintenant tout proches. Lucas raffermit sa prise sur la garde de son épée. Il avait affaire à des ennemis redoutables, bien plus dangereux que le Commandeur des Maagoï.
–Prends garde, l'avertit Ivan. Les Strators sont télépathes. Ils prévoient le moindre de tes mouvements. C'est sur cette technique qu'ils ont fondé leur réputation d'invulnérabilité.
Lucas acquiesça.
Lika, es-tu là?
Je suis désolée, Lucas. Je ne peux te rejoindre.
Le jeune Messager accusa le coup. Combattre des adversaires aussi féroces serait difficile sans l'aide de son Compagnon.
J'ai confiance, Lucas. Tu vaincras. Et je suis toujours avec toi.
Une sensation de chaleur réconfortante et rassurante enveloppa Lucas, affermissant sa concentration.
Les quatre Strators les encerclèrent, et le combat commença. Esquives, parades et feintes devinrent les seules préoccupations des deux Messagers. Fang apparut, et enchaîna des attaques suivies de retrait rapide en un harcèlement permanent. La panthère ailée à la fourrure argentée permettait aux deux hommes d’éviter d’être débordés.
Aux prises avec ses adversaires, Lucas réfléchissait à toute allure. Comment les battre ? A talent égal, la surprise était la clé du succès, car à chaque amorce d’attaque correspondait une parade. Tout combattant savait que la probabilité était grande d’être attaqué sur ses points faibles ; quels étaient ceux des Strators ? Leur technique semblait parfaite, leur défense, impeccable. Leur masque rendait impossible toute lecture de leurs émotions.
Face à un télépathe, la meilleure technique consistait à brouiller ses pensées… sans que le Strator n’anticipe ses actions. Compliqué.
Lucas se concentra pour vider son esprit. Revenir aux exercices de base semblait être un bon début.
Les coups s'enchaînaient avec une rapidité incroyable. Comment les Strators arrivaient à maintenir un rythme aussi frénétique sans s'épuiser ? Ce combat ne pourrait durer des heures s’il souhaitait s’en sortir vivant.
Le Messager focalisa ses pensées sur une attaque à gauche. Il réalisa quelques feintes pour tenter de tromper son ennemi, pensa à gauche, et attaqua sur la droite. Un instant, il crut avoir réussi, puis son adversaire bloqua l'attaque sans aucune difficulté. Pendant un moment, Lucas crut deviner un sourire sous le masque du Strator. Comment avait-il pu anticiper son attaque alors qu'il avait tout fait pour le tromper ?
Ton esprit pensait à gauche, mais ton corps indiquait que tu allais attaquer à droite…
C'était donc ça. Le Messager remercia rapidement Lika. Aurait-il le temps de mettre en application ses conseils ? Les deux Strators le pressaient plus que jamais. Déjà, des touches de rouge déparaient sur son uniforme blanc.
S'il voulait vraiment réaliser sa feinte, il devait faire en sorte que le Strator voit réellement qu'il attaque à gauche. Partir ensuite à droite, c’était être complètement déséquilibré et vulnérable pendant quelques secondes. Contre un Strator, c’était une blessure assurée. Au minimum.
Lucas rafermit sa détermination. Vaincre, c’était accepter de perdre. Le Messager Arcal avait suffisamment martelé cette maxime pour qu’elle s’imprime dans son être.
Craindre la défaite, c’était craindre d'être blessé, se focaliser sur la défense… or toute défense était susceptible d'être traversée comme tout mur pouvait tomber face aux outils adéquats. Il devait attaquer, trouver la faille dans le jeu de ses adversaires, surprendre les Strators.
Bloquant la lame de l'un de ses adversaires, il contre-attaqua, sans réussir à passer la défense impeccable du Strator, qui gardait toujours une longueur d'avance sur lui. Très bien. Alors il anticiperait lui aussi la réaction du Strator à sa prochaine attaque.
Les épées s'entrechoquèrent de nouveau, et Lucas renouvela sa tentative. Alors que le Strator parait son coup, il bondit sur lui et lui transperça la poitrine d'un coup d'épée. Même surpris, il dévia suffisamment la lame du Messager pour éviter un coup mortel.
Lucas bondit vivement en arrière pour échapper à une contre-attaque vicieuse. Le mal était fait, le Strator était ralenti par sa blessure, et Fang se concentrait maintenant sur lui. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il en succombe à ses blessures.
Derrière Lucas, le Messager Ivan luttait également contre deux Strators. L'un d’eux était légèrement blessé à la jambe, l'empreinte des crocs de Fang s'estompant sous le sang qui sourdait de la blessure.
Lucas en a presque eu un. Je le termine.
Reste prudente.
Le Djicam parvenait pour l'instant à tenir en respect ses adversaires, mais il savait que cela ne durerait pas éternellement. A cinquante-trois ans, il avait conscience que sa vitalité d'antan n'était plus qu'un souvenir. Seule son expérience du combat et ses qualités tactiques lui permettaient de ne pas tomber sous les coups mortels des deux Strators. Il savait cependant que si le combat s'éternisait il n'en sortirait pas vivant. Non qu'il eut peur de mourir : élevé depuis sa naissance dans la plus pure des traditions massiliennes, il savait qu'il rencontrerait la mort à un instant ou à un autre de sa vie. La mort était partie intégrante de la vie, et tôt ou tard elle venait réclamer son dû.
Concentré sur les épées de ses ennemis, il perçut soudain les éclairs de souffrance au travers du Wild.
Fang ?
Tout va bien pour moi. Il s'agit des autres Compagnons. La Seycam est leur cible.
Le sang d'Ivan se glaça et le Djicam jura tout en réalisant l'envergure de l'opération menée par les Strators.
Les coïncidences n'existaient pas. Qui désirait si ardemment que la Seycam de Massilia disparaisse ? Le secret était pourtant bien gardé depuis des siècles. Seules quelques personnes dans la Fédération toute entière savaient pourquoi le Souverain avait pour conseillers douze Djicams issus de douze Seycams, et dans quelles circonstances les Seycams avaient été créées.
Une seule réponse à toutes ces interrogations.
L’Empire dévoilait son jeu, il était désormais de son devoir d’en informer le Souverain et l’Assemblée. L’honneur de son Royaume était en jeu.
Il était hors de question de mourir sans avoir transmis ce qu’il savait.
–Lucas, peux-tu voler ? demanda-t-il dans un souffle.
–Je viens de m'apercevoir que non, répondit rapidement ce dernier.
Il n'avait plus qu'un seul adversaire. Fang avait rapidement abattu le blessé, et était retournée aider Ivan, laissant Lucas seul face à deux Strators. L'un d'eux lui avait paru moins vif, moins dangereux. Le jeune homme avait profité d'une ouverture favorable pour porter une botte fatale en surprenant le Strator par sa rapidité d'exécution.
Lucas s'était entraîné longuement pour maîtriser cette technique, répétant inlassablement les mêmes mouvements, les mêmes enchaînements. Dans un réflexe, pour contrer l'attaque immédiate de l'autre Strator, il prit appui sur le corps sans vie de son adversaire et étendit ses ailes pour s'envoler. Il réalisa immédiatement son erreur quand il perçut un bruit sinistre dans son aile droite. Jurant entre ses dents il se posa aussitôt, priant Eraïm pour que l'os ait tenu.
Durant ces quelques secondes où il avait oublié le combat, le Strator attaqua. Toute erreur était sanctionnée.
À gauche !
Le Messager se jeta sur la gauche sans chercher à comprendre. Les avertissements de Lika étaient toujours à prendre au sérieux. Ce ne fut pas suffisant, il le sentit lorsque la lame du Strator pénétra son aile droite. La douleur fusa instantanément, et presque aussi rapidement elle reflua. Lika s'en était chargée. Lucas la remercia une nouvelle fois. Jetant un coup d'œil derrière lui, il chercha à savoir comment s'en tirait le Djicam, et esquiva de justesse la lame de son adversaire, qui se contenta de lui entailler la joue.
Concentre-toi un peu plus, Lucas. L'Aile Blanche a vaincu un Strator. Il lui en reste un, tout comme toi.
Le jeune homme fatiguait. Ses parades étaient moins précises, ses attaques plus rares. Il savait que son adversaire allait en profiter. Il se jeta en arrière pour éviter un coup de taille, et se baissa pour parer une attaque directe destinée à le découper en deux.
Courage.
Les pensées envoyées par Lika étaient revigorantes, et poussaient le jeune homme à puiser au plus profond de ses ressources. Il ne tiendrait pas éternellement à ce rythme-là. Il devait tout donner pour submerger le Strator et le vaincre. Les attaques s'enchaînèrent à un rythme effréné. Les deux adversaires étaient concentrés au maximum, sachant que leur première erreur serait aussi la dernière car elle serait mortelle.
Leurs mouvements étaient si rapides qu'ils en devenaient flous. Le jeune Messager savait que le Strator était en train de perdre son avantage, car ses gestes devançaient sa pensée. Combien de temps parviendrait-il à maintenir cette cadence infernale ? Les secondes s'étiraient à l'infini, chacune semblant plus longue que la précédente. Puis son épée en Ilik trouva la faille, s’enroula autour de la lame de son adversaire, s'enfonça jusqu'à la garde dans la poitrine du Strator, perfora son cœur. Lucas retira son arme du corps de son adversaire, avant de tituber, exténué.
Un genou à terre dans la poussière, épuisé comme il ne l'avait jamais été, il chercha à reprendre son souffle. Il reprenait douloureusement conscience de son environnement, du tiraillement sur sa joue droite, de la sueur qui lui piquait les yeux, de la douleur qui pulsait dans son aile.
C'est terminé Lucas. Vous avez vaincu.
Le soulagement envahit le jeune homme. Le Djicam était vivant. Les Strators étaient morts. Pour l'instant cela seul comptait.
–Allez, relève-toi maintenant.
Le ton sévère était reconnaissable entre tous. Le Messager se remit sur pieds lentement, la tête bourdonnante. Le Djicam arborait un air fatigué et se tenait le bras droit où s’étalait une large tâche écarlate. En cet instant il faisait bien plus que son âge.
Autour d’eux, les Mecers laissaient éclater leur joie et leur soulagement. Des sentiments que ne partageait pas le Djicam qui gardait un visage fermé.
Qu’est-ce que ça signifie ? s’inquiéta Lucas. Ce n’était qu’un début, c’est ça ?
Une opération de grande envergure, commenta sobrement Lika. Je n’ai pas voulu te déconcentrer durant ton combat, mais vous n’étiez pas les seuls visés.
Le sang de Lucas ne fit qu’un tour.
Satia ?
Non. Aucun Strator n’a fait mine de s’approcher du Palais. Leurs effectifs sont limités. Leur mission leur aura coûté cher.
Cesse de tergiverser, coupa Lucas. Dis-moi.
La Seycam de Massilia était leur cible.
Le jeune Messager pâlit tandis que Lika lui résumait ce qu’elle avait perçu des différents affrontements, n’écoutant que d’une oreille distraite le Djicam qui distribuait ses ordres.
–Lucas, tu viens avec moi.
–Bien, Djicam, répondit ce dernier de façon automatique.
Tout ceci n’augurait rien de bon.
Dis à Itzal de ne pas s’inquiéter. Je le verrai demain.
Entendu.
*****
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