Chapitre 51
Mayar, Dixième Royaume, Temple d’Eraïm.
Itzal rejoignit le Messager Aioros à l’extérieur du Temple. Le soleil se levait à peine, et pourtant les Prêtres et Prêtresses d’Eraïm s’activaient déjà, donnant au complexe l’aspect d’une ruche bourdonnante. Sous leur direction, les Disciples ôtaient des vases les fleurs fanées ou balayaient les parquets. D’autres battaient les lourds tapis pour en extraire la poussière.
–Prêt à commencer l’entrainement ?
Itzal opina du chef, frissonnant à la pensée des courbatures qui s’annonçaient.
–Je ne sais pas ce que tu avais l’habitude de pratiquer avec Lucas, poursuivit le Messager, mais nous allons nous intéresser à un aspect plus précis de ta personne.
Cette fois-ci, Aioros en était sûr, il avait attisé la curiosité de l’Envoyé. Il eut un sourire.
–Si j’en crois ce que j’ai vu, tu possèdes le Don du Wild. Est-ce que Lucas t’a expliqué en quoi ça consistait ?
–Il ne m’a pas dit que j’avais un « Don » balbutia Itzal, pris au dépourvu. Il m’a seulement ordonné de ne parler de Roïk à personne.
–Sage décision, approuva Aioros. Le Don est rare, et pouvoir être lié à plus d’un animal est une qualité précieuse pour rester en vie. Mais, car il y en a un, les personnes possédant le Don sont aussi fortement courtisées. Et souvent, il reste préférable d’éliminer un adversaire qui risque de devenir trop puissant, notamment s’il ne désire pas être un allié.
–Je n’y avais pas pensé, admit le jeune homme. Quel rapport avec l’entrainement d’aujourd’hui ?
–J’y viens. Ta force réside dans tes Compagnons. C’est la faiblesse des Mecers, que les esprits soient liés jusque dans la mort. Quand tu possèdes le Don, et plusieurs Compagnons, tu survis au décès de l’un d’entre eux. Bien sûr, leur perte t’occasionnera une douleur plus grande que tout ce que tu pourrais imaginer, mais tes liens avec les survivants t’empêcheront de basculer dans la folie et de mourir à ton tour, comme c’est le cas de Lucas.
–Donc, avec seulement Roïk pour Compagnon, je suis vulnérable ?
–Tu l’es autant que n’importe quel Mecer, tempéra Aioros. N’oublie pas que cette faiblesse fait aussi notre force. Deux existences liées et entièrement dévouées l’une à l’autre, qui survivent bien souvent là où seuls ils seraient morts. Nous puisons aussi dans les qualités de nos Compagnons pour nous les approprier. D’où l’intérêt pour toi qui a le Don de te lier avec différentes créatures, pour acquérir un large éventail de capacités.
–Pourtant, Lucas m’a dit que c’était le Compagnon qui choisissait, non le Mecer.
–Il n’a pas tort. Sauf que le Don modifie la donne. Tu attireras les animaux comme la lumière attire les papillons.
–Que dois-je faire, alors ?
–Trouve-toi un deuxième Compagnon.
–C’est tout ? s’étonna Itzal. Ca va être rapide, alors.
–Non, je ne le pense pas, rétorqua Aioros avec un sourire.
*****
Pensif, Itzal se demanda pour la centième fois ce qu’il faisait ici. Ne sachant trop par où commencer, le Messager Aioros lui avait conseillé la forêt toute proche comme premier territoire de recherches.
Les arbres y étaient différents de ceux qu’il connaissait. Il n’y en avait que très peu sur le Cinquième Royaume M-555 où il avait grandi, et lorsqu’il avait suivi les Faucons Noirs sur Sagitta, il n’avait connu que la forêt de Farion, composée comme la majorité des forêts tempérées d’arbres à feuilles caduques tels que les chênes, hêtres ou frênes. Ses connaissances sur le sujet se limitaient donc à ses acquis théoriques de l’école, et il aurait été bien en peine aujourd’hui de différencier un sapin d’un mélèze.
Les géants qui l’entouraient ici n’avaient rien de comparable. Leur seul point commun était d’être dotés de feuilles, quoiqu’elles fussent en moyenne dix fois plus grandes que celles dont il avait l’habitude.
Itzal n’avait jamais aimé les forêts. Les ombres et la lumière créaient un décor parfait pour le camouflage. Les troncs et branches plus ou moins resserrés rendaient périlleuse toute tentative de vol. Et l’on ne savait jamais ce qui pouvait se percher sur les branches, ni ce qui se cachait dans l’exubérante végétation qui encombrait le sol. Quant à la discrétion, autant l’oublier quand il s’agissait de progresser sur un terrain constitué en majeure partie d’une accumulation de feuilles mortes. Avec le bruit qui accompagnait chacun de ses pas, les petites créatures forestières devaient fuir rapidement.
Le jeune Envoyé soupira une nouvelle fois. Il avait bien envie de rentrer malgré son échec de n’avoir mis la main sur une quelconque créature, mais il savait que Saeros, le faucon nain et Compagnon d’Aioros, était là-haut quelque part, le surveillant sans nul doute.
Il se demanda si le Messager percevrait son contact s’il tentait de communiquer avec l’oiseau. Peut-être l’aiderait-il ? Ou peut-être que comme Ziandron, il se moquerait de ses difficultés et s’empresserait de le remettre à sa place de pauvre humain insignifiant.
Plus que tout, Roïk lui manquait. Aioros lui avait expliqué comment occulter en partie sa présence pour ne pas être dérangé lors de sa quête. Le petit félin était sagement resté en compagnie de Ziandron, lequel avait largement exprimé son désaccord de servir de nounou. L’Envoyé sourit en se remémorant l’expression renfrognée qu’il avait arborée, ainsi que la répugnance qui avait parcouru le Wild à la pensée de cette tâche ingrate.
Un cri déchira les airs, et il bondit, l’épée à moitié hors du fourreau, pour s’apercevoir que Saeros tournoyait au-dessus de lui. Maugréant, il rengaina sa lame, avant de reprendre sa marche. Comme si passer la journée à se promener en forêt allait lui apprendre quoi que ce soit. Il aurait préféré affiner ses techniques de combat, essayer différentes postures d’épées, ou même tenter de maitriser l’art de l’Intimidation avec Roïk. D’après Aioros, le panthirion ne tarderait plus à quitter sa fourrure noire pour un pelage argenté. Sa mue complète, il serait alors capable de se fondre dans n’importe quel environnement par mimétisme. Un camouflage remarquable.
Un feulement tout proche le fit sursauter, et il maudit son inattention. Ce n’était pas ainsi qu’il pourrait espérer devenir Émissaire un jour. Il hésitait à sortir son arme lorsqu’il vit la bête approcher. Un adulte, décida-t-il au vu de sa taille. Qui ressemblait à un panthirion, avec ce pelage feu parsemé de tâches noires. Il cherchait un animal, il venait d’en trouver un : il était temps de passer à la pratique. Que lui avait dit Aioros déjà ? Ah oui, pas de geste menaçant, et envoyer un message via le Wild.
Il se força donc à éloigner sa main de la poignée de son épée, un peu plus crispé comme le félin continuait sa progression dans sa direction. Étrange qu’il ait choisi une approche directe, nota-t-il distraitement comme son regard restait fixé sur la bête. Il fallait se lancer. La gorge nouée par l’appréhension, il se concentra pour tenter de communiquer.
Je suis Itzal, je viens en paix.
Aussitôt, le félin se figea, orientant ses oreilles mobiles vers lui. L’Envoyé déglutit nerveusement, et espéra que le Messager ne s’était pas trompé lorsqu’il lui avait affirmé que tous les mammifères étaient sensibles au Wild.
Salutations, Aile Noire. Ta présence en ces lieux gêne ma chasse.
Pour une première, c’était mal parti, songea Itzal.
Pardon, ce n’était pas mon intention, s’excusa-t-il.
Qu’es-tu venu chercher ici ? continua le félin aux yeux ambrés.
Un Compagnon, s’entendit-il répondre.
Il se mordit les lèvres de dépit. Aioros l’avait pourtant prévenu, ce n’était pas à lui de prendre les devants.
Un Compagnon, dis-tu ? Qu’as-tu à lui offrir ?
Amitié et protection. De la nourriture en suffisance, et l’assurance de ne plus jamais être seul.
L’asservissement aux humains n’engendre que malheur et destruction, rétorqua le prédateur en tournant autour du Massilien.
La souffrance est partagée, tout comme la joie. Parce qu’ensemble nous sommes forts pour affronter n’importe quelle épreuve.
La panthère continua son manège en silence, et Itzal se garda bien de l’interrompre. Aurait-il dû se sentir pleinement confiant ? L’angoisse était en train de former une boule dans son estomac. Si le fauve décidait subitement de l’attaquer, il n’aurait aucune chance.
Suis-moi.
L’Envoyé se rendit alors compte qu’il retenait son souffle depuis de longues secondes. Il expira brusquement, soulagé. La patience n’était pas encore son fort, constata-t-il, dépité.
Le félin le guida au milieu des fougères, et Itzal s’efforça d’imiter ses mouvements fluides. Difficile de se glisser avec autant de facilité entre les fourrés ! La panthère miaula à l’approche de sa tanière, et six boules de fourrure surgirent des buissons adjacents, venant se frotter à elle en ronronnant.
Ma dernière portée, émit-elle avec fierté, avant d’ajouter : Si l’un d’eux veut te suivre, j’accepterai de le laisser à ta garde.
Itzal s’assit au milieu des végétaux, observant le manège des jeunes panthères. Elles s’étaient regroupés autour de leur mère, dévorant du regard cet étranger que leur mère avait guidé jusqu’à leur tanière. Il avait des plumes comme les oiseaux qu’elle leur rapportait, pourtant sans cette odeur de proie caractéristique.
C’est pour manger ? fit l’une des boules de poil en s’approchant.
Non, rétorqua sèchement Itzal.
Les yeux de la jeune panthère s’agrandirent d’étonnement.
Il parle ?
Il fait partie des rares humains qui le peuvent, répondit la mère.
J’ai apporté quelques présents, fit alors Itzal en fouillant ses poches à la recherche de biscuits. Une idée spontanée qui lui était venue pour réchauffer l’ambiance, et tant pis pour son goûter.
Les petits avancèrent en hésitant vers ces choses nouvelles à l’odeur inconnue. Plus enhardie que les autres, une jeune panthère alla jusqu’à lui manger dans la main. Il n’aurait su expliquer ce qui se passa alors qu’il sentait sa petite langue humide et râpeuse. Comme un coup de foudre, une décharge qui le traversait alors qu’elle relevait la tête et qu’il croisait son regard.
Ainsi le Wild a choisi, déclara la mère. Ma fille, ta destinée se sépare de la nôtre. L’Aile Noire te protègera, désormais.
*****
C’est avec fierté qu’Itzal reprit le chemin du retour, la petite panthère sur ses talons. Bien plus petite que sa mère, il estimait pourtant qu’elle dépassait déjà Roïk.
C’est qui Roïk ?
Le jeune Envoyé sursauta. La communication avec elle était si douce, une caresse qui effleurait délicatement son esprit. Rien à voir avec le petit panthirion audacieux.
Un autre de mes Compagnons, répondit-il en tentant de l’imiter.
Il savait qu’il avait encore bien des progrès à faire en ce domaine, Ziandron ne cessait de le lui répéter.
Lorsqu’il arriva devant le Messager Aioros, c’est un Roïk furieux qui l’accueillit, manquant de le renverser.
Toi trahis ! Qui est-ce ? Pourquoi une autre ? Roïk pas assez fort ?
Itzal chancela sous l’impact mental des reproches et de la tristesse du panthirion. Il n’aurait jamais cru qu’il puisse être bouleversé ainsi.
Calme-toi, voyons, c’est juste…
Alors c’est toi, Roïk ? fit-elle, curieuse. Je t’imaginais plus imposant.
Roïk bien plus fort que toi ! rétorqua le panthirion, outragé, avant de bondir sur elle.
La jeune panthère se déroba, facétieuse, ce qui ne fit qu’augmenter la colère de Roïk.
Abasourdi, Itzal ne savait quelle attitude adopter alors que les deux félins se poursuivaient autour des deux Mecers dans ce qui semblait être un jeu.
C’est quoi ce boucan ? tonna la voix aisément reconnaissable de Ziandron.
Les deux petits s’immobilisèrent comme le tylingre, trois fois plus gros qu’eux, bondissait aux côtés d’Itzal.
C’est elle, geignit Roïk, Aile Noire plus vouloir de moi…
Pleurnichard, se moqua-t-elle.
Mais non je ne veux pas t’abandonner ! s’écria Itzal au comble de l’inquiétude.
Ca suffit ! tonna Ziandron. Nous sommes une meute, cessez vos petits jeux ! Tu ne t’es pas présentée, petite ?
Face à la présence imposante du tylingre, les jeunes se ratatinèrent.
Je suis Kyara, répondit timidement la petite panthère.
Bienvenue, et arrête de faire tourner Roïk en bourrique ! Quant à toi, Aile Noire, la moindre des choses serait de prévenir quand tu t’en vas en quête d’un nouveau Compagnon. Tu éviteras des scènes de ce type.
Si Itzal n’avait jamais vu un Mecer se faire ainsi rabrouer par son Compagnon, il doutait que la scène soit inhabituelle.
J’y penserai, s’excusa platement Itzal.
–Encore un félin, commenta le Messager Aioros, songeur.
–Est-ce un problème ? s’enquit Itzal.
–Pas en soi mais… c’est surprenant. D’habitude, ceux qui ont le Don possèdent des Compagnons variés. Enfin, tu n’es qu’Envoyé. C’est peut-être une raison.
–Est-ce que je risque des ennuis si l’on apprend que je suis lié alors que je ne suis pas Emissaire ?
–J’en doute, sourit Aioros. C’est déconseillé pour tout un tas de raisons que je t’épargnerai, mais le Wild décide.
Itzal était clairement soulagé, pourtant le Messager devinait la sourde angoisse qui l’étreignait. Alors il attendit, en silence, pour lui permettre de formuler ses pensées.
–Est-ce que… est-ce que Lucas va se remettre ? Peut-il… refuser, de me reprendre ? Qu’est-ce que je deviens, dans tout ça ?
–De nombreuses questions… légitimes, répondit gravement Aioros. Concernant Lucas, son sort ne dépend que de lui. Retrouver l’envie de vivre après une épreuve pareille… Eraïm m’en préserve.
–Il n’y a donc rien à faire ? murmura Itzal, accablé.
–Etre là, espérer, espérer que ça soit suffisant, compatit le Messager. Maintenant, tu restes un Envoyé du corps des Mecers. Tu ne serais pas le premier à perdre ton mentor. Sois sans crainte. Jusqu’à ce que tu deviennes Emissaire, tu auras quelqu’un à qui te référer. Nous n’abandonnons pas les nôtres.
–Merci, salua l’Envoyé.
–Travaille dur, Itzal. Parce qu’avec la disparition des phénix, c’est la guerre qui nous attend.
*****
Satia sortit la dernière, suivant les Disciples qui discutaient avec animation. Deux heures de cours théoriques où elle avait eu l’impression de perdre son temps. La Prêtresse en charge de leur instruction leur avait parlé de l’origine des éléments ; leur avait expliqué que le Feu était un Don des phénix.
Tout ça, elle le savait déjà.
En prenant le chemin pour Mayar, Satia avait naïvement cru que son séjour auprès des Disciples ne serait qu’un camouflage pour ne pas attirer l’attention, tandis qu’une Prêtresse se serait occupée d’évaluer son Don.
Mais non, elle se retrouvait au milieu de filles presque toutes plus âgées qu’elle, qui la regardaient avec condescendance chaque fois qu’elle refusait de se plier à leurs demandes répétées de démonstration. Satia n’osait leur donner ce qu’elles demandaient.
Avec la disparition des phénix, avec Lucas qui s’était retranché hors d’atteinte, avec ses amis qui semblaient plus conscients que les Prêtresses du sombre destin qui les attendaient, Satia avait bien du mal à atteindre le calme qu’elle recherchait.
Attendre, se cacher, attendre encore… la jeune femme en avait plus qu’assez. Son père avait cherché à la dissimuler toutes ces années, et pour quel résultat ? Chaque fois qu’ils rencontraient un Maitre des éléments, elle s’entendait dire de ne surtout rien faire seule pour ne pas être repérée.
Mais repérée par qui, au juste ? Son père s’était toujours refusé à lui expliquer, arguant qu’ils avaient bien le temps d’en parler.
Sauf qu’avec sa mort, ses questions restaient sans réponse.
S’était-elle trahie sur Valyar, était-ce la raison pour laquelle la Djicam Mickaëla et le Souverain Dionéris avaient tant tenu qu’à ce qu’elle quitte la capitale ?
Quel était l’intérêt de l’Empire là-dedans ? S’imaginaient-ils qu’une gamine comme elle serait capable de les détruire ?
C’était risible.
Son pouvoir était ordinaire. Elle avait vu à l’œuvre les Disciples et les Prêtresses lors de précédents séjours ; si elle était capable de les imiter, l’inverse était tout aussi vrai.
Sa seule différence tenait à sa pigmentation mauve et violette, qui s’étendait à tout son corps au lieu de se restreindre à ses yeux.
Y’avait-il autre chose qu’elle ignorait ?
Avec un soupir, Satia s’assit sur un banc, à l’entrée d’une tonnelle de glycines à l’odeur entêtante. S’il n’y avait pas eu la menace de l’Empire au-dessus de leurs têtes, elle aurait apprécié cette parenthèse en plein air, loin des coursives du palais de Valyar.
La Djicam Mickaëla lui avait promis de veiller sur l’Assemblée en son absence ; Satia savait pouvoir compter sur elle tout comme sur le Djicam Ivan. Etaient-ils au courant, pour la Barrière ? Quelles mesures avaient-ils adoptées ? Elle était tellement frustrée d’être éloignée du centre des décisions.
Pour la première fois, Satia prit conscience qu’elle désirait vraiment diriger la Fédération des Douze Royaumes. Ce rôle qui lui avait échu, elle se sentait capable de l’assumer pleinement. Elle en avait même envie.
Autant en finir tout de suite ici et revenir au Palais au plus vite.
Sa résolution prise, Satia se leva, rajusta son sac qu’elle portait en bandoulière, et traversa les allées fleuries du Temple en quête de la Prêtresse Séliné. Il faudrait aussi qu’elle prenne un peu de temps pour le Messager Aioros ; il aurait peut-être des nouvelles fraiches du Palais. Et il lui semblait qu’il était accompagné.
Satia réprima son agacement alors qu’elle contournait un massif de rosiers égaillé de marguerites. Tant d’informations lui échappaient. Et si elle oubliait un détail important ?
La jeune femme parcourut les allées et les bâtiments en vain ; la Prêtresse Séliné était introuvable. Pour la quatrième fois de la matinée, elle demanda son chemin à une Disciple, qui la renseigna en toute hâte avant de s’éclipser. Satia ne s’interrogea pas ; sa colère enflait à chacun de ses pas.
Enfin, elle trouva la Prêtresse Séliné dans les sous-sols de la grande Tour du Temple. Pensive, la Prêtresse vagabondait au milieu des forges éteintes ; ses doigts traçaient des lignes dans la cendre froide. Elle ne releva la tête que lorsque Satia fut tout proche d’elle.
–Qu’attendez-vous de moi, Durckma ? s’enquit-elle.
–Je souhaite passer les Epreuves, répondit la jeune femme en croisant les bras.
–Tiens donc, murmura Séliné en se redressant. Vous n’êtes pas prête.
–Peu m’importe. Le temps nous manque, si la Barrière n’est plus.
–Vous n’êtes pas prête, répéta Séliné. Je ne vous enverrai pas à la mort.
–Dois-je attendre en vain que la Fédération dépérisse ? demanda Satia, frustrée par le calme de la Prêtresse. Je n’ai pas d’autre choix. Je peux le faire. Je dois le faire.
Séliné haussa les sourcils.
–Votre statut ne vous permet pas d’outrepasser les rites, Durckma. Il y a des préparatifs à faire, des rituels à respecter.
–Sont-ils si essentiels alors que le temps presse ?
–Oui, fut la réponse catégorique. Sans eux, vous ne survivrez pas aux Epreuves.
Satia s’affaissa, voûtée par la déception.
–Je comprends, murmura-t-elle, dépitée.
–Néanmoins, continua Séliné, vous êtes déterminée. Je peux condenser certains préparatifs, si vous y tenez.
–Combien de temps me faudra-t-il ?
–Trois jours. Etudiez les textes anciens, vérifiez vos acquis théoriques, et au troisième jour, purifiez-vous. Si Eraïm le veut, je vous ferai alors passer les Epreuves.
–Merci, répondit Satia, profondément reconnaissante. Je serai prête.
La Prêtresse Séliné la jaugea du regard.
–Nous verrons.
*****
Satia avait étudié jusqu’à ce qu’une migraine l’oblige à relever la tête, les doigts massant ses tempes. La jeune femme réalisa que le soleil avait entamé sa descente vers l’horizon.
Les heures avaient défilé alors qu’elle était plongée dans les textes anciens. Satia soupira, referma son livre avant de se lever pour se diriger vers les jardins. Elle déambula dans les allées fleuries, savoura le contact du vent chaud sur sa peau. Le climat de Mayar se révélait parfois étouffant en journée, et l’approche de la nuit entrainait une baisse appréciable de la température.
Le repas du soir n’avait pas encore été sonné ; alors Satia s’assit sur un banc entre deux hibiscus aux nombreuses fleurs écarlate. Le Temple avait vraiment une atmosphère apaisante propice au recueillement, songea-t-elle en fermant les yeux pour mieux s’en imprégner.
Les oiseaux chantaient, les feuilles bruissaient et l’air s’enrichissait du parfum des fleurs. Il était si facile d’oublier un instant les problèmes de la Fédération des Douze Royaumes. Ou qu’elle n’avait trouvé aucun moyen de contrer l’Empire.
Ses doigts s’égarèrent sur ses lèvres ; Satia rouvrit les yeux, agacée. Lucas aussi était un problème auquel elle n’avait pas de solution. Si elle souhaitait vraiment passer les Epreuves, elle ne devait pas se laisser distraire par des pensées parasites.
–Toi, tu es amoureuse.
Surprise, Satia se tourna vers la voix familière.
–Suis-je si transparente ? marmonna-t-elle.
La Guerrière de Perles sourit.
–Tu ne peux pas tout garder pour toi. Et à qui d’autre pourrais-tu en parler ? Itzal ? Il est trop jeune. Aioros ? J’en doute.
Satia rit, presque malgré elle. La fraicheur de Laria était réconfortante, et son énergie positive contagieuse.
–Mes problèmes personnels sont insignifiants par rapport au danger que courent les douze Royaumes.
L’Atlante croisa les bras, peu convaincue.
–Ce n’est pas la réponse que j’attendais, et tu le sais.
Satia soupira et tritura la sangle de sa besace.
–Je ne sais pas trop où j’en suis. Tout est si confus... et je vais avoir besoin de concentration.
–Comment ça ?
–J’ai demandé à passer les Epreuves.
Laria siffla doucement.
–C’est dangereux.
–Qu’en sais-tu ?
–Ma tante était une Maitresse des Courants, révéla la Guerrière de Perles. Elle n’en parlait pas beaucoup, mais je sais qu’elle a frôlé la mort lorsqu’elle a gagné son titre.
Satia déglutit. La Prêtresse Séliné l’avait prévenue ; elle n’avait pas voulu la croire. Son père avait peut-être une bonne raison de refuser ce rituel.
–Néanmoins, si les Prêtresses d’Eraïm t’estiment prête… poursuivit Laria.
–Séliné pense que je ne le suis pas, avoua Satia. Je l’ai convaincue du contraire.
–La décision te revient, approuva Laria.
–Tu crois vraiment ?
–Bien sûr. S’affirmer et être convaincu de ses choix, ça me parait être une bonne base non ? Ton Don demande une certaine confiance en soi. Tu sais, de nombreuses classes guerrières ont un rite du même genre.
Le visage de Satia s’éclaira.
–Merci, Laria. Tu es une véritable amie.
–Je te le répète : tu n’es pas seule. Nous sommes là pour t’aider.
L’Atlante lui tendit la main.
–Je parle et je parle, et j’en oublie la raison de ma venue. Viens, le Messager Aioros aimerait s’entretenir avec toi.
*****
Laria conduisit la jeune femme près de la forêt ; loin des jardins, l’Envoyé Itzal luttait de toutes ses forces contre le Messager Aioros. Les deux Mecers étaient armés de simples branches, et malgré son bras gauche en écharpe, le Messager maitrisait complètement le combat.
Non loin des deux hommes, un tylingre prenait un bain de soleil, tandis que la panthère et le panthirion se livraient à un duel entrecoupé de courses-poursuites.
–Regarde, indiqua Laria en montrant un arbre. Là, le Compagnon d’Aioros.
Satia reconnut un faucon nain et supposa que les félins appartenaient de fait à Itzal, même si elle n’avait jamais entendu parler qu’un Mecer put avoir plus d’un Compagnon.
–Accordez-moi un instant, leur lança le Messager sans même se retourner à leur approche. J’en termine et je suis à vous.
Laria sourit face à l’air effaré d’Itzal ; Aioros se montrait impitoyable avec le jeune Envoyé. Il corrigeait chaque erreur d’une frappe cinglante et précise.
–Le pauvre, murmura Satia.
–Il pourrait abandonner, tu sais ? Et mettre fin à l’exercice. Non, Itzal n’est pas à plaindre. Il est déterminé à progresser, quel qu’en soit le prix. Il ne choisira pas la facilité.
–Je comprends.
Satia était prête à mettre sa vie en jeu en passant les Epreuves, alors pouvait-elle compatir au sort d’Itzal ? Lui aussi se battait pour affirmer ses convictions.
Lucas avait été pareil, à rechercher l’excellence.
Derrière chaque mouvement du jeune Envoyé, elle décelait la volonté de réussir. Quoi qu’il en coûte. Une obstination acharnée qui était récompensée par les rares approbations du Messager.
Comme elle, ses amis avaient à cœur de s’améliorer. Satia fut confortée dans sa détermination à passer les Epreuves. Elle donnerait le meilleur d’elle-même, pour ses amis et pour la Fédération.
La jeune femme fut tirée de ses réflexions par l’approche d’Aioros. Le Messager s’inclina formellement, poing droit sur le cœur.
–Désolé de vous avoir fait attendre, Durckma.
–Ce n’est rien, répondit-elle poliment.
L’Envoyé Itzal les rejoignit à son tour, le souffle court, son épuisement visible.
–Il est important que je vous parle de Lucas, continua Aioros.
Le Messager arborait un air préoccupé. Il était si différent de son frère impassible, songea Satia. Les cheveux noirs étaient leur seul point commun. Les yeux gris d’Aioros adoucissaient ses traits, marqués par l’expérience. Ses ailes blanches repliées dans son dos, son maintien impeccable ; l’incarnation parfaite d’un Messager tel qu’on se le représentait. La lame à son côté était orangée. Satia n’oubliait pas que la Seycam massilienne avait été frappée par de terribles assassinats. Le Messager Aioros en avait réchappé de justesse.
–Je ne pensais pas qu’il survivrait à la mort de son Compagnon, poursuivit-il, les cas sont suffisamment rares pour être qualifiés d’exceptions, et sont toujours appuyés par une solide explication. Je n’en vois qu’une : le serment du Sa’nath, qu’il vous a prêté voilà plusieurs années.
–Comment ? questionna Satia.
–Le Sa’nath était très répandu à l’époque où Massilia était divisée en une multitude de clans rivaux, expliqua Aioros. Un homme mettait ainsi sa vie au service d’un autre, généralement son seigneur, qui disposait de lui comme il l’entendait. Le procédé assurait des gardes du corps loyaux et incorruptibles : en pleines guerres de succession, c’était un passage obligé pour les prétendants qui désiraient survivre. Les deux partis finissaient parfois, après de longues années, par partager un lien fort, qui leur permettait de savoir où se trouvait l’autre en permanence, voire d’effleurer leur conscience pour ressentir leurs émotions.
–Intéressant, réfléchit Satia. Et vous pensez donc que…
–Oui, la magie des phénix coule dans vos veines, et un lien, même ténu, a pu se former entre vous.
–Lorsque la Compagne de Lucas est morte, ce lien s’est reporté sur la Durckma alors ? hasarda Itzal. C’est à cause de ça qu’il a survécu ?
Aioros opina du chef.
–C’est en effet ma théorie. Par là même, vous êtes en danger.
–Pourquoi ? s’étonna la Durckma.
–Tu es devenue son dernier obstacle sur la route qu’il a choisie d’emprunter, dit l’Atlante en devançant le Messager.
–Et il pourrait choisir de vous éliminer pour rejoindre les Jardins d’Eraïm, termina Aioros.
–Lucas ne ferait jamais une chose pareille, protesta Satia.
–Il n’est plus le même, contesta le Messager. Il a changé. Le Lucas que vous connaissiez n’est plus.
–Je refuse d’y croire.
–Souvenez-vous de sa réaction, insista Aioros. Réfléchissez-y. Il est imprévisible. Ses émotions le rendent dangereux. Il est plus sûr de le laisser seul pour le moment.
–Attendre, donc ? demanda Satia. N’y a-t-il rien d’autre à faire ? Devons-nous nous contenter de le regarder sombrer dans la folie ? Ne pouvons-nous l’aider ?
Le Messager Aioros la dévisagea longuement, et Satia se demanda si elle ne s’était pas trahie par sa ferveur.
–Pas pour le moment, dit-il enfin. Ce qu’il traverse… c’est bien davantage qu’un deuil. Son désespoir est total et pourrait conduire à l’irrémédiable. Vous êtes trop précieuse pour la Fédération pour courir le moindre risque.
–Très bien, soupira la jeune femme. Je serai prudente.
Les cloches sonnèrent au loin, annonçant le diner et les quatre jeunes gens se dirigèrent vers le Temple.
Songeuse, Satia réfléchissait. Les paroles du Messager Aioros l’avaient touchée. Devait-elle vraiment considérer Lucas comme un ennemi, désormais ? Elle avait vu tant de désespoir et de colère en lui…
La colère, justement, capable de transformer les hommes les plus doux en véritables monstres. Lucas était loin d’être un enfant de chœur : il avait beau savoir danser aussi bien que n’importe quel Seyhid, il restait un Mecer, un soldat d’élite. Elle avait constaté en personne l’efficacité qu’il montrait dans ce domaine, sans que rien ne transparaisse jamais sur son visage impassible. Il aurait tout aussi bien coupé des fleurs, et non fauché des vies. Oui, Lucas était parfois effrayant. Jusqu’alors, elle s’était cru protégée ; maintenant, elle n’en était plus sûre.
Ses talents de combattantes restaient médiocres, malgré les efforts qu’avait déployés Laria. Cependant, elle avait d’autres atouts. Sa détermination s’affermit. Qu’il vienne donc. Elle ne se laisserait pas tuer si complaisamment.
Et dès qu’elle aurait passé les Epreuves, elle s’occuperait de son cas. Elle avait trop besoin de lui pour le laisser s’auto-détruire.
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