Chapitre 60
Massilia, Neuvième Royaume, Refuge de haute-montagne.
–Bien. Allons-y, soupira le Messager Aioros en se dirigeant fébrilement vers la trappe qui donnait sur les souterrains.
–Nerveux ? le taquina Laria.
–Claustrophobe, répondit-il, maussade, en la laissant passer devant lui.
Erwan, qui commandait les Veilleurs, ouvrait la marche avec deux de ses collègues. Venait ensuite la Durckma Satia, Laria la Guerrière de Perles et Itzal en compagnie de ses trois félins, la plus jeune blottie contre lui, puis Altaïr, peu désireux de laisser Sanae se mettre en danger. Aioros fermerait la marche en compagnie du dernier Veilleur.
Il avait reculé jusqu’au dernier moment, mais il n’avait désormais plus le choix. Il musela sa peur, la cadenassa de sa volonté, et se laissa tomber dans le tunnel obscur. Il frissonna comme le froid et l’humidité s’emparait de lui. L’odeur terreuse des murs aurait elle seule suffit à le paralyser.
Tout va bien, l’encouragea Saeros. Détends-toi et avance. Un pas après l’autre.
Il déglutit et entreprit d’avancer lentement. Une chose était sûre, il n’enviait pas son frère, qui combattrait certainement dans ces mêmes tunnels. Lui en aurait été incapable sans aide. Il espérait qu’Erwan les guide sans encombre – et le plus rapidement possible – vers la sortie.
Derrière lui, le dernier Veilleur sauta souplement dans l’ouverture et referma la trappe. Aioros remercia silencieusement son oncle d’avoir songé à Lyred pour effondrer le tunnel.
Ses yeux s’accoutumèrent progressivement à l’obscurité ambiante. Devant lui, il discernait les silhouettes du groupe. Il s’obligea à se concentrer sur une respiration lente et régulière, crispant ses poings pour dissimuler ses tremblements. Des gouttes de sueur glissaient sur son front. Il serra les dents. Il l’avait déjà fait, il pouvait le refaire. Les Massiliens étaient connus pour leur goût des espaces ouverts, sans limites, mais il était un Messager. Il l’avait déjà fait et il pouvait le refaire.
Aioros lutta contre le sentiment d’oppression qui l’envahissait davantage à chaque pas, cette sordide impression que les parois se rapprochaient inexorablement de lui pour mieux l’étouffer. Un autre virage, et soudain, il la vit. La sortie. Ce point lumineux, certes encore lointain, suffit à lui remettre du baume au cœur. Il résista à l’envie irrépressible de se mettre à courir, de bousculer les gens devant lui pour aller plus vite, pour enfin sortir de ce tunnel interminable.
Enfin ce fut son tour. Il inspira profondément l’air pur, vif et glacé, si différent de l’odeur tenace de ces souterrains qu’il exécrait. Il se tint là, au bord du vide, pendant plusieurs secondes, calmant les derniers vestiges de ses tremblements. Il l’avait fait. Il avait réussi.
Son regard croisa celui plein de sympathie d’Erwan, et il lui accorda un mince sourire. Au moins il avait eu la gentillesse de lui laisser un peu de temps pour récupérer.
–En route, dit-il quand sa gorge encore nouée put prononcer les mots.
Le chef des Veilleurs et plusieurs de ses membres sortirent de leur paquetage un entrelacs de cordes ; d’immenses filets, qu’ils porteraient à plusieurs. Les terrestres, soit la Durckma, Altaïr, Sanae et Laria, pourraient y prendre place. En espérant qu’ils n’aient pas autant peur du vide que lui du sous-sol.
Les quatre compagnons semblèrent soudain comprendre ce qui se passait et eurent le bon goût de pâlir.
La première, Satia releva la tête et s’approcha courageusement du filet.
–Dites-moi que vous avez déjà porté des gens avec ça ? demanda-t-elle.
–Plusieurs fois, oui, répondit Erwan en inclinant la tête. Faites-nous confiance. C’est ainsi que nous rapatrions nos blessés. Et je peux vous dire qu’ils n’apprécient pas plus que vous d’être ainsi dépendants des autres, ajouta-t-il avec un sourire.
Les quatre jeunes gens s’installèrent le plus confortablement possible dans deux filets. Un dernier filet, plus petit, avec des mailles plus fines, fut proposé aux Compagnons terrestres d’Itzal. Le décollage fut brutal : un saut dans le vide. Plusieurs cris, ressemblant d’ailleurs plutôt à des couinements aigus, leur échappèrent.
Le Messager Aioros volait en duo avec le chef des Veilleurs, chacun supportant une part du filet. En contrebas d’eux, les mains crispées sur les cordages, la jeune Durckma supportaient vaillamment les affres du voyage. Si elle avait su ce qui l’attendait, peut-être n’aurait-elle pas été si prompte à quitter les Prêtresses d’Eraïm…
Elle chassa résolument ces pensées. Si elle était restée, elle serait certainement entre les mains de l’empereur Dvorking en ce moment même. Et c’était tout bonnement hors de question.
Le vent glacé soufflait sur son visage, et elle mit l’une de ses mains en visière pour se protéger. Les yeux plissés, elle tenta vainement de se repérer. Toutes les montagnes se ressemblaient, à ses yeux. Leur blancheur éblouissante était aveuglante. Elle resserra difficilement sa cape autour d’elle, dans un effort futile pour se protéger du froid mordant qui régnait à cette altitude.
Pourtant ils avaient décidé de voler bas, pour ne pas alerter leurs ennemis, si jamais ceux-ci avaient l’idée de fouiller les cieux. Leur objectif était de se rapprocher de la vallée, d’aller se fondre dans les ombres. Ensuite, ils pourraient voir avec le Pisteur Altaïr si la licorne voulait bien les transporter sur Sagitta, idéalement sur un emplacement proche du Palais de Valyar.
Car depuis la révélation de la traitrise du clergé d’Eraïm, ils hésitaient à utiliser les Portes qui permettaient normalement de circuler d’un Royaume à l’autre…
Elle vit le Messager se tourner vers elle et prononcer plusieurs mots indistincts ; puis ses yeux s’arrondirent comme le sol se rapprochait d’eux – beaucoup trop vite à son goût. Instinctivement, elle se recroquevilla, se pelotonnant autour de cette sacoche qu’elle ne quittait plus. Elle avait pris la précaution d’envelopper les œufs dans plusieurs épaisseurs de tissus, mais elle ne savait pas si cela serait suffisant si l’impact se révélait trop intense.
À sa grande stupéfaction, le choc tant attendu n’arriva pas. Elle releva la tête, surprise. Les deux Massiliens volaient presque en stationnaire, avec effort, apparemment. Ils les déposèrent doucement sur le sol, et elle aida Laria à s’extirper des cordages.
–Quelle aventure ! murmura cette dernière, apparemment ravie, les joues encore rougies par le froid - ou était-ce l’excitation ?
La Durckma se releva, s’enfonçant par là-même de plusieurs centimètres dans la poudreuse. Derrière elles, Altaïr et Sanae émergeaient également.
–Tout le monde semble là, haleta le Messager Aioros, essoufflé par l’effort.
–Venez, continua le commandant des Veilleurs. Il y a un bosquet non loin d’ici ; nous pourrons y trouver un abri sûr en attendant Oréa.
–Et s’ils nous retrouvent avant ? s’inquiéta Satia.
–Aucun risque. Nous sommes à près d’une heure de vol du Refuge. Le terrain est accidenté pour des troupes au sol, la manœuvre ne sera pas facile. Et autour du bosquet, le terrain est dégagé : nous laisserons une sentinelle.
*****
La fraicheur de la fin d’après-midi tomba doucement sur les compagnons, installés plus ou moins confortablement dans une petite grotte aux pieds de jeunes sapins. Les Veilleurs avaient étêté plusieurs branches pour les isoler du froid. L’odeur de résine se mêlait à celle du thé chaud en train d’infuser dans la bouilloire posée dans le petit feu sans fumée qu’ils avaient allumé.
L’un des Veilleurs vint apporter une tasse fumante à la Durckma.
–Merci, dit-elle en enserrant le récipient brûlant de ses mains.
Ils s’en tiraient finalement plutôt bien, songea-t-elle en rajustant sa cape épaisse. Elle ne pouvait pas décemment dire qu’elle avait chaud, mais elle était également loin d’avoir froid. Elle se sentait… confortable, en fait.
Erwan vint s’asseoir à côté d’elle.
–Ne vous inquiétez pas pour Lucas, dit-il en surprenant son regard fixé sur le lointain. Il saura nous rejoindre.
–Cela fait longtemps quand même, murmura-t-elle. N’y avait-il vraiment pas d’autre choix ?
–Vous serez bientôt Souveraine, expliqua patiemment Aioros. Altaïr et moi sommes Djicams. Sanae est incapable de se battre. Laria est certes douée, mais Lucas lui est supérieur.
–Et les Veilleurs ?
–Les Veilleurs ne sont pas des tueurs. Lucas était le choix logique pour les ralentir.
Satia resta silencieuse, incapable de réfuter la justesse de ses arguments.
–Ne croyez pas que j’ai pris cette décision de gaieté de cœur, reprit Aioros. Il est mon frère. Et celui qui me succèdera tant que je n’ai pas d’héritier.
Le commandant des Veilleurs approuva.
–Qui d’autre as-tu choisi ?
–Après Lucas ? Alya. Aïtor. Ton fils Loïc. Toi.
Erwan grimaça.
–J’aurais préféré que tu le tiennes éloigné de tout ça…
–La Seycam a été décimée, mes choix sont restreints, rappela Aioros.
–Oréa ne devrait plus tarder, intervint le Pisteur de Vénéré. Je pense que nous pourrons partir à l’aube, si cela vous convient.
–Ce sera parfait, répondit poliment Aioros. Une nuit supplémentaire de repos ne sera pas de trop au vu de ce qui nous attend à Valyar !
Profitant du calme, il porta la main dans son dos pour en retirer une plume.
–Qu’est-ce que vous faites ? s’étonna Sanae.
–J’envoie un message, répondit le jeune Djicam en fouillant sa bourse de ceinture à la recherche d’un morceau de parchemin. Les récents évènements m’obligent à prendre certaines décisions.
Aioros aiguisa sa plume de deux coups secs avec sa dague.
–Vous avez besoin de prévoir la succession si loin ? interrogea Laria, curieuse.
–C’est la règle sur Massilia, oui. Il y a toujours cinq successeurs désignés devant témoins, pour éviter les mauvaises surprises.
–D’où ce message ?
Le Massilien s’agita, et Erwan étouffa un rire.
–Pas vraiment, marmonna Aioros.
–C’est qu’il rougit ! sourit l’Atlante. Allez, dis-nous tout !
–Les affaires de la Seycam massilienne ne vous concernent pas, rétorqua-t-il en tentant vainement de reprendre contenance.
–Je suis sûre que Sanae te prêtera un peu d’encre en échange de quelques confidences…
–Inutile.
Le Massilien entailla son avant-bras et trempa sa plume dans le sang qui sourdait de la blessure avant de tracer rapidement quelques mots sur le parchemin.
Laria siffla d’admiration.
–Pratique.
–N’est-ce pas ?
Aioros roula le minuscule morceau de papier avant de le nouer précautionneusement sur la patte de Saeros.
Tu sauras la trouver ?
Bien sûr. Tu me prends pour un pigeon ? s’indigna le faucon nain.
Retrouve-moi sur Valyar dès que tu peux emprunter une Porte. Sois prudent.
Le Compagnon s’envola, et tous le suivirent du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon.
–Puis-je vous poser une question ? hasarda la Durckma en direction d’Erwan.
Un mince sourire étira les lèvres du Veilleur.
–Je me demandais quand vous y viendriez.
–Aioros a dit que vous n’étiez pas des tueurs, mais… vous êtes Massiliens. N’êtes-vous pas une obscure branche des Mecers ? Pourquoi Lucas a-t-il eu une attitude… si peu courtoise ? Je veux dire, ce n’est pas son genre d’être ainsi impoli…
Elle se mordit les lèvres, mal à l’aise.
L’oncle et le neveu échangèrent un regard. Finalement, Aioros soupira.
–Vous êtes observatrice, Durckma, et pourtant… quelque chose vous a échappé. Un détail, pour n’importe quel citoyen de la Fédération ; un détail capital, pour un Massilien.
Le jeune Envoyé, qui, curieux, s’était rapproché, observa plus longuement les Veilleurs, avant de sursauter.
–Vous ne portez pas d’épée ! murmura-t-il soudainement, stupéfait.
–Inhabituel, en effet, réfléchit la Durckma.
Elle fouillait ses souvenirs, mais même durant son long séjour sur Massilia, elle ne se rappelait d’aucun Massilien non armé. Avec leurs prétextes à dueller, tous possédaient une épée. Au minimum.
D’un geste, le Messager invita son oncle à répondre.
–Les Veilleurs protègent, commença-t-il doucement. Nous ne tuons pas. C’est la raison essentielle pour laquelle nous ne sommes pas armés.
–Quelle est l’autre raison ? s’enquit Laria à qui la nuance n’avait pas échappée.
–Nous n’avons pas besoin de l’aide de l’acier pour mettre un adversaire hors-combat, quel qu’il soit, répondit le commandant d’une voix sereine.
Stupéfaite, la jeune atlante ouvrit et referma plusieurs fois la bouche en vain.
–Mais… vraiment ? Même contre des Mecers ? Des Maagoïs ?
–Oui. Ils sont nombreux à avoir appris, à leurs dépens, qu’être non-armé ne signifiait pas être faible. Même si les Massiliens ne conçoivent pas de vivre sans une arme à leur côté. D’où leur mépris à notre égard.
–Je n’ai pas souvenir d’avoir croisé des Veilleurs lors de mon séjour sur Massilia, dit Satia.
–Nous sommes peu, à peine plus de deux cents.
–Et quelle est votre fonction exacte ? demanda-t-elle, dévorée par la curiosité.
Satia était ravie d’enfin trouver quelqu’un capable de comprendre ses principes. Elle était bien décidée à accumuler un maximum d’informations ; ensuite elle pourrait peut-être convaincre Lucas qu’il existait une autre solution que passer ses ennemis au fil de l’épée.
–Notre rôle est d’identifier les problèmes rencontrés par le Royaume, de les résoudre ou d’en référer aux autorités compétentes. Dans la pratique, nous travaillons en étroite collaboration avec le cabinet du Djicam.
–J’imagine que vous êtes directement sous ses ordres, alors.
Le Veilleur acquiesça.
–C’est exact. Nous n’avons pas de rang, comme il en existe chez les Mecers. Les Veilleurs sont tous égaux, et ne défèrent qu’à leur commandant – moi, en l’occurrence. En général, un groupe de Veilleur est attribué à un secteur du Royaume. En cas de problème plus important, plusieurs groupes peuvent se rejoindre.
La jeune atlante considéra pensivement les Veilleurs tout en caressant ses dagues.
–J’aurais bien aimé voir une démonstration de votre « talent », murmura-t-elle. J’ai du mal à y croire.
Erwan la considéra avec tristesse. La jeunesse ne trouvait souvent que la violence pour résoudre ses problèmes, alors qu’il existait tant d’autres alternatives. Il y avait longtemps maintenant que le commandant des Veilleurs avait compris cette leçon.
–Aioros ?
–Pardon ? s’étrangla le principal intéressé en posant brusquement sa tasse sur le sol de pierre. Il n’y a pas assez de place ici, de toute façon.
–Un Mecer qui refuse le combat ? Du jamais vu, sourit son oncle.
Le Messager se renfrogna.
–Appeler cette farce un combat ?
Le Veilleur se leva.
–Allez, viens. Cela ne prendra pas longtemps.
Fataliste, le jeune Djicam alla se camper à l’entrée de la grotte, dégaina son épée et se mit en garde.
–Je suis prêt, dit-il en affermissant sa prise.
Il verrouilla son regard sur le Veilleur, cherchant un indice quelconque qui lui permettrait d’anticiper une attaque. Ses pieds, ses bras, ses ailes, son visage ne laissaient transparaitre aucun indice. Ils se tinrent là, immobiles dans le vent glacial qui s’enroulait en rafales autour d’eux, pendant de longues secondes, sous le regard avide des jeunes gens restés à l’abri.
–Attaque, l’invita gentiment Erwan.
Aioros inspira profondément, marmonna quelque chose qui ressemblait à une prière à Eraïm, et s’élança sur son oncle, décidé à le traiter comme n’importe quel adversaire.
Il ne le perçut même pas se déplacer ; un instant il était devant lui, l’autre il saisissait son poignet avec délicatesse tout en s’effaçant sur le côté. Aioros ouvrit les doigts malgré lui, laissant échapper son arme dans la neige. Il tenta immédiatement de se dégager ; en pure perte. L’autre main du Veilleur s’arrêta à moins d’un centimètre de sa tempe.
–Et là, tu t’évanouis, fit calmement Erwan.
–Un jour je comprendrais comment vous faites ça, maugréa le jeune Djicam.
Erwan se contenta de sourire en lui tapotant l’épaule.
–Satisfaite, jeune Guerrière de Perles ?
–Ce pourrait être un coup de chance, marmonna-t-elle sans conviction. Un arrangement.
–Tu insinuerais que je l’ai laissé gagner ? s’exclama Aioros. Crois-tu que j’ai si peu d’honneur ?
–Bien sûr que non ! s’offusqua Laria. J’ai combattu à tes côtés contre les Maagoïs, je connais ta valeur.
–Alors ne mets pas ma parole en doute quand je t’assure que les Veilleurs sont les meilleurs combattants massiliens.
–Sois sans crainte, jeune Guerrière de Perles, intervint Erwan. Tu pourras en juger par toi-même demain matin, si tu le souhaites.
–Avec grand plaisir !
*****
L’aube les trouva emmitouflés dans leurs couvertures, deux Veilleurs fixant l’horizon à l’entrée de la grotte qui leur avait servi d’abri. Après plusieurs jours d’absence, le soleil semblait enfin décidé à se montrer.
Une main se posa sur l’épaule du Djicam.
–Aioros ? murmura son oncle. Nous avons un problème.
Le jeune homme ouvrit immédiatement les yeux.
–Que se passe-t-il ? répondit-il en se redressant.
–La Durckma a disparu.
Le Messager en resta sans voix quelques instants.
–Comment ça, disparue ?
–Aucun de mes hommes n’a remarqué quoi que ce soit. Il n’y a nulle trace dans la neige, et elle n’a pas pu quitter la grotte sans que l’un d’entre nous s’en aperçoive. C’est comme si elle s’était évaporée.
Aioros se pinça l’arête du nez en soupirant.
–Moi qui commençais à penser que nous allions vers le mieux… J’imagine que tu as déjà lancé tes hommes à sa recherche ?
Le commandant des Veilleurs acquiesça.
–Oui. Si elle est dans les environs, ils la trouveront.
–Bien. Je vais réveiller les autres. Pour l’instant, procédons comme prévu.
Le Veilleur inclina la tête avant de se saisir de la théière.
–Je vais préparer le thé.
Les jeunes gens déjeunèrent dans une ambiance morose. La disparition inexpliquée de la Durckma restait un mystère. Les trois Veilleurs étaient revenus bredouilles, et pour leur commandant, c’était le signe qu’elle n’était pas partie de sa propre volonté.
–Vous êtes certains que personne n’a pu s’introduire dans la grotte à notre insu ? finit par demander Laria.
–Avec deux Veilleurs qui montaient la garde ? Et nous tous à l’intérieur ? Impossible.
–Sa sacoche est toujours là, remarqua Sanae. Je doute qu’elle l’ait quittée volontairement, vu comment elle s’y est accrochée depuis notre départ de Mayar.
Le Messager fut surpris de la perspicacité de la petite Guérisseuse. Apparemment, il n’était pas le seul à l’avoir remarqué. Il doutait cependant que les autres sachent ce qu’elle contenait. Lui avait son idée sur le sujet…
Maintenant, la curiosité le disputait au respect. Avaient-ils le droit de fouiller ses affaires en quête d’un indice qui leur explique sa disparition soudaine ?
Tous les regards s’étaient tournés vers la besace, un sac en tissu plutôt informe au ventre rebondi. Quoi qu’il s’y trouve, le sac avait dû être difficile à fermer.
Un craquement les fit tous sursauter. Nul doute possible, le bruit provenait de la besace.
–Je pense qu’une action s’impose, dit Aioros. La Durckma n’est plus là, nous devons agir comme si elle avait été enlevée, ce qui est l’hypothèse la plus probable.
–Laisse-moi faire, intervint Erwan.
Les mâchoires serrées, le Djicam Aioros se rangea à l’avis de son oncle. Il n’aimait pas devoir se mettre en retrait, mais sa vie ne lui appartenait plus depuis qu’il se retrouvait à la tête de la Seycam massilienne.
Avec délicatesse, Erwan défit les sangles qui maintenaient la besace fermée, puis ouvrit le rabat et jura.
–Qu’y a-t-il ? demanda Laria, dévorée par la curiosité.
Le Veilleur étala sa cape sur le sol, près du feu couvert qu’il avait rallumé pour le thé, avant de plonger les mains dans le sac, les compagnons suspendus à ses gestes. Lentement, il déposa un objet oblong, aux reflets argent et écarlate, puis un deuxième vint le rejoindre, à la couleur améthyste veiné d’or.
Aioros retint son souffle comme ses suppositions s’avéraient exactes.
–Des œufs de phénix, si je ne m’abuse… n’est-ce pas, mon oncle ?
–Exact, confirma ce dernier. Un trésor inestimable au vu de la situation actuelle.
–Je croyais qu’ils étaient tous morts, intervint Itzal.
Aioros acquiesça.
–C’est le cas. Nos Compagnons nous l’ont confirmé. Aucun phénix n’est en vie actuellement. La Barrière n’existe plus.
–Et la Fédération est vulnérable, commenta sobrement Altaïr.
Les regards des deux jeunes Djicams se croisèrent. La situation leur imposait de rentrer sur Valyar d’urgence.
–Cela confirme que la Durckma n’est pas partie de son plein gré, dit le commandant des Veilleurs. Elle ne les aurait jamais laissés derrière elle.
–Et elle ne nous en avait jamais parlé jusqu’à présent, nota Laria avec une pointe de déception. Comme si elle ne pouvait nous faire confiance.
–A raison, tempéra Aioros. Ces œufs représentent notre seul espoir face à l’Empire des Neuf Mondes et son armada de croiseurs stellaires.
Le silence retomba sur les jeunes gens, avant qu’un autre craquement ne se fasse entendre. L’un des œufs parut remuer.
–Regardez ! fit Sanae en pointant l’œuf gris du doigt.
La coquille s’était fendue sur la longueur. Dans un nouveau craquement, d’autres craquelures apparurent. Ils commençaient maintenant à entendre distinctement les coups de bec portés par l’oisillon. Un cri étouffé de frustration leur parvint, et tout bruit cessa. Une lumière jaune-orangé apparut alors au travers des quelques fissures présentes sur la coquille ; la lumière s’intensifia, obligeant les jeunes gens à se couvrir les yeux. L’œuf rougeoya jusqu’à exploser, envoyant des morceaux de coquilles dans toutes les directions.
Quand ils purent enfin regarder sans être éblouis, un jeune oiseau se tenait là. Ses plumes rouges étaient encore humides, son regard contrarié d’être ainsi vu à son désavantage.
À ses côtés, l’autre œuf vacillait doucement à son tour tandis que des craquelures apparaissaient également à sa surface.
Avec ténacité, le deuxième oiseau frappait de son bec la solide coquille, cherchant les lignes de faiblesse qui apparaissaient à chaque nouvelle fissure. Après plusieurs minutes d’efforts intenses, un morceau de la coquille finit par sauter, suivi d’un autre. Lentement, surveillant les alentours, le deuxième oiseau émergea des débris de sa coquille, et vint frotter sa tête contre le cou du premier en un geste plein de tendresse. L’oiseau évalua son plumage ; les plumes humides et en bataille ne semblaient pas correspondre à ses attentes.
Il s’enflamma brusquement, faisant sursauter les jeunes gens qui n’avaient osé esquisser le moindre geste ni la moindre parole, puis les flammes disparurent aussi soudainement qu’elles étaient apparues, et l’oiseau contempla avec satisfaction son plumage désormais sec et impeccable.
L’attention des deux phénix se reporta sur les humains rassemblés.
Merci d’avoir veillé sur nous, dit l’un deux après un moment. Le temps nous manque. Qu’Eraïm vous protège.
Le Messager Aioros fut le premier à se reprendre.
Qu’en est-il de la Durckma ?
Le deuxième oiseau, une présence incontestablement féminine, effleura son esprit avec douceur.
Elle est en vie. Son sort ne dépend plus de vous. Rejoignez Valyar au plus vite, fit-elle avant de prendre son envol.
Le phénix restant secoua ses plumes.
La Barrière tiendra. Le reste ne dépend que de vous.
Le départ du dernier phénix leva le voile d’immobilité qui s’était abattu sur eux. Erwan, le commandant des Veilleurs, se tourna vers son Djicam.
–Que fait-on ?
Le Messager se leva et épousseta machinalement son uniforme qui avait connu des jours meilleurs.
–Il est plus que temps de nous rendre à Valyar. Altaïr ?
–Oréa est là, confirma le jeune Pisteur.
Ils se regroupèrent à l’entrée de la grotte, où la licorne les attendait. Sa blancheur se confondait avec celle de la neige dans laquelle ses sabots ne s’enfonçaient pas.
Je suis tributaire des bosquets et des bois, précisa-t-elle. Concentrez-vous précisément, cette fois.
Le Vénérian relaya sa question.
–Serait-il possible d’arriver en lisière de la forêt de Farion ? Elle est proche du Sud de la capitale, et quelques heures de trajet nous permettront d’avoir quelques nouvelles récentes de première main.
Altaïr acquiesça. La licorne les enveloppa dans une lumière éblouissante, et ils disparurent.
*****
Les neuf jeunes gens réapparurent en bordure des bois. Le Messager vérifia qu’il était entier avant de soupirer de soulagement. Il ne se ferait jamais à ce moyen de transport, qui bien que rapide, était extrêmement déstabilisant.
Non loin de lui, le Pisteur était aux petits soins avec Oréa. La licorne semblait épuisée par l’effort, et Aioros eut un pincement au cœur. Si leur situation n’avait pas été aussi désespérée, ils auraient pu pousser jusqu’à la Porte et espérer un passage. Mais ils auraient ainsi perdu un avantage considérable…
Les Veilleurs étaient sur le qui-vive, et le Mecer hésita sur la conduite à tenir. Devait-il leur ordonner de les accompagner jusqu’au Palais ?
Oui, décida Saeros pour lui. Tu vas avoir besoin de toute l’aide disponible. Le Souverain est mort.
Son sang se glaça dans ses veines. Ainsi, tout avait commencé. La disparition de Satia devenait un problème de premier plan.
Fais confiance à Lucas pour la ramener. Tout dépend de lui désormais.
Où sont-ils ? Pourquoi ne veux-tu pas me le dire ? rétorqua-t-il comme la frustration s’emparait de lui.
Ils sont dans l’Empire, hors de ta portée. Il n’y a rien que tu puisses faire.
*****
Annotations
Versions