Chapitre 65

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Valyar, Sagitta, Douzième Royaume.

Aioros descendit au pas de course les étages de la Tour, Itzal sur les talons. Le jeune Envoyé lui avait transmis un message d’Altaïr, l’invitant à le rejoindre.

Après s’être annoncé, Aioros salua son confrère, puis remarqua avec surprise qu’ils n’étaient pas seuls dans le salon de réception. Sanae se trouvait là, aux côtés de la Djicam Zalma de Soctoris ; elle arborait une perle noire sur sa mèche rouge, la désignant comme Guérisseuse Novice, et semblait ravie. Plus surprenant, le Djicam Rodrig sey Llante d’Atlantis était présent. Comme toujours, le représentant d’Atlantis était vêtu d’un simple pagne d’un jaune pâle, qui faisait ressortir le bleu-vert de ses écailles scintillantes. Derrière lui, Laria le salua d’un clin d’œil.

–Maintenant qu’il est enfin arrivé, peut-être daignerez-vous m’expliquer ce que nous faisons ici ? maugréa Rodrig.

Altaïr soupira.

–Désolé, Aioros. Laria nous a croisés en chemin et a pensé que son Royaume pourrait se joindre à nous.

–Une bonne idée, décida le Massilien.

–Vous aviez raison, Aioros, déclara posément Zalma. Dionéris a en effet été empoisonné.

–Quoi ? Et vous comptiez cacher une information d’une telle importance à l’Assemblée ? s’enflamma Rodrig.

–Non. Nous voulions des certitudes. Soctoris n’a pas pour habitude de travailler avec le neuvième Royaume, donc j’ai demandé à Altaïr de nous organiser une petite réunion pour ne pas éveiller de soupçons.

–Ingénieux. Vous savez vous entourer, Aioros, reconnut Rodrig. J’ai eu beaucoup de difficultés à obtenir quoi que ce soit de ma nièce.

La Guerrière de Perles rougit et Aioros esquissa un sourire.

–Revenons au sujet, voulez-vous ? intervint Zalma. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

–Je vous écoute, répondit poliment Aioros.

–Les résidus de ce poison étaient très faibles, très difficiles à percevoir. Nous étions passés à côté, car nous n’étions pas à l’affût de ce type d’agent. Sanae a remarqué sa présence parce qu’elle est très attentive dans ses observations. Ce poison est si rare qu’aucun de nous n’y a pensé. Dionéris présentait tous les symptômes d’une simple complication de rhume.

–Quelles sont les spécificités de ce poison ? demanda Rodrig, sourcils froncés. Comment a-t-il pu passer la barrière de la sécurité du Palais ? Tous les plats sont vérifiés.

–Il n’a pas été pas détecté parce qu’il ne provient pas de la Fédération des Douze Royaumes, révéla Zalma.

Aioros jura et ses confrères se rembrunirent.

–Le circuit de contrebande impérial… je pensais qu’il avait été démantelé, fit Altaïr, songeur.

–Mon père y avait veillé, confirma Aioros, soucieux.

–La contrebande trouve toujours un chemin, intervint Laria en jouant avec ses dagues. Si nous avons des espions chez eux, ils en ont aussi chez nous. Soyons honnêtes.

–Ce poison est rare au sein même de l’Empire, signala Zalma. Seul quelqu’un du cercle proche de l’Empereur a pu se le procurer.

–Non content de nous envoyer ses troupes, tu veux dire que l’Empereur nous a aussi manipulés de l’intérieur ? s’exclama Rodrig, incrédule.

L’air sombre, Aioros songeait que tout devenait plus complexe. L’Empire devait avoir un homme au sein même du Palais. Voire de l’Assemblée. La simple pensée le fit frémir. En tant que Massilien, sa loyauté envers la Fédération des Douze Royaumes était inébranlable. Qui avait cherché à trahir ainsi la Fédération ? Dans quel but ?

–Je suis persuadée qu’il a quelqu’un au Palais, oui, affirma Zalma sans se démonter. Plusieurs guérisseurs ont connu des morts inattendues, ces derniers mois. J’ai moi-même été victime d’une tentative.

–Pourquoi ne pas en avoir parlé ? s’étonna Aioros. La Garde du Phénix aurait ouvert une enquête, au minimum. Nous aurions pu mettre des Mecers sur l’affaire au besoin. La sécurité du Palais est notre priorité !

–La méfiance nous a nui, reconnut Zalma. Comme à vous. Nous avons refusé de dévoiler cette faiblesse. Je sais qu’Ivan a seulement voulu mettre la Durckma en lieu sûr. Cela lui a coûté la vie.

–Celle de ma famille aussi, commenta sombrement Altaïr. Qui tire les ficelles dans l’ombre ? Mickaëla ne peut agir seule.

Rodrig et Zalma sursautèrent de concert, Aioros se mordit les lèvres.

–Alors c’est elle, que vous soupçonnez, énonça lentement Zalma. Je ne m’en serai jamais douté.

–Si je ne l’avais pas vue de mes propres yeux je douterai aussi, déclara Aioros.

–Vous n’avez donc aucune preuve ? demanda Rodrig.

–Aucune recevable par l’Assemblée, répondit Altaïr tandis qu’Aioros hochait la tête.

–Ca se tient, pourtant, dit pensivement Zalma à la surprise de ses confrères. Elle passe beaucoup de temps à discuter auprès des Seyhids, elle a de l’influence et une bonne image. Mayar doit être le seul Royaume capable de s’allier à tous les autres. Et les Portes sont sous son contrôle… ce qui constitue un bon réseau d’espionnage.

–Mais pourquoi faire le jeu de l’Empire ? Qu’a-t-elle à y gagner ? interrogea Rodrig.

–J’aimerai bien le savoir, marmonna Aioros.

–Elle semble avoir trouvé en Damien quelqu’un de plus influençable que la Durckma Satia… je ne vois pas d’autre raison à la proposition de sa nomination, songea Zalma. Ne pourriez-vous nous en dire plus ?

Aioros croisa le regard d’Altaïr, qui acquiesça. Le Massilien répugnait pourtant à dévoiler ses informations.

Tu dois apprendre à faire confiance, Aioros. Pour le meilleur ou le pire.

–La Durckma est en vie, lâcha-t-il enfin.

–Elle se cache, alors ? s’étonna Zalma. Ce n’est pas son genre.

–Non. Elle a été enlevée et se trouve quelque part dans l’Empire.

Rodrig jura.

–Alors c’est terminé. Nous sommes totalement à leur merci.

–La Durckma ne nous livrera jamais à l’Empire, intervint Altaïr avec ferveur.

–Mais sans notre Barrière, comment lutter ?

Aioros ravala sa salive, pesa sa décision.

–Elle est liée à un phénix.

Zalma pâlit.

–C’est sans précédent dans l’histoire de la Fédération des Douze Royaumes…

–Dionéris savait-il ? demanda Rodrig, tout aussi stupéfait.

–Je ne pense pas. C’est tout récent.

–Son intuition a quand même été admirable. Elle doit revenir au plus vite. Si elle tient toutes ses promesses, elle sera une Souveraine remarquable.

–Et vous préféreriez éviter que la Djicam de Mayar ait connaissance de tout ceci, n’est-ce pas ? énonça Zalma.

–Je le pense. Croyez-vous que j’ai tort ?

Zalma échangea un regard avec Rodrig avant de répondre.

–Vous attendez qu’elle commette une erreur. Qu’elle nous vende à l’Empire. Qui ne ferait pas de même, sachant la Barrière détruite ?

–Même sans Barrière, nous pouvons résister. Félénor l’avait fait.

–Mayar dirigeait la Fédération il n’y a pas si longtemps, commenta pensivement Rodrig. Mickaëla sait très bien qu’il s’écoulera de nombreuses générations avant d’en reprendre la direction. Peut-être pensait-elle utiliser Damien comme un pantin pour diriger dans l’ombre.

Altaïr acquiesça.

–Et apparaitre en sauveuse face à l’Empire.

–Ca, j’aurais bien aimé savoir comment, se rembrunit Zalma. Nos espoirs reposent donc sur un retour rapide de la Durckma ?

–Seule contre tout l’Empire… elle n’a aucune chance.

–Elle n’est pas seule, sourit Aioros.

*****

Arian, Huitième Monde, Demeure du Seigneur Evan à S’Arian.

Lucas se sentait étrangement oisif. Il n’avait pas l’habitude de tourner en rond sans rien faire. Surtout, il brûlait d’avoir des nouvelles de ses compagnons. Maintenant qu’il était sorti des arènes, que son futur immédiat paraissait assuré, il avait besoin de réponses.

Et de s’assurer du sort de Satia. Comment pouvait-elle avoir échappé à la perception des phénix ?

Aioros est au Palais, sur Sagitta, l’informa Iskor. Avec Itzal, Laria, Altaïr et Sanae.

Quelle est la situation là-bas ?

Le Souverain est mort. Son fils Damien a été nommé de façon temporaire.

Lucas ravala un juron.

Il faut la ramener. Cet incapable n’a rien à faire à ce poste. N’as-tu vraiment aucune idée d’où elle est ?

Difficile à dire. Dans l’Empire, c’est une certitude. Impossible de la localiser avec précision. D’après Séliak, elle est aux mains de l’Arköm Samuel, Grand Prêtre d’Orssanc.

Je croyais que seul l’Empereur Dvorking en avait après elle ?

L’Empereur a été affaibli ; quand il apprendra que l’Arköm l’a doublé, nul doute qu’il prendra les mesures nécessaires. Mais pour le moment, il n’est au courant de rien.

Que puis-je faire ? Je ne peux pas rester ici alors qu’elle a besoin de moi !

Tu dois apprendre où elle se trouve. La forteresse de l’Arkom est protégée. Il est bien plus redoutable que nous le pensions.

Le crissement des graviers lui fit relever les yeux. Sital s’approchait. Le jeune Messager se sentait étrangement mal à l’aise en sa présence. Le silence s’étirait, devenait inconfortable.

–Mes condoléances pour ta famille, dit enfin Sital. J’ai pu me tenir un peu au courant via le Wild, même si j’évite en général de demander des nouvelles. Cela reste… douloureux.

–Merci, répondit poliment Lucas.

Il savait qu’il aurait dû ressentir davantage qu’un grand vide, mais il savait aussi qu’il n’avait pas encore réalisé que son père était mort. La mort de Lika l’avait totalement coupé du reste du monde. Et il ne pouvait permettre à sa tristesse de venir l’envahir maintenant alors qu’il avait une mission à mener.

C’est grâce à lui si tu es là aujourd’hui. Ne l’oublie pas.

–Tu es là depuis longtemps ? reprit Lucas.

–Cela fera trois ans bientôt. À la bataille d’Orein sur Niléa. Je suis chez le Seigneur Evan depuis une douzaine de jours. C’est un bon maitre, et la vie ici est agréable, contrairement à … avant.

Sital frissonna au seul souvenir.

Sérieusement, tu n’avais rien de mieux ?

J’essaie, maugréa Lucas.

–Je ne crois pas avoir vu ton Compagnon ?

–Il est resté aux mains du Seigneur Gelmir. C’est le Seigneur du Deuxième Monde, celui qui dirige l’ensemble des esclavagistes. Tout son pouvoir réside dans la traite et la … formation, des esclaves. Un homme terrible, frémit-il. Il garde reclus les Compagnons pour s’assurer de notre loyauté à son égard. Je te rassure, ceci dit. Les esclaves Massiliens sont rares… et les Mecers, plus encore.

–Je peux le comprendre. Ce n’est pas dans notre nature de renier notre liberté.

–Non. Je sais que j’aurais dû… enfin, que je n’aurais pas dû finir ainsi. J’étais blessé, et Iléor aussi. Leurs méthodes sont simples, mais cruelles. J’ai voulu me raccrocher à un fol espoir. Et j’ai ainsi décidé de survivre, à n’importe quel prix.

–Celui de ta liberté et de ton honneur.

–Oui.

Sital finit par détourner le regard.

–Ce n’était peut-être pas le meilleur choix, mais ce fut le mien. Je n’ai pas voulu qu’Iléor souffre par ma faute.

Lucas garda le silence.

À quoi penses-tu donc ? fit Iskor en s’immisçant dans son esprit. Ne me dis pas que tu songes à ça…

Et pourquoi pas ?

Ce n’est pas ta mission.

Si je ne le fais pas moi, qui le fera ?

–Tu crois que ton seigneur pourrait nous déposer là-bas ?

Sital ouvrit des yeux ronds comme il comprenait où il voulait en venir.

–Tu n’y arriveras jamais !

–Je dois tuer le Commandeur et secourir ma Souveraine. Pourquoi ne pas faire un petit détour au passage ?

Tu irais sauver des Compagnons sachant que cela met ta mission première ici en péril ?

Oui. C’est de la torture. C’est pire que de l’esclavage.

Très bien, fit Iskor après un silence. J’en suis.

Je croyais que tu souhaitais dissimuler ta présence ?

J’ai changé d’avis. Nous sommes des symboles, Lucas. Si nous nous cachons, nous ne servons à rien.

En t’exposant tu risques de mourir.

Je le sais. Tu le sais aussi. Cela ne t’empêche pas d’agir. Je ne veux plus me cacher.

–Tu fais honneur à la Seycam, finit par dire Sital, qui avait vu dans l’immobilité de son confrère se jouer une discussion qu’il savait capitale. Le Seigneur Evan n’est pas chez lui à cette heure ; tu voudrais bien refaire une série avec moi ? Je crains d’être rouillé.

–J’en doute, fit Lucas en esquissant un sourire. Ta présence à mes côtés était apaisante, tout à l’heure.

Sital le guida vers un endroit dégagé du domaine. Ils se placèrent en miroir, les pieds légèrement écartés, les bras dans une garde de départ. Leurs regards se croisèrent puis se verrouillèrent ; lentement, les bras se déplacèrent comme le reste du corps. Un semblant d’attaque pour un semblant de parade ; une avancé pour un recul ; ils se déplaçaient doucement, souplement ; ils esquivaient et avançaient tour à tour. Leurs gestes savamment chorégraphiés esquissaient les pas d’une danse complexe dont ils connaissaient tous les secrets, avec une grâce mortelle et efficace.

Ils terminèrent, se replacèrent, respirèrent, se recentrèrent, avant de s’incliner en signe de respect, un sourire partagé sur les lèvres.

–Cela m’avait manqué. Merci, vraiment.

Ils s’aperçurent que plusieurs personnes s’étaient rapprochées ; perdus dans leur synchronisation et leur concentration, ils n’avaient même pas fait attention. Un comble, pour des Messagers.

Vous les avez impressionnés, je crois, dit doucement Iskor.

Tant mieux. Qu’ils ne me sous-estiment pas.

Le capitaine Ishty se détacha du groupe des observateurs.

–C’est bien joli votre danse, mais j’ai vu Sital à l’œuvre avec une épée. J’ai du mal à croire que tu puisses être plus efficace que lui.

–Je sais, soupira Lucas. Je suis trop jeune, hein ? Quelle preuve voulez-vous ?

–Le Commandeur n’est pas une cible facile. Je te trouve bien sûr de toi, quand tu te dis être capable de le vaincre. Il a survécu à de nombreuses tentatives d’assassinats.

–Je n’ai jamais dit que ce serait facile, nuança Lucas. Je paierai le prix qu’il faudra.

–Ta détermination est tout à ton honneur, approuva Ishty. Je doute fort qu’elle soit suffisante.

–Mettez-moi à l’épreuve, rétorqua Lucas en croisant les bras. J’ai tué son drai’kanter dans les arènes.

Tu sembles avoir oublié que tu en as réchappé de justesse, glissa Iskor.

Il n’a pas besoin de connaitre les détails, non ?

Ishty le scruta, circonspect.

–Très bien. Affronte Sital, alors.

Lucas s’assombrit.

–Hors de question que je tue encore un confrère pour votre plaisir.

Le capitaine haussa les sourcils.

–Pourquoi le tuer ? Nous ne gaspillons pas les esclaves, ici. Suivez-moi.

Ishty les emmena vers l’armurerie. La pièce était vaste, et Lucas apprécia en connaisseur la diversité des armes proposées. Le capitaine leur proposa une épée et les trois hommes se retrouvèrent sur le terrain d’entrainement tout proche.

Lucas retint un soupir avant de se placer en garde dans le cercle de terre battue, bientôt rejoint par Sital.

Je ressens comme une certaine lassitude.

De me battre ? Peut-être. De toujours devoir prouver ce que je suis ? Oui.

Reste concentré. Convaincs Ishty et tu convaincras Evan.

Lucas détailla la position de son vis-à-vis et discerna immédiatement les points faibles de sa posture. Trois ans qu’il était esclave dans l’Empire, avait-il dit. Il n’avait pas tout perdu, mais il n’avait pas dû combattre souvent pour perdre ainsi les détails qui faisaient toute la force de l’élite massilienne.

Après son salut réglementaire, Lucas ne perdit pas de temps en vaines tergiversations. Il avança d’un pas, sa lame venant au contact de celle de Sital pour lui transmettre toutes les informations dont il avait besoin. L’acier cliqueta un bref instant, puis l’épée de Sital s’envola pour retomber quelques mètres plus loin.

Sital jura et Lucas recula d’un pas tandis que son adversaire récupérait sa lame.

Il fallut une dizaine de passes avant que le capitaine Ishty déclare la séance levée.

–Tu as peut-être une chance, concéda-t-il. Mais le Commandeur est bien plus qu’un simple esclave, et il s’entraine durement chaque jour.

–Je suis bien placé pour le savoir, rétorqua Lucas sans se démonter. Vous semblez ne pas comprendre l’essentiel. Je ne cherche pas à affronter le Commandeur Eric pour la gloire. C’est le devoir qui me guide, l’honneur qui me lie à la Seycam.

–Tu as peut-être raison. Il en faudra davantage pour convaincre le Seigneur Evan.

Un objet vibra à son poignet.

–Le Seigneur Evan est de retour. Plus tôt que prévu, j’espère qu’il ne s’agit pas d’une mauvaise nouvelle.

–Lucas aurait une proposition à lui faire, intervint Sital.

–Je souhaite libérer les Compagnons, annonça celui-ci, espérant se faire un allié du capitaine.

Le regard du capitaine passa d’un esclave à l’autre.

–Vous êtes en train de me dire que vous comptez vous attaquer directement au Seigneur Gelmir d’Anwa ? À deux ?

–Seul s’il le faut, confirma Lucas. Avec Sital s’il le souhaite. Dans tous les cas, avec un allié de poids.

Ishty resta silencieux un moment.

–C’est une pure folie, dit-il enfin. Néanmoins cela pourrait servir les intérêts du Seigneur Evan. Et être une preuve du talent dont tu dis disposer.

*****

–Vous voulez QUOI ?

Sital se recroquevilla par réflexe mais Lucas resta impassible face au seigneur des lieux.

Evan les dévisagea tour à tour. Qu’est-ce qu’il lui avait pris de traiter ainsi directement avec ses esclaves ? Jamais plus de Massilien, jamais plus d’esclave issu de la Fédération, jamais, se martela-t-il.

–Je peux m’y rendre seul, si vous ne souhaitez pas être impliqué. Mais dans ce cas, j’exigerai d’être libéré de ce collier avant.

Le seigneur du Huitième Monde arqua un sourcil. Un esclave, qui exigeait ?

Tu pourrais parfois te montrer un peu plus diplomate.

C’est de ton fait si je suis esclave ici, je te rappelle.

Ma faute ? Je t’ai sauvé la vie !

Nous aurions pu arriver dans l’Empire grâce à ta téléportation.

Et seul tu aurais affronté l’ensemble des armées de l’Empire ? se moqua Iskor. Ce statut d’esclave te permet justement d’être libre de tes mouvements.

Je déteste quand tu as raison, marmonna Lucas, agacé.

La porte du bureau du seigneur des lieux s’ouvrit alors à la volée.

–Evan ! s’écria une jeune femme en se jetant à son cou. Il faut absolument…

Elle s’arrêta net et promena son regard céruléen sur les hommes rassemblés dans la pièce exiguë. Vêtue de soieries d’un orange pâle qui miroitaient à chacun de ses mouvements, un saphir monté sur une fine chaine d’or ornait son front, et ses cheveux roux s’écroulaient sur ses épaules en boucles savamment arrangées.

–Que font ces esclaves ici ?

–Ma douce Ireth, j’en discutais justement avec Ishty, improvisa Evan en l’embrassant sur le front. Tu voulais me parler ?

Elle recula d’un pas et croisa les bras, boudeuse.

–Tu ne te souviens donc pas ?

Evan fouilla sa mémoire. Son anniversaire ? Non, il avait eu lieu le mois passé. Leur anniversaire de mariage ? Trop récent pour une année… et non, ce n’était pas le bon jour de toute façon. Une invitation à une réception quelconque ? Ça, c’était possible…

–Tu manques de robes ? s’inquiéta-t-il.

Son expression ne fit que se renfrogner davantage. Raté. Rien d’autre ne lui venait pourtant à l’esprit. Il sentit son capitaine glisser un papier chiffonné dans sa main. Il se détourna pour le lire à son insu, et son regard s’éclaira. Il adressa un remerciement muet à son homme de confiance avant de se retourner vers son épouse.

–Nous devions aller rendre visite à ta famille sur Anwa.

–Tu as mis le temps ! lui reprocha-t-elle en pointant un doigt accusateur sur sa poitrine. Mes bagages sont prêts. Nous partons maintenant. Kélix est prêt à décoller.

–Quoi ? fit Evan en palissant. Mais…

–Pas de mais ! Je ne veux pas de protestation.

–Je ne peux pas laisser mon domaine comme ça, voyons ! Un déplacement pareil se prépare.

–Cela fait des JOURS que nous en parlons, Evan, répondit-elle, glaciale. Et depuis quand a-t-on deux esclaves ailés ?

–Je n’ai pas trouvé de blanchisseuse au marché, fut la seule réponse qu’il put trouver.

Elle haussa un sourcil parfaitement dessiné.

–Tu te moques de moi ?

–Son propriétaire précédent n’avait aucune idée de sa valeur. J’ai fait une très bonne affaire, lui assura-t-il. Sital aura un compagnon, tu sais très bien que certains esclaves dépérissent quand ils sont seuls, et je ne voudrais pas offenser ton père en perdant bêtement un esclave de cette valeur…

Ireth considéra un instant les deux esclaves, qui, têtes baissées, attendaient patiemment son verdict. Elle s’adoucit.

–Tu as eu raison. Cela fera plus joli quand ils voltigeront dans le ciel. Tu leur feras préparer un spectacle, dis ? Au soleil couchant, au-dessus de la piscine. Avec d’autres esclaves qui assureront l’ambiance musicale. Qu’en dis-tu ?

–Tout ce qu’il te plaira, ma tigresse, susurra Evan. Mais je croyais que tu étais pressée ?

Il lui présenta son bras, et Ireth posa délicatement la main sur son poignet.

–Tu es splendide aujourd’hui, murmura Evan à son oreille.

Ses joues rosirent sous le compliment, et elle retourna son attention sur le capitaine.

–Ishty, fais-les embarquer. Ils feront une escorte parfaite, ma mère en crèvera de jalousie.

Le garde s’inclina.

–À vos ordres, ma dame.

Quand ils eurent quitté la pièce, il s’adressa aux deux esclaves, un sourire aux lèvres.

–Eh bien, voilà qui règle votre entrée sur Anwa.

Quelle femme méprisante, commenta Iskor.

Le Seigneur Evan semble pourtant entiché d’elle.

Fou amoureux, oui. Seul l’amour permet de telles folies.

Je ne te le fais pas dire, marmonna Lucas.

Iskor gloussa.

*****

Forteresse du Désert Sec, Domaine du Seigneur Gelmir, Anwa, Deuxième Monde.

Le soleil venait de débuter sa course, et pourtant, l’air était déjà chargé d’une chaleur sans pareille, étouffant malgré l’heure matinale.

Ils étaient arrivés la veille au soir ; Lucas avait immédiatement perçu la peur qui avait saisi Sital qui revenait sur les lieux de son asservissement premier. Ils étaient restés prosternés au sol de longues heures tandis que leurs Seigneurs papotaient avec entrain. Lucas avait constaté la différence entre les maisonnées des deux Seigneurs ; Gelmir était craint, entouré d’esclaves au regard apeuré, rivé sur leurs pieds, prêts à satisfaire ses moindres désirs. Le personnage était écoeurant au possible.

Lucas était suffisamment perspicace pour deviner qu’Evan était mal à l’aise devant cet étalage. Sital était bien tombé ; le Seigneur Evan paraissait chercher des esclaves compétents et aptes à profiter d’une certaine forme de liberté.

A contrario, Gelmir et son épouse Lierine n’en laissaient aucune sorte à leurs esclaves. La moindre erreur était impitoyablement sanctionnée de quelques décharges. Plusieurs fois, le Messager avait serré les poings devant cet abus de pouvoir. Qu’il était difficile de se contraindre à l’inaction devant tant d’injustice !

Les deux ailés avaient reçu leur ordre de se retirer pour la nuit comme une bénédiction. Nulle intimité ici ; les esclaves du Seigneur Gelmir d’Anwa étaient logés dans un immense dortoir, où chacun défendait sa paillasse.

Lucas et Sital s’étaient éclipsés avant l’aube avec soulagement, prétextant une course de leur maitre. Incapables de mentir, ils seraient obligés de rejoindre le capitaine Ishty, qui avait dormi dans la navette qui les avait amenés.

Ils n’avaient que quelques heures ; il n’y avait pas de temps à perdre.

Les Compagnons n’avaient pu leur transmettre que des images de l’intérieur de leur lieu de confinement, des cages sordides dont ils ne sortaient que trop rarement.

Lucas se demanda un instant s’il n’avait pas vu trop grand. Certains étaient là depuis des mois, voire des années. Combien seraient encore capables de se déplacer seuls ? Combien mourraient dans cette entreprise folle ?

Tu fais le bon choix, le rassura Iskor. Je ne comprends pas pourquoi ils n’ont jamais communiqué sur leurs conditions de vie.

Parce que c’était humiliant ? Parce que personne ne pouvait venir les sauver ?

Nous aurions pu, commenta sobrement Iskor.

Et vous auriez crocheté les serrures avec vos becs ?

Toute serrure possède une clé, renifla Iskor. Et oui je suis capable de la déverrouiller avec.

L’endroit peut également être protégé contre la téléportation.

Certes, concéda le phénix.

Ou être un piège pour vous attirer et vous capturer ?

Capturer un phénix? Qu’ils essaient.

Ne me dis pas que c’est impossible. Vous éliminer était censé l’être.

Tu marques un point. Mais il a toujours été possible de nous tuer. Rare, difficile, demandant pas mal de chance, mais possible. C’était le sport préféré de l’Empereur Jorc, ne l’oublie pas. C’est grâce à Félénor que nous avons pu survivre jusqu’à vous. La Fédération est devenue notre sanctuaire. Tu ne le sais peut-être pas, mais nous ne pouvions pas ériger une Barrière n’importe où. Et la Barrière seule n’aurait pas suffi à nous protéger de l’Empire. Sital est en position, ajouta Iskor après une courte pause.

Alors allons-y.

Les deux Massiliens prirent leur envol. Dans le désert qu’était Anwa, il n’était pas facile de jouer avec les courants aériens. Les deux Messagers brassèrent l’air pour gagner de l’altitude. La tour se dressait, sombre et menaçante, isolée. Il ne leur faudrait que quelques minutes pour la rejoindre.

Les trois gardes de faction sur les remparts ne s’attendaient certainement pas à une attaque aérienne. Ils succombèrent avant d’avoir pu donner l’alerte, la mort venue des cieux s’abattant sur eux dans un tourbillon de plumes.

Comme Lucas l’avait supposé, l’endroit ne disposait que de peu de soldats. La principale protection de la tour était sa localisation dans un coin perdu. Le ravitaillement se faisait par dirigeable, et un puits était présent dans les sous-sols. Emprisonner les Compagnons dans un désert condamnait toute tentative d’évasion. Survivre sans eau et sans nourriture ? Impossible.

Les deux Mecers se fondirent dans les ombres des couloirs, et éliminèrent méthodiquement chaque garde en descendant.

Ils trouvèrent enfin la pièce ; une immense salle, remplie de cages de tailles diverses et variées ; une odeur atroce les prit à la gorge, celle des relents animaux et des excréments. L’endroit manquait totalement de la moindre hygiène. La plupart des animaux étaient non seulement enfermés, mais également enchainés ; certains pouvaient à peine bouger sous le poids de leurs fers.

Lucas sentit la colère l’envahir. Colère contre l’Empire, et colère contre la Fédération, qui abandonnait ses prisonniers sans aucun espoir. Jusque-là, il n’en avait pas vraiment eu conscience. Lors des combats, il s’agissait avant tout de survivre ou de mourir. Il avait toujours cru que les troupes de l’Empire achevaient les blessés, n’emportant que de rares prises de guerre. Comment avaient-ils réussi à mettre la main sur des Compagnons ? Des blessés qui n’avaient su fuir ? Ceux qui n’avaient pu se résoudre à abandonner leur Mecer ? Il se demandait si laisser un Compagnon derrière lui, sachant qu’il ne pourrait jamais le revoir, n’était pas en soi une torture encore plus grande.

Sital avait lâché son arme pour se précipiter vers une cage. À l’intérieur, un aigle des cimes. Lucas serra les poings. C’était une cage pour promener un perroquet, pas un rapace de sept kilogrammes ! Trois ans que Sital avait été capturé ; combien de fois avait-il pu déployer ses ailes approchant les deux mètres d’envergure ?

Partout où son regard se posait, il ne voyait que souffrance.

Libérons-les, proposa doucement Iskor.

Le Messager se saisit de sa dague, et entreprit de faire sauter chaque serrure sur son passage. Sa rage n’allait qu’augmentant. Un Empire qui cautionnait de telles abominations devait être détruit !

Calme-toi, intervint Iskor avec inquiétude. L’Empire n’est pas le seul à blâmer dans cette histoire. Nous nous sommes trop focalisés sur d’autres menaces. Nous en avons payé le prix. Il est temps d’aller de l’avant maintenant.

Lucas prit plusieurs courtes inspirations, se réfugiant dans un exercice pour calmer le flux désordonné de ses pensées. Agir sous l’impulsion de la colère n’était pas digne d’un Messager.

Merci, Iskor.

À ton service.

Il fit quelques pas pour rejoindre Sital, en pleurs, son oiseau niché dans ses bras. Il posa une main sur l’épaule de ce dernier.

–Ça va aller ?

–Oui, parvint à prononcer l’esclave entre deux sanglots. C’est seulement… Je suis à la fois tellement heureux de retrouver Iléor… tellement horrifié de découvrir ces terribles conditions de vie… Je m’en veux de ne pas avoir agi plus tôt. Si j’avais su…

Le Massilien se fit compatissant.

–Mais tu ne savais pas. Parce qu’ils ont vaillamment enduré ces souffrances pour vous permettre de vivre un peu plus sereinement, sans étouffer dans une culpabilité inutile. Vous portiez déjà le fardeau de l’esclavage ; ils n’ont cherché qu’à vous protéger.

–Et nous avons échoué à les protéger.

–Nous sommes tous fautifs. La Seycam également. Je doute que personne n’ait pu être au courant dans la Fédération, ou même au sein des Mecers. Nous partageons le Wild ! Nous partageons ce lien magique qui réunit l’ensemble de nos Compagnons. Et nous n’aurions pu capter leur souffrance ? Il va falloir que je parle à mon frère, en rentrant.

Sital hocha la tête.

–Tu sais… je crois que je ne rentrerai pas.

Lucas ne répondit pas. Il s’en était douté.

–Les Mecers fait prisonniers ne sont pas censés rester en vie. Les Messagers encore moins. J’ai fait un choix. Celui de la vie, au détriment de mon honneur. Je ne pourrai jamais reprendre le cours de ma vie sur Massilia. Je ne pourrai jamais affronter les regards de mes congénères. Je suis devenu Sital, maintenant.

–Je comprends.

–Tu ne m’as toujours pas dit comment tu comptais rentrer ? finit par dire Sital, titillé par la curiosité.

–Malheureusement, je ne peux t’en dire plus pour le moment.

Avoue que ça te plait de me garder en atout secret !

Tu as contacté les Compagnons ? demanda Lucas en ignorant la remarque.

Oui, répondit Iskor. La plupart souhaitent rejoindre leurs Mecers, mais je ne sais pas si cela sera toujours possible…

Même s’ils ne sont qu’une douzaine ?

Vous êtes considérés comme des esclaves d’une grande rareté, précieux. Seuls les plus grands dignitaires sont autorisés à vous posséder. Je doute que la plupart sache que leurs esclaves sont liés. Voir débarquer un animal dans cet état… ils se feront abattre à vue. Ils vont devoir rester cachés. Et libres, ce sera déjà un grand pas.

Mais ils ne peuvent se matérialiser sur les planètes de leurs Mecers.

Non, en effet. Pas seuls.

Lucas se sentait frustré de ne pouvoir faire davantage. N’y avait-il vraiment rien d’utile qu’il puisse faire ?

–J’attendrai que nous soyons rentrés pour réfléchir au moyen de les rapprocher de leur Mecer.

–Nous pouvons demander au Seigneur Evan, proposa Sital. Voir s’il est possible d’héberger les Compagnons dans un endroit décent. Les baraquements des esclaves ne sont pas tous occupés. Son mouvement qui lutte contre l’Empereur Dvorking, la Coalition il me semble, pourra peut-être ensuite les amener là où ils le souhaitent. Iléor m’aidera sur ce point.

–Tu places beaucoup d’espoir en ton propriétaire.

–Je sais. C’est un homme bien, au fond. Il ne sait peut-être pas encore à quel point.

–Il nous faut retourner rapidement à la navette, alors. Et les ramener dans le compartiment qu’Ishty nous a généreusement alloué.

–Il va nous falloir l’aide de nos Compagnons, dit Sital. Car si j’en crois le peu d’informations que j’ai pu grappiller sur le nombre de Massiliens esclaves… il y a beaucoup trop d’animaux ici.

Lucas estima rapidement le compte à une trentaine. Avec l’aide d’Iskor et d’Iléor, ils réduisirent ce nombre à une douzaine. Ils libérèrent les autres. Ils le regrettaient, mais ils ne pouvaient faire davantage. Trois oiseaux pouvaient prétendre au vol ; ils les regardèrent déployer leurs ailes et battre l’air vigoureusement. Tous étaient de taille moyenne, d’une envergure avoisinant le mètre. Un renard avait perdu des plaques entières de fourrure ; quant à la loutre, elle avait connu des jours meilleurs, à en croire l’eau croupie du bassin posé dans sa cage. Un serpent s’était déjà lové sur la jambe de Lucas, sur les indications d’Iskor.

Ils avaient pris la précaution d’emporter chacun un large panier, mais il était certain qu’ils ne pourraient pas transporter de Compagnon trop imposant.

Eraïm est avec nous, songea Lucas.

Ils chargèrent les Compagnons comme ils purent, puis s’envolèrent. Ils n’avaient pas laissé de témoins ; il n’y avait plus qu’à espérer qu’ils puissent atteindre la navette de leur seigneur comme convenu. Et surtout, éviter que son épouse ne les repère. Sous ses airs naïfs elle était plus redoutable que Lucas ne l’aurait cru.

Les deux Massiliens n’avaient plus l’habitude de voler avec des charges si lourdes, et c’est exténués qu’ils parvinrent au compartiment qu’Ishty avait aménagé pour eux. Les Compagnons ne protestèrent pas ; Iléor et Iskor s’étaient chargés de les rassurer. Le grand aigle prit sur lui de veiller sur eux et resta à leurs côtés quand la porte se referma, les plongeant dans l’obscurité.

Lucas et Sital se rafraichirent sans s’attarder ; ils devaient retourner auprès du Seigneur Evan sans se faire remarquer. Ils n’auraient que peu de temps ensuite pour reposer leurs ailes avant la démonstration de vol qu’Ireth leur avait ordonné de préparer.

Toi qui mourais d’envie de voler, n’es-tu pas servi ? ironisa Iskor.

Merci de me rappeler que toute prière n’a pas à être exaucée.

*****

Arian, capitale S’Arian, Huitième Monde.

Le soir était tombé sur la capitale, et les deux esclaves harassés installaient de leur mieux les Compagnons dans les logements attribués par le capitaine Ishty, sous l’œil critique du Seigneur Evan.

–J’imagine qu’il va falloir que je trouve de la nourriture pour l’ensemble de ces bestioles ? maugréa le Seigneur. Combien de temps vont-ils rester là ?

–Laissez-les se reposer cette nuit, Seigneur. Je me chargerai de les ramener à leurs Mecers demain matin, répondit Lucas.

Le seigneur Evan haussa les sourcils, surpris.

–Les esclaves ailés sont rares dans l’Empire, et les anciennement Mecers encore plus. Ils sont répartis dans tout l’Empire. Même avec une navette spécialement dédiée, cela prendra du temps pour tous les retrouver, surtout sans attirer l’attention. Je doute que le Seigneur Gelmir soit ravi quand il découvrira que les Compagnons ont disparu.

–Mon Compagnon s’occupera du transfert, ne vous inquiétez pas.

Le seigneur du Huitième Monde ne put cacher son incrédulité.

–C’est impossible, voyons. À moins que…

Une possibilité improbable naquit dans son esprit et il pâlit.

–Ne me dis pas que…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase ; dans un tourbillon de flammes, un phénix apparut et battit des ailes incandescentes un instant avant de se poser sur le poignet du Messager – devant un Evan bouche bée. Il déglutit péniblement. Alors là, c’était une mauvaise surprise.

Sital perçut immédiatement le malaise de son maitre, et un coup d’œil lui suffit pour constater que le capitaine Ishty avait blêmi. Il ne lui en fallut pas davantage pour faire le lien entre ce qu’il savait être la spécialité de son maitre – à savoir, l’élaboration de poisons et potions divers et variés – et l’éradication supposée des phénix. Le contrecoup de leur mort avait ébranlé le Wild ; aucun Mecer lié n’avait pu l’ignorer.

Oh, ce n’est pas bon du tout, ça, commenta Iléor.

Crois-tu que Lucas soit au courant ?

J’en doute. Ou le Seigneur Evan n’aurait pas survécu à leur première rencontre.

Et Iskor?

Pas sûr. Evan n’a participé qu’à la création du poison, pas à son utilisation. Mais je doute qu’ils s’arrêtent à de telles subtilités. Et Ishty sait qu’il n’est pas de taille si Lucas décide de s’en prendre à Evan.

Il ne restera que moi pour m’interposer au besoin, c’est ce que tu essaies de me dire ?

Si tu souhaites sauver ton maitre, oui. Cela peut aussi être l’occasion pour toi de retrouver ta liberté.

Quelle liberté ? Personne ne m’attend sur Massilia. Le Seigneur Evan s’est montré juste à mon égard. Mon honneur me dit de prendre sa défense.

Alors fais ce que tu considères être juste, dit Iléor. Il ne faut pas avoir de regrets. Peut-être que tout se passera bien.

Et peut-être que les poissons volent. Non, je doute que la facilité soit une option, cette fois.

–Comment… est-ce possible ? finit par demander le seigneur Evan en reprenant une certaine contenance.

Surtout surveiller son langage. Cette histoire devrait être gérée avec tact s’il souhaitait conserver sa tête. Il libèrerait l’esclave, lui donnerait toutes les informations qu’il voudrait sur l’Arköm.

Jamais il ne devrait savoir.

La question demeurait : comment les phénix avaient-ils survécu ? Evan s’était porté garant de l’efficacité de son poison auprès de l’Empereur. Et les premiers rapports donnaient la Barrière en train de céder. Que s’était-il donc passé ?

–Les phénix peuvent se téléporter, répondit Lucas en se méprenant sur la question. Les Compagnons utiliseront leur lien pour localiser les Mecers, et Iskor les aidera à s’en rapprocher.

On dirait qu’il vient de voir un fantôme, dit Iskor.

Oui, fit sombrement Lucas. Je n’aime pas ça. J’ai comme un mauvais pressentiment, tout à coup.

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