Chapitre 68
Empire, Quatrième Monde, Ciryatan, Temple d’Orssanc.
Le temple d’Orssanc était loin d’être aussi chaleureux que celui d’Eraïm, constata Lucas en pénétrant les lieux. L’édifice imposant avait la forme d’une pyramide tronquée, d’un noir qui rappelait l’obsidienne. Il apparaissait sombre et menaçant.
Le jeune homme baissa les yeux et tâcha de passer pour un simple visiteur. Le seigneur Evan n’avait pas pu le renseigner sur ce qui l’attendrait une fois à l’intérieur ; lui-même ne s’y était plus rendu depuis de nombreuses années, se contentant des cérémonies officielles au Temple de la capitale, sur Druus.
Le Messager gardait sa main sur le pommeau de sa dague, camouflé par son ample cape. Si l’un des servants d’Orssanc se montrait suspicieux, il n’aurait qu’à l’éliminer. Il était bien décidé à se frayer un chemin jusqu’à Satia, en jalonnant sa route de cadavres s’il le fallait. Le Seigneur Evan lui avait fourni tout ce qu’il désirait, comme s’il était soudainement pressé. Une conduite un peu étrange, mais Lucas était pressé également, alors il avait profité de l’aubaine.
Il avait bien étudié le plan qu’Ishty lui avait procuré. Le temple était composé principalement de cinq salles en enfilade, entourées par des couloirs qui menaient aux étages inférieurs et supérieurs. Son but était le deuxième sous-sol où étaient gardés les prisonniers qui attendaient d’être sacrifiés à Orssanc. C’était l’endroit le plus probable pour la rétention de Satia.
Les rares fidèles présents dans la deuxième salle ne lui prêtèrent aucune attention. Ils marmonnaient des paroles incompréhensibles et fixaient sans ciller le coffret qui abritait a priori une statue d’Orssanc, inaccessible au regard des profanes.
Ce ne fut que dans l’escalier menant au premier sous-sol qu’il croisa un Adepte qui s’étonna de le trouver là.
–Les sous-sols sont interdits aux non-initiés, déclara l’Adepte en pinçant les lèvres. Veuillez me suivre, je vais vous reconduire.
–Ce ne sera pas nécessaire, répondit Lucas.
Il n’eut qu’un seul pas à faire pour arriver au contact ; sa main droite se posa sur son poignet pour l’immobiliser, sa main gauche plongea la dague dans sa poitrine. L’homme eut un hoquet étouffé et bascula en avant. Lucas le soutint et le déposa sur le sol, avant de nettoyer son arme sur sa tunique. Maintenant, la découverte de son intrusion n’était qu’une question de temps. La discrétion n’était plus de mise.
Le Messager accéléra, faucha deux autres Adeptes en arrivant sur le palier du deuxième sous-sol. Il ralentit tandis qu’il arrivait dans le couloir chichement éclairé. Les murs gris étaient ponctués de portes en acier. Beaucoup trop de portes.
Des cris, des pleurs, des gémissements filtraient, formant un brouhaha déchirant. Lucas ravala sa salive et raffermit sa prise sur sa dague. Il devait trouver Satia, et vite.
Laisse-moi te guider, intervint Iskor, sensible aux émotions du jeune homme. Séliak peut communiquer avec moi, je te rappelle.
Suivant les instructions de son Compagnon, Lucas avança encore plus profondément dans le couloir. La tension croissait à chacun de ses pas, et il commençait à redouter ce qu’il allait découvrir. À ce qu’ils lui auraient fait subir. À quel point elle serait changée. À quel point il n’avait pas été là. La culpabilité se rajouta à son fardeau. Elle était son Estérel ; il avait juré de la protéger coûte que coûte, au prix de sa vie s’il le fallait.
Arrête ça, Lucas, dit Iskor. Tu ne peux la protéger de tout. La vie est ainsi. C’est en endurant ses épreuves que l’on progresse. Que l’on devient plus fort. Que l’on acquiert l’expérience. Ton père ne t’a pas privé des combats qui auraient pu prendre ta vie maintes et maintes fois. Tu ne peux être partout à la fois. Fais-lui confiance. Elle est plus forte que tu ne le penses.
Je sais, répondit le Mecer dans un murmure. Je sais tout cela. Ça ne rend pas les choses plus faciles à vivre. Mais je n’étais pas là pour Lika, et ils l’ont tuée. Je n’étais pas là pour mon père quand les Faucons Noirs ont attaqué. Je n’étais pas là quand l’Arköm l’a enlevée.
Iskor se montra compatissant.
Cela fait beaucoup en peu de temps, oui. Tu ne peux pas être sur tous les fronts. C’est ici, ajouta-t-il après un silence.
Lucas resta planté plusieurs secondes devant la porte. Verrouillée, évidemment. Et équipée d’une serrure non conventionnelle, comme le Seigneur Evan l’avait prédit.
Comment allait-il crocheter… ça ?
Ishty te l’a expliqué, rappela Iskor. Détruis le boitier de contrôle, et espère que cela soit suffisant.
L’alarme se déclenchera.
Vous aurez quelques minutes pour fuir, oui.
Le jeune homme murmura quelque chose d’inintelligible entre ses dents avant de se mettre au travail. Les joints entre les touches étaient inexistants, et la solidité du boitier semblait à toute épreuve.
Il jura, s’agaça sur sa dague.
Respire ! Sérieusement, tu n’arriveras à rien si tu ne te calmes pas. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Rien, maugréa le Massilien tout en appliquant les conseils de son Compagnon.
Après plusieurs minutes qui lui parurent des heures, il réussit enfin à glisser sa lame dans une ouverture. Le boitier céda, les fils avec, et la porte s’ouvrit dans un sifflement.
Elle était debout, un peu pâle, mais un sourire illumina son visage lorsqu’elle le découvrit.
–Lucas ! s’écria-t-elle en accourant vers lui.
Il se contenta de refermer ses bras autour d’elle.
–Tu m’as manquée, dit-il enfin.
L’instant lui paraissait tellement irréel ; comme s’ils s’étaient quittés la veille au Refuge, et non depuis des jours.
Sa capture, les arènes, les combats… toutes ses souffrances s’effacèrent devant la réalité de sa présence, du simple contact de son corps contre le sien.
–Tu m’as manqué aussi, sourit-elle.
D’un geste léger, il effleura l’une des ecchymoses sur son visage.
–Je suis désolé, souffla-t-il.
–Pour ?
–Ne pas avoir été là.
Satia releva les yeux pour croiser son regard.
–Ce n’est pas ta faute.
Il lui était impossible d’effacer si simplement la culpabilité qui hantait les yeux bleu-acier, elle en avait conscience. Alors elle noua les bras autour de son cou et l’attira vers elle.
–Ce n’est pas ta faute, répéta-t-elle. Tu es là quand j’ai besoin de toi, ça me suffit.
Son cœur s’emballa lorsque leurs lèvres s’effleurèrent ; le bruit d’une alarme qui retentit près d’eux brisa leur bulle d’intimité. Lucas s’écarta aussitôt, redevenu en quelques secondes le Messager impassible, aux aguets.
–Nous nous sommes trop attardés. Il faut partir. Viens.
Satia glissa ses doigts dans les siens avant qu’il ne s’éloigne davantage. Sans sa force, elle se savait incapable d’avancer. Elle le suivit dans le couloir, réprimant un frisson d’appréhension.
La gorge nouée, une boule d’angoisse nichée dans ses entrailles, seul son contact lui permettait d’avancer. Comme si son calme inébranlable lui était transmise.
Avec effort, Satia s’obligea à remonter à ses côtés. Malgré sa peur, elle refusait de rester en arrière une nouvelle fois. Lucas avait trop souffert pour elle. Satia en avait assez de se considérer comme un fardeau ; d’être en permanence celle à protéger.
Elle avait été Durckma, était Souveraine dans les formes sinon de fait ; c’était à elle qu’était échu la protection de la Fédération des Douze Royaumes. Elle n’avait plus à se cacher.
Enfin, sauf en plein territoire ennemi.
Ils remontèrent les deux étages, marche après marche ; les corps ponctuaient leur ascension. Satia n’osait imaginer ce qu’il avait du endurer pour la chercher. Était-il blessé ? Elle n’avait encore rien remarqué, toute à sa joie de le retrouver enfin.
Dans les salles de prières du Temple, les fidèles étaient toujours perdus dans leurs pensées et ne leur accordèrent aucune attention : ils arrivèrent sans encombre sur le parvis. Les jeunes gens décidèrent de ne pas s’attarder : ils ne passeraient pas inaperçus, entre les cheveux violets de Satia et les ailes qu’arborait Lucas. Très vite ils rejoignirent une ruelle déserte adjacente.
–Et maintenant ? demanda Satia, légèrement essoufflée.
–Maintenant ? répondit une voix sarcastique provenant du toit d’une maison toute proche. Vous me suivez bien gentiment jusqu’à aux geôles de l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force, où vous attendrez son bon vouloir.
–Hors de question, rétorqua Lucas en s’avançant.
Son adversaire sauta au sol avant de replier les ailes rouges qui lui avaient donné son titre. Éric aux Ailes Rouges, Commandeur des Maagoïs, se tenait devant eux. Malgré elle, Satia recula d’un pas.
–Eh bien, petit frère, il semble que le destin nous soit favorable. Cette fois, un seul d’entre nous sortira vivant de ce combat.
–J’y compte bien, répondit le Messager en resserrant sa prise sur son arme.
L’épée au clair, ils étaient prêts à en découdre. Ils se tenaient immobiles, s’observant l’un l’autre, guettant la moindre faiblesse, le moindre écart de position. Ce ne serait pas un duel d’exhibition qui durerait des heures ; seulement quelques gestes précis, une erreur infime, une attaque chanceuse, détermineraient le vainqueur.
C’était à elle d’agir ; elle s’interposa. Satia posa doucement sa main sur le poignet de Lucas.
–Nous n’avons pas le temps pour ça. Laisse-moi lui parler.
–Cette affaire ne te concerne pas, répondit le jeune homme sans détourner son attention de son adversaire.
Le Commandeur Eric considéra un long moment les yeux violets déterminés fixés sur lui.
–Un tel regard… nous nous sommes déjà rencontrés… étrange.
Puis ses souvenirs affluèrent.
–La gamine du lac ! Si j’avais su… je n’aurais jamais dû te laisser partir !
Satia eut un mince sourire.
–La gamine a grandi, Commandeur. Et appris, dit-elle tandis qu’une flamme naissait dans sa main droite. Je refuse les cachots. C’est l’Empereur Dvorking, que je souhaite rencontrer.
–L’Empereur a autre chose à faire, rétorqua Eric.
–Laisse-moi régler cette histoire, intervint Lucas.
La jeune femme se rembrunit, furieuse d’être ainsi écartée, considérée comme quantité négligeable parce qu’elle était incapable de manier une arme.
–Vous semblez ne pas écouter ce que je dis, tous les deux. Ne suis-je pas ta Souveraine, Messager ?
User ainsi de son autorité avec lui n’était pas dans ses habitudes ; son mécontentement lui fut aisément perceptible.
–Commande, et j’obéirai.
Les mots paraissaient lui avoir été arrachés. Satia retint un sourire ; elle ne pouvait se permettre la moindre faiblesse.
–Alors écarte-toi.
Il n’était pas du tout d’accord avec sa décision ; elle le sentit distinctement quand il rengaina son arme avec plus de force que nécessaire. Une fureur contenue qu’elle aurait à gérer par la suite.
Comme si elle n’avait pas assez de problèmes.
Le Commandeur ne se montrait pas aussi accommodant, et affichait lui un sourire moqueur.
–N’imaginez pas qu’il me reste une once de loyauté envers la Fédération.
–Je n’y comptais pas, répondit-elle sans se démonter.
La flamme dans sa main enfla brusquement et prit la forme d’une sphère incandescente.
–Peut-être que le prochain Commandeur sera plus disposé en ma faveur ? suggéra-t-elle.
–Pourquoi tenez-vous tant à rencontrer l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force ? s’enquit Eric.
Il avait enfin perdu son masque d’insouciance, remarqua Satia. Pourquoi devait-elle toujours menacer les hommes pour être prise au sérieux ? Ne comprenaient-ils que la force ?
–Je crois à un espoir de paix entre nos peuples.
Le Commandeur des Maagooïs leva les yeux au ciel.
–Rien que ça. Suivez-moi, dit-il en rengainant. Je ne peux garantir que l’Empereur, Orssanc lui prête sa force, vous recevra, mais je ferai mon possible.
–Merci, répondit poliment la jeune Souveraine. C’est tout ce que je demande.
Le Messager ferma la marche, désapprobateur mais silencieux. Un serment restait un serment ; il le respecterait, prêt qu’il était à suivre Satia jusqu’à la mort s’il le fallait.
Ses sentiments envers le Commandeur des Maagoïs étaient mitigés. Il avait déjà affronté l’homme à de multiples reprises, sans connaitre sa véritable identité. À présent, la familiarité des traits lui sautait aux yeux. Comment avait-il pu être si aveugle ? Comment les Mecers avaient-ils pu rater la ressemblance entre Éric et le reste de la Seycam de Massilia ?
Les Massiliens jugeaient en premier lieu sur la couleur des ailes, et bien qu’il ait détesté ça et ait tout fait pour que cela ne s’applique pas à son cas, il était tombé dans le même piège.
*****
Druus, Premier Monde, Palais Impérial.
Lorsqu’Alistair sy Voss, chambellan impérial, avait été appelé par l’Empereur le matin même, il avait craint pour sa vie. Mais Dvorking, Orssanc lui prête sa force, lui avait parlé calmement. Son accès de rage était apparemment passé, alors Alistair avait présenté le planning de la matinée, lui avait rappelé que le Maitre-Espion Fayaïs désirait lui parler, et avait dépêché des domestiques nettoyer les dégâts occasionnés par le maitre des lieux.
Nul n’avait évoqué la noire fureur qui avait gardé l’Empereur reclus dans ses quartiers pendant près d’une semaine.
Le chambellan frappa prudemment à la porte de la petite salle d’apparat, où l’Empereur lisait des rapports de Fayaïs.
–Qu’il y a-t-il, encore ? demanda Dvorking, agacé.
–Le Commandeur Éric sollicite une audience privée, Sire. Il est accompagné.
Le maitre de neuf planètes réfléchit. Le Commandeur n’abusait jamais de ses droits. Mais avec tous les traitres qui s’étaient révélés dans son entourage… pouvait-il encore lui faire confiance ?
Non, l’exemple de l’empereur Harkoï, qui paranoïaque, avait fini sa vie seul, était gravé dans sa mémoire. S’il ne pouvait se fier au Commandeur, il ne pouvait plus se fier à personne.
–Fais-les entrer, capitula-t-il.
Le Commandeur avança comme à son habitude, d’un pas décidé. Derrière lui, deux silhouettes encapuchonnées. Dvorking serra ses accoudoirs un peu plus fort. S’était-il trompé ?
À cinq pas, Éric aux Ailes Rouges mit genou à terre et s’inclina, respectant à la lettre le protocole. Si seulement la noblesse s’y pliait aussi facilement…
–Sire, entama-t-il, permettez-moi de vous présenter Satia Travira, Souveraine des Douze Royaumes. Elle désire s’entretenir avec vous.
La première silhouette avait abaissé son capuchon, découvrant une chevelure d’un violet électrique. Son visage avait une douce teinte mauve, même si des ecchymoses plus foncés ressortaient çà et là. Les yeux violets étaient déterminés.
–La fameuse descendante de Félénor, que mes agents ont cherché partout ? Bienvenue dans mon Empire, dit-il avec un sourire qui dévoila ses dents rougeoyantes. Qui est votre ami ?
–Il s’agit de Lucas sey Garden, frère du Djicam de Massilia, répondit Éric. Mon jeune frère.
–Ah. Celui que vous avez échoué à tuer à de nombreuses reprises, si je ne m’abuse ?
–Oui, sire, s’agaça Éric.
Il détestait qu’on le confronte à ses échecs.
L’Empereur croisa les doigts sous son menton et réfléchit. Jamais il n’aurait pensé que la jeune fille puisse se livrer à lui si facilement. Comment les tester ? Comment utiliser cet avantage ?
Concentré sur l’Empereur Dvorking et Satia, Lucas en avait négligé sa propre sécurité. S’il nota le geste discret de l’Empereur, il ne comprit qu’au dernier moment qu’il en était la cible. Le Commandeur saisit son instant d’hésitation, se glissa dans son dos pour l’immobiliser efficacement, une lame sous la gorge. Il était coincé.
–Qu’espèrez-vous obtenir ainsi, Dvorking ? osa crânement Satia.
Elle fixait l’empereur, évitant sciemment de porter le regard sur Lucas, aux prises avec le Commandeur des Maagoïs sur sa gauche. Surtout ne montrer aucun sentiment que pourrait utiliser l’Empereur. Il n’était qu’un soldat, elle devait le conforter dans cette opinion.
–Votre coopération ? répondit-il avec un sourire équivoque.
Satia se redressa de toute sa petite taille.
–Vous vous leurrez, alors. Croyez-vous vraiment que je peux mettre ainsi en balance la vie des milliers de citoyens de la Fédération ? Croyez-vous que m’intimider soit une bonne chose ?
Eric jura tout bas comme Lucas empoignait son bras, non pour tenter d’éloigner l’arme de sa gorge, mais pour l’inciter à terminer son geste. Le sang perla, écarlate, avant que le Commandeur ne se reprenne.
–Vas-y, tu en crèves d’envie, siffla Lucas. Quel moyen de pression vous restera-t-il quand je serai mort ?
Satia s’efforçait d’ignorer la lutte silencieuse qui se jouait à quelques pas d’elle, concentrée sur l’empereur, s’obligeant à maintenir une assurance de façade.
Fais-lui confiance, dit Siléak.
–Tuez-le si ça vous chante, tuez-moi aussi au besoin. Je ne cèderai pas. La Fédération s’opposera toujours à votre Empire.
Sourcils froncés, l’Empereur considéra l’impasse dans laquelle il s’était engagé. S’était-il trompé dans ses stratégies ? Devait-il se fier aux informations de Fayais, aux rumeurs rapportées par Alistair ?
Une flamme apparut alors dans la main droite de la jeune femme.
–Puisque nous en sommes aux menaces, poursuivit-elle, croyez-vous que je me laisserai complaisamment abattre ? Votre Commandeur, si doué soit-il, peut-il se débarrasser de mon Messager avant que je ne vous tue ?
Les yeux violets flamboyèrent.
–Prendrez-vous le risque ? ajouta-t-elle d’une voix dangereusement douce.
Elle lui avait coupé toute porte de sortie, réfléchit Dvorking. Cette jeune femme était finalement assez intrigante pour qu’il sursoit leur exécution. Cette distraction serait bienvenue après les affres qui l’avaient tourmenté ces derniers jours.
Sur un signe de l’empereur, Eric relâcha son emprise sur le Messager et vint se ranger près du trône, visiblement contrarié. Lucas se contenta de rajuster sa tenue, le regard sombre. S’être fait surprendre et dominer si facilement était humiliant pour le jeune Messager.
–Vous avez du cran, souligna Dvorking d’une voix posée. J’aime ça. Soit. Acceptez-vous d’être mes invités quelques jours ?
Satia resta silencieuse quelques secondes avant de faire disparaitre sa flamme en agitant négligemment la main.
–J’ai hâte de découvrir votre politique, Dvorking.
L’Empereur sonna son chambellan.
Alistair sy Voss apparut dans l’embrasure de la porte.
–Vous m’avez fait demander, Sire ?
–J’ai des invités à diner. Fais-leur préparer des appartements. Qu’ils soient traités comme les ambassadeurs qu’ils se veulent être.
–Ce sera fait, Sire, répondit Alistair tout en s’inclinant.
Une fois le chambellan sorti, Dvorking se leva.
–Venez.
La jeune Souveraine eut bien du mal à masquer sa surprise ; le Messager fit à peine mieux.
Ils étaient si jeunes, malgré leur belle assurance. Peut-être y avait-il là un joli coup à jouer.
–Et ne reste pas planté, là, Éric. Tu m’accompagnes.
–À vos ordres, sire.
Lucas et Satia ne purent s’empêcher d’échanger un sourire. Le commandeur avait l’air d’être tout aussi perdu qu’eux. Il n’y avait plus qu’à espérer que ce soit une bonne chose.
*****
Le petit salon de réception de l’Empereur était étonnamment chaleureux, nota Satia. Elle ne se souvenait pas vraiment comment elle s’était retrouvée assise sur un canapé, une tasse de thé chaud entre les mains.
Sur sa droite, le Commandeur Éric était assis sur un fauteuil, raide comme un piquet. Manifestement, il n’était pas habitué à un tel traitement. Ou alors, comme la plupart des Massiliens, il trouvait très inconfortable le dossier qui l’empêchait de positionner ses ailes naturellement.
Lucas maintenant un calme de façade, à sa gauche, mais Satia le connaissait suffisamment pour savoir qu’il était mal à l’aise. Elle en aurait été ravie si elle n’avait pas partagé ce même sentiment.
En face d’elle, Dvorking. L’Empereur des Neuf Mondes, considéré comme cruel et despotique, négligemment renfoncé dans un fauteuil confortable, humait l’odeur délicate de jasmin qui émanait des vapeurs de sa tasse. L’objet en porcelaine fine, d’une grande beauté avec ses arabesques bleues peintes à la main, disparaissait presque entièrement dans les grandes mains noires qui l’enserraient.
Le silence s’étirait à en devenir inconfortable ; quel tour le destin leur avait-il joué pour qu’ils se retrouvent tous les quatre à boire un thé, alors qu’ils étaient ennemis jurés ?
–De quoi souhaitiez-vous donc m’entretenir ? s’enquit finalement le maitre des lieux.
Satia n’eut pas besoin de consulter Lucas pour savoir que c’était à elle de mener la discussion ; il n’interviendrait pas sans qu’elle lui demande, sauf si son serment de protection prenait soudainement le dessus.
–Des raisons de mon enlèvement et de ma captivité, dans un premier temps, répondit-elle.
–Ah, pour cela, il faudra questionner l’Arköm. Ce n’est pas de mon ressort.
–Vous voulez me faire croire que vous n’étiez pas au courant ?
–Oui. Ces derniers jours ont été… compliqués, dit-il en s’assombrissant.
–Les miens également, rétorqua-t-elle. L’Arköm n’est-il pas censé être sous vos ordres ?
–Censé est en effet le mot. Il semblerait que ce ne soit pas la première fois qu’il outrepasse son autorité. Je vais devoir prendre des mesures.
–J’apprécierai une sanction, approuva la Souveraine. À la mesure des mauvais traitements que j’ai subis.
–Sa tête vous suffira-t-elle ?
Satia pâlit mais s’accrocha à ses récentes souffrances. Elle acquiesça.
–L’affaire est entendue, en ce cas.
Deux coups discrets résonnèrent à la porte, qui s’ouvrit sur le chambellan.
–On m’envoie vous prévenir que le dîner vous attend, sire, annonça-t-il.
–Très. Nous reprendrons donc cette discussion plus tard, dit l’Empereur en se levant.
****
Le repas se déroula en toute intimité. Ils n’étaient que quatre ; Dvorking et Éric pour l’Empire, Satia et Lucas pour la Fédération.
La jeune Souveraine, méfiante au départ, finit pourtant par se détendre au fil des plats. L’Empereur avait un excellent cuisinier. Elle ne connaissait pas la moitié des plats servis, mais tout était succulent.
Il n’y eut pas de longue discussion lors de ce repas ; le Commandeur ne sentait clairement pas à sa place et ne répondait que par monosyllabes, comme Lucas.
Enfin ils arrivèrent au dessert.
Son assiette terminée, l’Empereur Dvorking s’essuya délicatement la bouche avec sa serviette.
–Bien. Il est temps de reprendre notre discussion.
La Souveraine acquiesça.
–Qu’attendez-vous de cette réunion informelle ? demanda Dvorking en croisant ses doigts sous son menton. J’avoue que je ne comprends toujours pas comment vous avez pu arriver ici.
–Votre Commandeur nous a trouvés alors que nous quittions le Temple d’Orssanc, expliqua Satia. J’ai émis le souhait de vous rencontrer. Nos armées s’affrontent depuis trop longtemps. Je veux mettre un terme à cette guerre.
L’Empereur haussa les sourcils.
–Dois-je comprendre que vous recherchez la paix ?
–Oui.
Le ton de la jeune femme était catégorique.
–Quelles seraient vos conditions ?
Satia fut déstabilisée. Il ne cherchait même pas à refuser d’office ?
–En premier lieu, cesser une bonne fois pour toutes de chasser les phénix.
L’Empereur arqua un sourcil.
–Une demande un peu tardive, non ?
La Souveraine soutint son regard sans ciller.
–Non.
–Vous êtes en train de me dire, fit-il lentement sans la quitter des yeux, que mes hommes auraient échoué à les exterminer ? Après m’avoir assuré de leur succès ?
–Cela changerait quelque chose à cette discussion ?
Dvorking se renfonça dans le dossier de sa chaise et croisa les mains.
–Sans phénix, donc sans sa précieuse Barrière, votre Fédération est à ma merci, dit-il enfin. Ma flotte est déjà en position de tir.
Satia retint son souffle. Elle aurait été prévenue si quelque chose était arrivé aux Douze Royaumes, non ?
Bien sûr, répondit Séliak sans qu’elle ne le lui demande. Nous aurions su.
–Apprenez que vous n’êtes plus en position de nous menacer. Quel intérêt y aurait-il eu à signer une paix sous la contrainte ?
Ce fut au tour de l’Empereur de rester silencieux.
–Tant que vous êtes sur le sol impérial, vous êtes en mon pouvoir, dit-il.
–Ce n’est pas mon avis, rétorqua courageusement Satia. Nous sommes venus, nous pouvons repartir. Vous croyez-vous à l’abri, sur vos neuf planètes ? Pensez-vous réellement que nous serions incapables de porter les combats sur votre sol ?
Elle vit que l’Empereur réfléchissait ; savait-il pour les phénix ?
Je ne suis pas sûre d’aimer ton envie de nous utiliser comme arme de guerre, dit doucement Séliak.
S’ils arrivent à venir chez nous en utilisant les Portes, c’est qu’il doit y avoir un moyen d’aller chez eux de cette manière également. Vous êtes bien trop précieux pour que je vous fasse risquer une téléportation de masse. Et je ne sais même pas si ce serait possible.
Ce serait épuisant, avoua Séliak. Je n’avais pas pensé aux Portes. L’idée mérite en effet réflexion.
Je me demande surtout jusqu’où va la traitrise de Mickaëla. Depuis quand joue-t-elle le jeu de l’Empire ? Il va falloir que j’épluche les archives, en rentrant. S’il y a eu une recrudescence des attaques depuis sa nomination de Djicam…
Ce serait un coup terrible pour la Fédération. La trahison d’un Royaume… ce n’était encore jamais arrivé.
L’empereur lui concéda le point.
–D’autres points à évoquer ? s’enquit-il. Il apparait que vous ayez déjà beaucoup réfléchi à la question.
–Le retour des prisonniers.
–Nos esclaves, voulez-vous dire ? S’ils le souhaitent, cela pourrait se faire.
–Une garantie que la paix survive à votre décès.
–Hum. Il va en effet falloir que je m’occupe de trouver un successeur digne de ce nom.
–Votre quête d’immortalité n’a pas porté ses fruits ? ironisa-t-elle.
Elle ne put s’empêcher de frotter son bras à l’endroit où l’aiguille avait percé sa chair.
L’Empereur lui décocha un regard noir.
–La question n’est plus à l’ordre du jour.
Il se leva, indiquant par là-même la fin de la discussion.
–Je peux commencer par vous proposer ceci, dit-il enfin. Soyez mes hôtes quelques jours. Je vais convoquer les Seigneurs. Une question de cette importance nécessite leur avis.
Satia inclina légèrement la tête.
–Ce sera parfait. J’attends ces négociations avec impatience.
Alistair sy Voss, le chambella, entra comme à un signal invisible et s’inclina.
–Conduis-les à leurs appartements, ordonna Dvorking. Qu’ils soient traités en invités de marque. Assigne un domestique à leur service.
–Ce sera fait, Sire. Si vous voulez bien me suivre, continua-t-il en s’inclinant à l’adresse des deux jeunes gens.
La lourde porte se referma, et l’empereur Dvorking se retrouva seul avec Éric.
–Qu’en as-tu pensé ? demanda-t-il enfin.
–Je ne m’attendais pas à ça venant de votre part, répondit franchement le commandeur, à son habitude.
–Ton avis sur les phénix?
–Je ne sais pas comment ils ont pu réussir ce tour de force, avoua Éric. Le Seigneur Evan est d’une rare efficacité dans son domaine.
–Tu les crois donc quand ils disent qu’ils ont survécu ?
–Oui. Au moins quelques-uns. Il reste un moyen simple de vous en assurer, sire. Vérifiez la puissance de la Barrière.
–Fayaïs m’a rapporté sa destruction, pourtant.
–Souhaitez-vous réellement la paix avec la Fédération, sire ?
L’empereur plongea dans une longue réflexion. Que voulait-il vraiment, au juste ? Ces derniers jours n’avaient été que déception sur déception. Il n’y avait eu que sa fureur d’avoir été trahi par l’une de ses Iko ; par la faute d’une seule, il les avait toutes perdues, et Orssanc savait à quel point elles lui étaient chères. Il n’avait pas encore osé les remplacer.
Sa conversation avec l’Iku Idril n’avait pas du tout abouti au résultat escompté. Elle avait à moitié avoué sa complicité ! Cet aveu avait eu du mal à passer, mais la découverte de sa fuite le lendemain l’avait rendu fou de rage.
–Toujours aucune nouvelle d’Idril so Baradiel, à ce propos ?
–Non, sire. J’ai remonté sa piste jusqu’au Temple d’Orssanc avant de tomber sur le Messager et la jeune fille à la peau mauve.
–Et tu n’as pu t’empêcher de t’arrêter pour conclure cette stupide querelle ?
Le commandeur garda le silence et l’empereur soupira.
–Qu’attendre d’autre d’un guerrier, n’est-ce pas ? Je suppose que je vais devoir mettre Fayaïs sur le coup. Et contacter le Seigneur Gnor de Meren pour vérifier cette information sur les phénix. Je pensais vraiment avoir réussi à m’en débarrasser… Réussir là où mon prédécesseur Jorc avait échoué… Cela aurait pu être l’apothéose de mon règne.
–Je ne peux vous le garantir avec certitude, intervint le Commandeur. Mais je suis prêt à parier que le Messager est lié avec l’un d’entre eux.
–Lié avec un phénix? s’étonna l’empereur. Invraisemblable.
–Le tuer tuera l’oiseau, de fait. Temporairement.
–Intéressant, murmura Dvorking. C’est une option à garder sous le coude.
–Vous songez sérieusement à conclure la paix avec la Fédération des Douze Royaumes ? demanda-t-il de nouveau.
–C’est une possibilité, répondit l’Empereur après un silence. Si nous ne pouvons pas avoir les phénix cette guerre ne rime à rien. Elle épuise nos ressources inutilement et nous expose. Sans l’Arköm, il sera en outre compliqué d’utiliser ces oiseaux. Lui seul disposait des connaissances, et je doute que nous trouvions quoi que ce soit d’utile dans ses notes. Crains-tu de te retrouver inutile ?
–Les Familles ne vont pas apprécier, risqua Éric.
–Je me moque des Familles, Commandeur. Elles ne voient la guerre que comme une source de bénéfices ; alors que des relations commerciales seraient bien plus profitables.
–Et la fille ? C’est la descendante de Félénor. La tuer mettrait fin à cette lignée maudite.
–C’est toi, un descendant de son protecteur, qui me le suggère ? dit l’empereur en souriant.
Le Commandeur se ferma immédiatement. Il détestait qu’on lui rappelle sa trahison des idéaux Massiliens.
–Laissez-moi les tuer tous les deux et le problème sera réglé.
–La jeune fille est Souveraine, maintenant. Son meurtre entrainerait des conséquences diplomatiques.
–Et alors ? La Fédération ne peut nous atteindre. Ils n’ont pas la maitrise du voyage spatial.
–La nôtre décline… Les récents Seigneurs Gnor et Noyang ont perdu de précieuses connaissances sur le sujet. Et elle semble croire possible l’utilisation de leurs Portes pour atteindre l’Empire.
Le commandeur se fit songeur.
–On dirait que vous répugnez à mettre fin à leurs jours, sire, osa-t-il. Ces jeunes gens vous seraient sympathiques ?
–Non, finit par répondre l’empereur après un long silence. Ils ne seront qu’un outil parmi d’autres.
Le commandeur ne sut s’il devait être soulagé ou inquiet. Lui aussi, après tout, n’était qu’un instrument au service de l’empereur.
–Je dois convoquer les Seigneurs. Et j’aimerai également planifier une entrevue avec les chefs de la Coalition.
–Ils n’accepteront jamais de venir au Palais Impérial…
–Nous verrons. Ils demanderont à venir masqués ; c’est un détail que je peux concéder.
–Cela vous mettra en danger, sire, s’inquiéta Éric. Une arme n’est pas nécessaire pour tuer.
–C’est pour ça que tu seras là, rétorqua l’empereur avec un large sourire qui mit en valeur sa dentition rougeoyante.
Le commandeur déglutit péniblement. Esbeth allait devoir se passer de lui plus longtemps que prévu. Et il n’aimait pas du tout la savoir face à Dvorking en compagnie de la Coalition…
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