Chapitre 72
Lucas n’avait quitté le Palais que depuis quelques secondes lorsqu’il rejoignit le Commandeur. Il mit sa main en visière et observa les environs. Nulle trace de l’Arköm, bien évidemment.
–Une idée de sa destination ? demanda-t-il.
Il réalisa alors que le Commandeur ne s’était pas arrêté là par hasard, mais avait attendu d’être hors de vue pour bander sa blessure au flanc. Il faillit le questionner puis se ravisa. Ce n’était pas à lui d’aborder le sujet. Et ils n’étaient pas là pour s’entraider.
Il connait l’Arköm mieux que toi, rétorqua Iskor. Tu aurais tort de te priver de son expérience.
Ce n’est qu’un traitre.
Cette affaire date d’avant ta naissance.
Peu m’importe. C’est une question d’honneur. Pas seulement le mien ; celui de la Seycam toute entière.
Eh bien mets tes différends de côté un instant ! s’agaça Iskor. Tu as su le faire il n’y a pas quelques minutes, en quoi est-ce différent maintenant ?
Nous sommes seuls, il n’y a plus à maintenir les apparences.
Éric choisit ce moment pour se relever.
–Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
–On m’envoie t’accompagner.
Le commandeur ricana.
–Je n’ai pas besoin d’aide pour cette tâche.
–Et je n’en ai aucune envie, rétorqua Lucas.
Vous comptez vous chamailler encore longtemps comme ça ?
Je le préviens juste.
Voile-toi donc la face, se moqua Iskor.
–Quand tu auras terminé de causer avec ton phénix, on pourra peut-être y aller ? interrogea narquoisement le Commandeur.
Lucas se rembrunit. Comment savait-il ?
Il suppose, répondit Iskor pour lui.
–Je croyais que tu étais pressé ? répliqua Lucas.
Éric se contenta d’un dernier sourire avant de s’envoler.
*****
Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar.
Inquiet, Itzal grimpait lentement les neuf étages qui menaient au bureau du Djicam de Massilia. Une convocation officielle ? C’était plus qu’étrange. Ses compagnons d’aventure lui manquaient, mais il savait bien que la place d’un Envoyé était à l’entrainement, pas sur le terrain. Il regrettait l’absence de Lucas. Il était censé veiller sur lui et l’avait laissé se débrouiller seul !
Crois-moi, tu ne souhaiterais pas être avec lui en ce moment, fit la voix grave de Ziandron dans son esprit.
Toi pas être seul ! renchérit Roïk.
Itzal ne put empêcher un sourire de gagner ses lèvres. Le petit panthirion avait toujours du mal avec les structures grammaticales.
Tu dois dire : tu n’es pas seul, reformula patiemment Kyara.
Tu reviens quand ? demanda Sibéale si doucement qu’il l’entendit à peine.
Bientôt, répondit-il en tâchant de transmettre un sentiment d’apaisement à la petite panthère.
Peut-être pourrait-il en profiter pour demander au Messager comment il devait s’y prendre pour nourrir ses Compagnons. Jusque-là, il n’avait pas osé s’adresser à la garnison en poste à Valyar. Un Envoyé n’était pas censé avoir de telles préoccupations, après tout…
Il arriva devant la lourde porte en bois, prit une profonde inspiration et frappa.
–Entrez !
Le jeune Envoyé aux ailes noires s’exécuta.
–Vous m’avez demandé, Djicam ? s’enquit-il en effectuant le salut réglementaire.
–Ah, te voilà, répondit Aioros avec un sourire. Désolé pour ces derniers jours. Ils ont été chargés.
–Merci bien, mais je suis parfaitement capable de concevoir que vous avez des préoccupations bien plus importantes qu’un Envoyé à s’occuper.
–Tu fais là preuve de bien plus de maturité qu’un Envoyé de ton rang, approuva Aioros. As-tu eu des pressions de la part de la Djicam Mickaëla pour raconter notre périple sur Massilia ?
–Non, répondit lentement Itzal en fouillant sa mémoire. Je ne l’ai croisée que deux ou trois fois. Nous n’avons échangé que des banalités. J’essaie de surveiller mes paroles au mieux.
–Elle sait que tu as été proche de moi et risque de se servir de toi pour m’atteindre. Sois vraiment très prudent en sa présence.
–Je prendrai soin de l’éviter poliment à l’avenir, Djicam.
–Ce serait le mieux. Il y a quelques autres Envoyés qui se retrouvent désœuvrés au Palais ; j’ai demandé aux Messagers Minos et Arcal de s’occuper de vous. N’hésite pas à leur poser toute question qui te démangerait : ils sont là pour ça.
–Je m’en souviendrai, Djicam. Puis-je leur parler de mes Compagnons ? demanda Itzal d’une voix hésitante.
–Tu peux. Ils sauront te conseiller. Si je me souviens bien, le Messager Minos possède lui aussi le Don.
Le visage du jeune Envoyé s’illumina.
–Oh, oui, merci mille fois !
–Tu as des nouvelles de Laria ? s’enquit Aioros.
Itzal se rembrunit instantanément.
–Non, dit-il enfin. Pas vraiment. Depuis notre retour sur Valyar, elle reste surtout avec ses amis Atlantes.
–Tu sais, les Atlantes, comme les Massiliens, sont des peuples aux mœurs plutôt libres, énonça Aioros délicatement.
–C’est ce que me dit Ziandron, oui. Je m’y ferai. Il faut aller de l’avant.
–C’est le bon état d’esprit. Prends soin de toi et de tes Compagnons, Itzal.
–Merci, Djicam. Je vous souhaite une belle journée, dit l’Envoyé en saluant.
La porte se referma et Aioros se retrouva seul. S’il avait eu des doutes sur celui qu’il avait pris pour un Faucon Noir, il devait admettre que les quelques jours qu’il avait passé en sa compagnie l’avaient fait changer d’avis. Le jeune homme avait mûri depuis que Lucas l’avait pris sous son aile. Les épreuves qu’il avait traversées sur Mayar et Massilia l’avaient endurci. Nul doute qu’en persévérant ainsi, il obtiendrait bientôt la première Barrette. Peut-être même plus tôt qu’il ne le pensait.
Il est certain qu’il n’y pense même pas, fit Saeros. Et c’est pour ça qu’il y arrive aussi facilement. Se lier à ses Compagnons, côtoyer d’autres Envoyés… tout cela lui a fait beaucoup de bien.
Le Djicam ne put qu’acquiescer aux sages paroles de son faucon.
*****
Druus, Premier Monde, capitale impériale, Palais impérial.
L’attaque surprise de l’Arköm Samuel avait échoué. Enfin, si on prenait en compte le fait que l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force, et la Souveraine Satia, étaient encore en vie. Il ne faisait plus aucun doute que l’Arköm avait cherché à saboter toute ébauche de relation diplomatique entre les deux puissances en les éliminant.
L’Empire avait de fait payé un lourd tribut. Sur les sept Seigneurs présents, seuls trois avaient survécu ; le Seigneur Jahyr de Nienna, le Seigneur Evan d’Arian, et le Seigneur Gelmir d’Anwa.
–Il va falloir du temps pour nommer de nouveaux Seigneurs, regretta l’empereur.
Il s’était retiré avec les rares survivants dans une petite pièce adjacente, bien moins rutilante ; des esclaves domestiques s’employaient déjà à nettoyer la Grande Salle d’audience pour lui redonner son éclat le plus rapidement possible.
–Je ne vais pas pouvoir attendre si longtemps, dit Satia le plus poliment qu’elle put.
Non loin d’elle, des médecins s’occupaient des Seigneurs et du reste de leur petit groupe. L’épouse de Jahyr, Yssa, cherchait à rassurer Esbeth, inquiète du sort qui attendait le Commandeur Éric. Peu nombreux étaient ceux qui avaient remarqué qu’il était blessé, dans le chaos ambiant.
Ishty et Sital, qui formaient l’escorte du seigneur Evan, recevaient les premiers soins. Leur mission était remplie : le seigneur d’Arian n’était pas blessé.
Gelmir, le seigneur d’Anwa, restait isolé, étrangement silencieux. Il avait perdu un fidèle ami ce jour, le seigneur Gnor de Meren.
Neuf survivants. Les Strators s’étaient montré mortellement efficaces, comme toujours.
–Nulle trace de Rivalia ou d’Idril so Baradiel ? grommela Dvorking.
–J’imagine qu’elles ont pris la fuite avec l’Arköm Samuel, répondit Jahyr en réfléchissant. Elles n’avaient rien à gagner à rester au Palais, sinon perdre leur tête.
–J’aurais dû tuer Idril immédiatement au lieu de la garder emprisonnée, maugréa l’Empereur.
–Que comptez-vous faire, maintenant, sire ? demanda Jahyr. Vous nous avez conviés ici pour avoir notre avis sur un traité de paix avec la Fédération, mais avez-vous réellement besoin de notre opinion pour prendre une telle décision ? Vous êtes l’Empereur. Vous n’avez pas de compte à nous rendre.
–C’est vrai, concéda Dvorking. Mais j’ai suffisamment d’expérience du pouvoir pour savoir qu’on ne dirige pas un tel empire seul. Les Familles doivent se retrouver dans les grandes lignes de la politique impériale. Je songeais également à convier les membres dirigeants de la Coalition.
–C’est surprenant de votre part, avoua le seigneur de Nienna. Surtout après la récente Purge.
Evan et Esbeth s’étaient raidi à l’évocation du mouvement auquel ils appartenaient. L’un comme l’autre remarquèrent leur intérêt commun… Esbeth prit l’initiative de former discrètement le C avec son petit doigt, le signe de reconnaissance de la Coalition. Evan lui retourna le geste et ils échangèrent un sourire. Avaient-ils bien entendu ? L’empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force, prêt à parlementer ? Le monde tournait à l’envers. S’il avait suffi de demander… La Purge lui sembla de nouveau être un gâchis sans nom.
–Il va être temps de se mettre à la table des négociations, alors, continua pensivement Jahyr.
–Vous êtes l’un d’entre eux, comprit immédiatement la Souveraine.
Le seigneur de Nienna posa ses yeux clairs sur elle.
–Vous êtes perspicace, altesse. J’en suis leur chef.
Evan en resta bouche bée. Alors c’était le seigneur Jahyr qui se cachait derrière le masque de loup ? Il ne s’en serait jamais douté.
Esbeth paraissait tout aussi stupéfaite ; et elle avait de quoi. Les membres de la Coalition étaient représentés par neuf membres influents des neuf Mondes… et elle avait représenté Nienna si longtemps. Son frère, leur leader ? Yssa, son épouse, rayonnait de fierté contenue. Elle avait été dans la confidence.
D’un geste, le Seigneur Jahyr engloba leur groupe.
–Ils en font tous partie, pour être exact.
Satia fut peut-être la moins surprise de tous. L’empereur semblait ahuri, et le seigneur Gelmir porta un nouveau regard sur Evan – qui contenait une lueur de respect.
Le capitaine Ishty avait commencé par poser sa main sur le pommeau de son épée, avant de se détendre. Finalement, ils étaient entourés d’alliés. Du moins, pour le moment. À ses côtés, Sital restait méfiant. Le seigneur Gelmir, un allié du seigneur Evan ? Après tout ce qu’il avait subi entre ses mains ? Les poings serrés, l’esclave contenait difficilement sa rage.
Evan, lui, découvrait son beau-père dans les rangs de la Coalition. Lui-même n’en avait jamais parlé à Ireth, à la fois pour la protéger, et pour se protéger. Lui demander de garder un secret était au-dessus de ses capacités ; la jeune femme ne jurait que par les derniers ragots de la cour.
–Je comprends mieux votre soudain intérêt à aller sauver la vie du seigneur Gelmir, fit pensivement l’Empereur des neuf Mondes.
–Les autres étaient déjà morts, ou en voie de l’être, de toute manière, répondit Jahyr. Les Strators sont remarquablement efficaces quand il s’agit de donner la mort. Heureusement que nous avons eu de bons combattants de notre côté également.
Le seigneur de Nienna était le seul à paraitre totalement à l’aise.
–Depuis combien de temps dure cette mascarade ? grommela Dvorking.
–La Coalition existe depuis aussi longtemps que l’Empire. Un pouvoir aussi total que le vôtre demande une opposition forte, mais secrète pour ne pas être totalement écrasée. Vous êtes mal entouré, sire. Le commandeur Éric vous est indéniablement loyal, et je ne parle pas des efforts immenses que nous avons déployés en vain pour tenter de le corrompre, mais il reste un soldat. L’Arköm vous a fait miroiter des rêves d’immortalité tout en rassemblant ses forces hors de votre contrôle. Vous ne vous en êtes pas rendu compte, mais vous êtes devenu sa marionnette.
–Impossible, murmura Dvorking, secoué par ces révélations. Je ne peux pas être aveugle à ce point.
Une lueur compatissante s’alluma dans le regard de Jahyr.
–Nous avons beaucoup de contacts dans l’enceinte du Palais Impérial. Vous avez puni vos Iko parce que vous aviez trop confiance dans votre Iku. Idril vient d’Arian, sire. Nous avons toujours pensé qu’elle était la cause de votre absence d’héritiers.
–Et vous n’en avez rien dit ? fit amèrement l’empereur.
–Votre réputation vous précède. Vous auriez préféré trancher la tête de tout Seigneur qui aurait osé remettre en question les talents de votre Iku.
–En cela vous vous êtes trompé, Jahyr. Oui, je suis dur envers mes subordonnés. Oui, je tolère peu les échecs. Mais je sais aussi récompenser ceux qui me rendent service. Le Maitre-Espion Fayaïs, tout comme le Seigneur Evan, peuvent en témoigner.
–C’est donc le moment pour ouvrir des négociations, intervint Satia qui était restée en retrait jusque-là.
–Ce pourrait être une bonne chose, oui, convint Dvorking. Je n’ai pas vraiment d’autre choix.
–Vous pourriez nous faire tous exécuter pour trahison, nota Jahyr.
L’empereur esquissa un sourire.
–Vous ne manquez pas d’humour, Seigneur Jahyr. Non, quoi que vous puissiez en penser, je n’apprécie pas le gâchis, surtout quand il se pare d’un tel talent. Soit. La Souveraine s’est précédemment entretenue avec moi ; souhaitez-vous qu’elle vous redonne ses conditions à un traité de paix entre nos deux systèmes ?
Jahyr consulta ses pairs du regard avant d’hocher la tête.
–Nous apprécierions, oui.
La jeune femme réexpliqua la position de la Fédération des Douze Planètes à propos des phénix et de l’esclavage.
–Je n’ai jamais compris l’intérêt que portaient les Empereurs à ces bestioles, fit le seigneur Gelmir, et je ne m’opposerai pas à leur classement en espèce protégée. L’esclavage par contre… c’est mon fonds de commerce, Altesse.
–Vous pourriez amorcer une restructuration en centres de formation, suggéra Esbeth. Si les esclaves ont vocation à devenir libres, il leur faudra bien trouver un emploi.
–Ils seront trop pauvres pour payer ce genre de services, rétorqua Gelmir.
–Sauf si le Seigneur qui les emploie paie la formation, avança Evan.
–Et ceux non provisionnés par un Seigneur pourraient demander à obtenir une bourse impériale, suggéra Dvorking en se caressant le menton. Mais libérer l’ensemble des esclaves… je veux bien signer un document pour demander l’affranchissement des esclaves de guerre, issus de la Fédération, en leur laissant le choix de retourner ou pas sur leur planète natale. Par contre, devenir esclave, éventuellement sur un temps donné, en paiement d’une faute, sera maintenu. C’est une politique intérieure de l’Empire, qui permet d’éviter trop d’incarcérations ou de décapitations.
–Je peux concéder ce point, dit la Souveraine.
L’empereur sonna pour appeler son chambellan.
–Appelle mon secrétaire et dis-lui d’apporter son matériel.
–À vos ordres, sire, s’inclina Alistair.
–J’avoue être surprise que vous acceptiez si facilement de renoncer à l’esclavage de masse… dit Satia.
–C’est un point dont nous avons déjà beaucoup discuté en interne, fit le seigneur Jahyr. Le but premier de la Coalition est d’amener les Seigneurs issus des différents Mondes à réfléchir sur les moyens pour améliorer l’Empire de l’intérieur. Sans forcément passer par la destitution de l’Empereur. L’esclavage fournit une main-d’œuvre certes gratuite, mais qu’il faut entretenir, et dresser. Sans aucune garantie d’efficacité. Et tous les domestiques ne sont pas des esclaves, car peu de Seigneurs font finalement totalement confiance à leurs esclaves. Il est aisé d’imaginer qu’un esclave n’est qu’un meuble, et pourtant chaque Seigneur a eu à son service au moins un esclave rebelle, indigne de confiance. Même le seigneur Gelmir n’est pas satisfait du système actuel.
–Il restera à régler le cas de l’Arköm Samuel, intervint le Seigneur Evan.
L’empereur Dvorking haussa les sourcils.
–Y’a-t-il vraiment quelqu’un qui pense ici qu’il gardera sa tête ?
–Non, mais pour l’instant il est en fuite.
–Le Commandeur Éric ne le laissera pas s’en tirer aussi facilement, rétorqua l’empereur.
–Mais il est blessé, dit Esbeth. Plus sérieusement que vous ne le pensez.
La jeune Souveraine hésita à ajouter quelque chose puis se ravisa. Elle doutait que Lucas oublie leur querelle d’honneur pour apporter son aide au Commandeur. Était-ce une bonne chose de les avoir envoyé poursuivre l’Arköm ensemble, finalement ? Elle avait pu constater que leur alliance contre les Strators avait pris fin dès le combat terminé. Et cette fois, il n’y aurait personne pour les séparer quand ils en viendraient aux mains.
–Le Messager Lucas l’accompagne. À deux, ils devraient avoir le dessus sur l’Arköm, finit par dire Satia.
–Dame Esbeth est l’épouse du Commandeur Éric, précisa Jahyr. Son inquiétude est légitime.
Apprendre que leur plus grand ennemi était marié et possédait peut-être une famille était déstabilisant, songea Satia. Jusqu’où leur honneur conduirait les deux hommes ?
–Les deux sont doués, admit Evan à contrecœur. L’Arköm n’a aucune chance.
–Sa loyauté doit être immense, pour être allé vous chercher au cœur de l’Empire, remarqua pensivement Dvorking.
–Oui. Il m’a prêté le serment du Sa’nath.
Sital laissa échapper un sifflement admiratif. L’esclave Massilien s’était fait oublier jusque-là, même s’il avait suivi la discussion avec intérêt. Sous les regards des Seigneurs, son conditionnement reprit le dessus et il baissa la tête, contrit. La Souveraine retint un commentaire désobligeant. Voir l’un de ses concitoyens réduit à l’esclavage était intolérable.
–Peux-tu préciser ta pensée, Sital ? demanda Evan.
–Oui, seigneur. « Son honneur avant le mien ; mon sang versé avant le sien ; ma vie donnée avant la sienne ». Il n’y a pas de serment plus important pour un Massilien. Il date des grandes guerres de succession, où seul ce serment permettait d’être certain de ses alliés. C’est un serment de protection absolue. Depuis, il est tombé en désuétude : il implique bien trop de sacrifices, même pour les Massiliens pétris d’honneur que nous sommes. Je ne connaissais personne l’ayant prêté.
–Vous avez un protecteur de valeur, commenta Jahyr.
–J’en ai conscience, fit Satia.
*****
Devant Lucas, le Commandeur, qui menait la traque depuis de longues minutes, perdit soudainement de l’altitude, et atterrit en catastrophe dans une ruelle poussiéreuse. Perplexe, Lucas se posa en douceur à quelques mètres.
Le Messager reporta son attention sur son frère, soucieux. Le Commandeur était pâle, sur un genou, la main pressée sur son flanc. Le Mecer était confronté à un dilemme. Il pouvait laisser ici le Commandeur et tenter de retrouver seul l’Arköm ; mais il ne connaissait pas les lieux. Le Commandeur n’était pourtant clairement pas en état de continuer sans soins. La blessure n’était peut-être pas fatale, cependant elle restait handicapante. En l’état, le commandeur le ralentirait, voire ne serait d’aucune aide. Le jeune homme serra les poings. Il détestait agir à l’encontre de tous ses principes. S’approchant, il mit un genou à terre.
–Fais voir.
Le commandeur lui jeta un regard noir, avant d’ouvrir sa veste. Une large tâche écarlate déparait son flanc gauche, malgré le bandage. Lucas pinça les lèvres. Bien plus qu’une simple égratignure. Comment avait-il pu combattre avec ça ?
–Ce n’est pas assez serré. Il faut le refaire.
Sans mot dire, Éric fouilla ses poches et lui passa un tissu et une bande propre.
–Merci.
L’aspect de la blessure n’était pas beau à voir. De la taille d’une paume de main, elle suintait encore. Il n’avait aucune idée de sa profondeur, mais il était certain qu’elle n’était pas superficielle. Il lui fallait des soins, pas un simple bandage.
–Ça craint, hein ? commenta Éric, le souffle court, face au silence du Messager.
–Oui, répondit sobrement Lucas.
–Je le savais. Saleté de Strator, maugréa le Commandeur.
Un silence tendu s’installa entre eux.
Iskor ?
Tu es décidé ?
Oui. Tu es d’accord ?
Je n’attendais que ta décision. J’arrive.
–Qu’est-ce que… commença Éric comme une lumière éblouissante le contraignait à fermer les yeux.
Quand il les rouvrit, un phénix se campait fièrement devant lui.
–Eraïm me garde, murmura le Commandeur, abasourdi.
–Permettras-tu à Iskor de te soigner ?
–C’est sérieux à ce point ?
–Oui et non. Tu as besoin de soins, et je n’ai pas le temps d’attendre que tu sois remis.
–Ne vas-tu pas regretter ta décision ?
–Elle est prise, et j’en assumerai les conséquences. Le choix te revient, conclut Lucas.
–Très bien, finit par dire le Commandeur après quelques secondes de réflexion. J’accepte ton offre avec gratitude, Iskor.
Le phénix s’approcha doucement de l’homme ailé pour le soigner. La blessure se referma ; et en quelques secondes, il ne resta plus qu’une fine cicatrice blanche. Les traits du commandeur se décrispèrent ; malgré la douleur intense qu’il avait dû ressentir il ne s’était pas plaint.
–Incroyable, murmura-t-il en passant son doigt sur la cicatrice comme pour vérifier que ses yeux ne lui mentaient pas.
Le phénix battit des ailes et vint se percher sur l’épaule de Lucas. Le Commandeur se releva et boutonna sa veste.
–Il est temps d’aller débusquer ce fumier.
*****
Lucas n’aimait pas utiliser les nuages pour se camoufler. Il en ressortait toujours trempé et frigorifié. Mais le Commandeur préférait prendre un maximum de précautions ; l’Arköm était redoutable. De là-haut, ils repéraient facilement toute cible éventuelle. Les déplacements de la population qui flânait étaient logiques, et tout mouvement inhabituel se décelait bien plus facilement qu’à terre.
Le Temple d’Orssanc de la capitale se découpa bientôt devant eux. Sa noirceur détonnait au milieu des maisons blanches qui renvoyaient les rayons du soleil.
Pourtant le Commandeur continua, brassa l’air vigoureusement pour prendre encore de l’altitude. Perplexe, Lucas resta dans son sillage. S’il avait été seul, il aurait fouillé le Temple de fond en comble. L’Arköm avait-il d’autres lieux de repli ?
Tu as bien fait de suivre ses indications, non ? lança Iskor.
Il ne les a pas encore retrouvés, contra Lucas, bien décidé à ne pas céder du terrain.
Le Commandeur choisit ce moment pour tendre le bras vers le sol.
Tu disais ? se rengorgea Iskor.
Avec leur vue perçante, ils distinguèrent trois silhouettes qui entraient dans une bâtisse parfaitement quelconque. Un camouflage parfait.
–Les terrestres sont toujours aussi lents, commenta le Commandeur.
Lucas se surprit à acquiescer avant de se ressaisir.
–Qu’est-ce qu’on attend ?
Pour toute réponse, Éric rabattit ses ailes et piqua vers le sol, Lucas à sa suite. À leur étonnement, la porte était entrebâillée, comme une invitation. Le Commandeur se renfrogna.
–Cela ne présage rien de bon. L’Arköm est un être fourbe et rusé, prévint Éric. Reste sur tes gardes.
Lucas haussa un sourcil.
–Est-ce un conseil que de rappeler l’évidence ?
–Ton phénix nous accompagne ? Il serait un allié précieux.
–Iskor est libre de ses décisions, répliqua Lucas. As-tu asservi un autre Compagnon ou te trouves-tu esseulé ?
Éric se rembrunit.
–Mesure tes paroles, veux-tu ? L’arrangement entre Nyx et moi ne regarde que nous.
–Tu pervertis le Wild !
–Ne me prends pas pour un idiot ! cracha le Commandeur. J’ai déjà vu ton phénix et ce n’était pas celui-ci !
Lucas pâlit et se détourna. Surpris, le Commandeur considéra les poings serrés de son cadet. Il n’avait peut-être pas tapé juste, mais il y avait clairement un souci entre le jeune homme et son Compagnon. Parfait, cela pourrait servir ses plans. Une fois que le cas de l’Arköm serait réglé.
–Tu comptes me laisser tout le boulot ? lança Éric nonchalamment en pénétrant les lieux.
Le Messager ne répondit pas, et seul l’écho de ses pas sur le sol d’obsidienne lui apprit sa présence. Le Commandeur sourit.
Le vestibule était désert, mais il s’y était attendu. Avec précaution, il poussa la seule porte présente, l’épée en main. Un long couloir apparut, éclairé sporadiquement par des appliques. Sur leur droite, de nombreuses portes. Au vu de leur fréquence, Éric déduisit que les pièces devaient contenir des expérimentations, ou de futurs sacrifiés. Il leur faudrait donc s’enfoncer au cœur d’un complexe inconnu. Le piège se refermait sur eux.
La porte se rabattit avec un bruit sourd. Lucas jura, s’acharna en vain.
–Impossible de l’ouvrir, commenta-t-il. Le verrou semble être à l’extérieur.
–Il a encore une longueur d’avance, pesta Éric. Comme toujours. Je vais demander des renforts.
Il jura à son tour.
–Nos communications sont brouillées.
–Magnifique technologie, persifla Lucas.
Le Commandeur lui retourna un regard noir.
–Personne ne t’avait demandé de venir.
Éric n’attendit pas sa réponse avant d’avancer. Le couloir les mènerait bien quelque part ; quoi qu’il s’y trouve, ils l’affronteraient.
–Pourquoi toutes ces portes ? s’enquit son cadet. Ne devrait-on pas les vérifier ?
–Inutile. Il n’y sera pas.
–Mais…
–Ce serait une perte de temps, coupa Éric. Tu l’auras, ton Arköm, alors ne viens pas me gêner dans ma traque.
Le Messager se mura dans le silence, ce qui lui convenait parfaitement. Ils parvinrent à l’extrémité du couloir quelques minutes plus tard ; la main sur la poignée, le Commandeur resta à l’écoute avant de pousser la porte.
–Tu vas l’avoir, ton combat.
Le couloir s’ouvrit sur une armurerie. Les deux hommes furent bientôt face à une douzaine d’hommes armés, prêts à les recevoir. L’acier brillait sous les lampes, et les soldats hurlèrent avant de se jeter sur eux.
Les deux ailés réalisèrent rapidement qu’ils étaient drogués ; sinon jamais ils ne se seraient ainsi rués sur eux sans réfléchir. Leur insensibilité aux blessures les contraignit à des attaques létales.
Mais les Adeptes d’Orssanc étaient loin d’avoir le niveau des Strators ; se débarrasser d’eux fut une formalité pour les deux guerriers d’élite. En quelques minutes l’armurerie redevint silencieuse. Les corps jonchaient le sol entre les râteliers d’armes.
–Les escaliers, pesta Éric.
Ils descendirent les marches à toute allure, s’immobilisèrent brusquement en bas. Les murs étaient nus, chichement éclairés par des bougies à même le sol qui dévoilait des symboles que Lucas était incapable de déchiffrer. Plusieurs cercles s’entrecroisaient ; en leurs centres, le Messager devina deux silhouettes agenouillées ; les deux femmes aux côtés de l’Arköm lors de l’attaque des Strators. Mortes, réalisa-t-il soudainement.
Un frisson glacial parcourut son échine quand il comprit l’origine écarlate des runes. Les fameux sacrifices humains dont l’Empire était friand.
Assis en tailleur sur le sol maculé de sang, l’Arköm ouvrit des yeux sereins à leur approche.
–Vous voilà enfin, susurra-t-il. Je ne vous attendais plus.
Le Commandeur fronça les sourcils. Voilà qui n’augurait rien de bon.
–Vous avez trahi l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force. Préparez-vous à en subir les conséquences.
L’Arköm éclata de rire.
–Vous êtes bien présomptueux, Commandeur. Je crois plutôt que c’est vous, qui allez payer le prix fort de votre arrogance.
Éric attaqua aussitôt ; le Messager apprécia le geste en connaisseur. L’Arköm aurait dû n’avoir aucune chance. Pourtant, en moins d’une seconde, il s’était levé et une épée s’était comme matérialisée dans sa main. L’esquive était parfaite ; comme s’il avait deviné les pensées du Commandeur. Lucas s’élança à son tour, décidé à profiter de la moindre chance.
À sa surprise, l’Arköm para son attaque. Sans même paraitre forcer. Samuel se permit un sourire ; les yeux glacés fixés sur lui le firent frissonner.
La contre-attaque fut si vive qu’il n’eut pas le temps de réagir. Lucas bondit en arrière avec un temps de retard, le bras en sang. Éric profita de la distraction de l’Arköm pour attaquer par derrière ; la parade fut parfaitement exécutée une fois de plus.
Éric fronça les sourcils.
–Il démontre une rare maitrise du combat.
–J’ai vu ça oui, persifla son cadet.
–Je n’étais pas au courant.
–Qui forme les Strators, d’après toi ?
–Il nous faut agir en équipe ou nous n’arriverons à rien.
Lucas haussa un sourcil.
–Es-tu en train de suggérer de faire alliance ?
–L’idée m’indispose autant qu’à toi, je te rassure. Mais nous n’avons guère le choix.
Qu’en dis-tu, Iskor ?
Tu me demandes mon avis ? s’étonna le phénix. Je surveillerai tes arrières.
–Entendu.
L’Arköm leur sourit, presque tendrement.
–Vous n’avez aucune chance de me vaincre, pauvres petits poussins. Goûtez à ma puissance, et désespérez !
Le Grand Prêtre d’Orssanc se porta à la rencontre des deux ailés ; surpris par sa pugnacité, ils cédèrent du terrain, remontèrent les escaliers jusqu’à l’armurerie. La salle était plus grande et leur serait davantage profitable qu’à l’Arköm.
Je n’ai pas vu grand-chose de votre travail d’équipe, intervint Iskor. Vous comptez vous laisser faire jusqu’à quand ?
Lucas ouvrit la bouche, mais Éric fut plus rapide.
–Couvre-moi, lança-t-il avant de se propulser au contact sur une impulsion de ses ailes.
Le Messager jura. L’Arköm était incroyablement doué avec une épée ; même à deux, même en profitant de chaque ouverture que lui provoquait Éric, ils étaient totalement dominés.
Il ne s’était pas du tout attendu à ça.
Je t’avais pourtant prévenu. Il est redoutable.
Lucas ignora le ton moqueur du phénix. L’Arköm était frais ; Éric et lui venaient d’affronter plusieurs Strators et de se livrer à une traque pour le rattraper.
Dis à Éric de maintenir la pression. Il ne pourra pas tenir éternellement ainsi.
Eux non plus, mais ils avaient leurs Compagnons ; ils pouvaient compter sur un regain d’énergie.
Les deux hommes enchainèrent les attaques. Avec une seule arme, l’Arköm virevoltait pour parer leurs coups. Sa technique de combat était à son image ; froide et impersonnelle. Ses mouvements souples ne visaient que la parfaite efficacité. Comme les Mecers, comme les Maagoïs, comme les Strators. Lucas comprenait maintenant d’où ses adversaires tiraient leurs connaissances. La télépathie ne faisait pas tout.
L’Arköm ne se départit pas de son sourire, pourtant Lucas perçut le moment où il comprit que ce combat serait plus compliqué que prévu. Le Messager et le Commandeur s’étaient suffisamment affrontés sur les champs de bataille pour se connaitre parfaitement ; leurs attaques se coordonnaient naturellement.
Un instant, Lucas se demanda quels auraient été leurs destins, si les choses avaient été différentes. S’ils avaient été alliés, et non ennemis.
Il repoussa résolument cette pensée au fond de son esprit. Cette alliance ne serait jamais que temporaire.
Le regrettes-tu ? demanda Iskor.
Ce n’est pas le moment.
L’Arköm était un combattant qui ne tolérait pas la moindre distraction. Malgré la pression sur lui, il trouva les ressources pour contre-attaquer. Un vif aller-retour, et le sang perla chez les deux ailés. Le Commandeur ignora la blessure sur sa jambe ; au lieu de reculer il s’avança pour bloquer le fer de leur ennemi. Lucas s’empara de l’ouverture et visa le cœur.
La lame en Ilik s’enfonça profondément, se teintant de rouge. Lucas soupira de soulagement. Contre toute attente, le sourire de l’Arköm s’élargit. Le Commandeur fronça les sourcils. Quelque chose n’allait pas. D’un coup d’épaule, il bouscula son cadet, l’envoyant au sol. Lucas se releva en jurant, avant de rester bouche bée. Éric l’avait rejoint d’un bond, mais son attention restait fixée sur l’Arköm, malgré le sang qui coulait sur sa jambe. Qui, toujours souriant, son regard glacé posé sur eux, retirait délicatement l’arme logée dans son cœur.
Abasourdis, les deux ailés reculèrent d’un même pas.
Quelle est cette sorcellerie ?
Ses expériences avec le sang de Satia ont dû aboutir… C’est pire que ce que nous imaginions. Je préviens Séliak immédiatement.
Il est trop risqué qu’elle vienne.
Sa Liée doit nous amener du renfort.
Lucas resserra sa prise sur sa dague, chercha à élaborer une stratégie tandis que l’Arköm époussetait sa tunique. Un mince sourire étira les lèvres fines, et quand les yeux sans âme se posèrent sur lui, le Messager se sentit glacé jusqu’à la moelle.
Comment on le tue ?
Comme on tue un phénix, commenta sombrement Iskor. Je vous souhaite bien du courage.
Éric testa sa jambe en grimaçant.
–Une idée lumineuse avant que nous mourions ?
–Du renfort est en route. Occupons-le.
Sur leurs gardes, les deux ailés se déployèrent autour de l’Arköm. Le Commandeur s’élança tandis que Lucas détournait l’attention de leur adversaire.
D’un geste désinvolte, Samuel l’envoya bouler contre un mur. Éric s’effondra, sonné. Le Messager ravala sa salive. Là, les choses se compliquaient.
Puis les yeux sombres se braquèrent sur lui et l’Arköm bondit à sa rencontre.
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