Chapitre 74

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Sagitta, Palais de Valyar, Douzième Royaume.

Aioros ne regrettait pas d’avoir suivi le conseil de son oncle. Ce repas en famille avait été une pause bienvenue entre deux séances houleuses à l’Assemblée. Elycia avait déjà compris quel rôle serait le sien, et le jeune Djicam était ravi qu’elle s’entende si bien avec le reste de sa famille. La perspective d’accueillir un nouveau petit neveu ravissait Alya ; même si Elycia restait convaincue d’attendre une fille. Peu lui importait ; cet enfant ramènerait l’espoir et la joie dans la Seycam, après les épreuves difficiles qu’ils avaient essuyées.

L’absence de Lucas était le seul point noir de la soirée. Aioros espérait qu’il rentre sain et sauf de son excursion dans l’Empire des Neuf Mondes. Et qu’il ramène rapidement la Souveraine légitime, parce que la situation de la Fédération des Douze Royaumes se dégradait de jour en jour et que Mickaëla affirmait son emprise. Ils étaient trop peu à savoir que deux phénix avaient survécu à l’éradication de leur espèce. La Barrière protégeait les Douze Royaumes et l’Empire ne pouvait rien contre eux depuis l’espace.

Normalement.

–Tu sembles bien soucieux, nota Elycia tandis que ses doigts fins glissaient sur ses épaules.

Aioros soupira.

–Désolé. Cette incertitude me mine. J’espère que tu profites bien ?

–Oui. Ta sœur est réellement adorable et Aïtor tellement charmant. Ton oncle s’est montré très courtois, et je sais que ça lui coûte.

–Il faudra du temps avant que le clan des Montagnes du Sud soit totalement accepté par la Seycam.

Elycia déposa un baiser dans son cou avant de l’enlacer. Aioros s’abandonna à son contact, désireux d’oublier un instant tous ses problèmes. Elle guida sa main sur son ventre, sourit de son émerveillement face à la vie qu’elle portait.

–Qu’as-tu prévu pour la suite, mon amour ? s’enquit-elle.

–Si je t’en parle, ça ne sera plus une surprise, rétorqua Aioros.

Oh. Tu dois aller voir Sanae tout de suite.

Ça ne peut pas attendre ?

Non, répondit catégoriquement Saeros. Dépêches-toi avant qu’elle ne panique.

–Un souci ? s’inquiéta Elycia.

–Je ne sais pas, mais on a besoin de moi. Sois tranquille, ils prendront soin de toi jusqu’à mon retour.

Le Djicam de Massilia prit quelques instants pour informer sa famille de la situation puis se hâta dans les escaliers. Qu’est-ce qui avait bien pu inciter Saeros à se montrer si péremptoire ? Qu’est-ce qui nécessitait sa présence alors que la soirée était plus que bien avancée ? S’il n’y avait pas eu ce repas, il aurait été en train de dormir.

Ou pas.

Saeros ! Elle est où, d’ailleurs, Sanae ? Chez Zalma ?

Oui.

Aioros se renfrogna. La Djicam de Soctoris tenait à garder la jeune fille près d’elle, et c’était compréhensible, mais qu’il lui rende visite à une heure si tardive ferait inévitablement jaser. Il ignora les regards surpris des soldats de la Garde du Phénix qu’il croisa en descendant les marches et frappa deux coups.

–Qui est-ce ? demanda une voix fébrile.

–Aioros. Désolé de vous déranger si tard.

–Entrez.

Le soulagement était suffisamment perceptible pour que le Djicam s’inquiète. Il n’y avait personne dans la petite antichambre, mais la porte du bureau était ouverte.

Il y trouva Zalma et Sanae, et surtout, treize oiseaux au plumage rouge et or. Des phénix. Stupéfait, Aioros en oublia presque de saluer.

C’était ça ton urgence ?

Il y a bien plus à voir que tu ne le crois, répondit Saeros, clairement soucieux.

–Vous voilà enfin, sourit la Djicam de Soctoris. J’allais envoyer vous faire chercher.

–Que se passe-t-il ? demanda prudemment Aioros.

–Ils sont apparus dans un éclair de lumière, dit Sanae avec déférence.

–Et un seul d’entre eux semble réagir comme il le devrait, nota Zalma.

C’est Iskor, le Compagnon de ton frère. Ils ont trouvé ces phénix dans le laboratoire de l’Arköm Samuel. Iskor dit qu’ils sont comme… mutilés. Ils n’ont pas accès au Wild. La petite peut-elle faire quelque chose ?

Elles avaient patienté en silence, devinant qu’il conversait avec son Compagnon.

–Des expériences, expliqua enfin Aioros. Ils ont été utilisés par l’Empire. Le Wild leur est inaccessible.

–J’avais compris qu’ils étaient affaiblis mais pas à ce point. Que doit-on faire d’eux ?

–Iskor pense que vous pourriez peut-être réussir à les soigner.

Sanae s’approcha d’un oiseau au regard terne et posa les mains sur lui. Zalma la couvait du regard ; certainement pour en retirer des informations.

Comment l’Empire peut-il créer de telles abominations ? Pourquoi n’en avons-nous rien su ?

Même les phénix ne sont pas omniscients, rétorqua Saeros.

–Il y a effectivement quelque chose. Une sorte de cassure. Quelque chose a été brisé en eux. Je ne comprends même pas comment ils ont pu survivre ainsi. Je ne sais pas s’il sera possible de guérir cette... blessure.

Sanae était déçue, le Massilien le sentait. Malgré tous ses talents, elle était encore si jeune ! Certaines guérisons demandaient du temps. Et parfois, rien ne redevenait véritablement comme avant.

–Il va falloir les transférer dans un endroit sûr. Prendre soin d’eux et les remettre en forme, indiqua Zalma. Ils sont trop faibles pour que nous tentions quoi que ce soit maintenant.

–Les servants d’Eraïm sont les plus à même de soigner les phénix, déclara Aioros.

–Vous feriez confiance à Mickaëla ? s’étonna Zalma.

–Non. Ma confiance en elle est définitivement inexistante. Mais je refuse de croire que tous les servants d’Eraïm aient été pervertis.

–Encore faut-il en trouver. Croyez-vous vraiment que Mickaëla les ferait tuer si nous les révélions à l’Assemblée ?

–Je ne sais pas, Zalma, soupira Aioros. Tout ceci prend des proportions bien trop importantes.

–Savez-vous s’ils reviennent bientôt parmi nous ?

Oui.

Et ta définition de « bientôt » ?

Une question de jours. S’ils survivent jusque-là.

Merci de ton optimisme, railla Aioros.

–Apparemment d’ici quelques jours, reprit-il à l’attention de la Djicam.

–C’est demain que nous enterrons Dionéris, Eraïm garde son âme. Son absence sera très mal vue.

Aioros n’en avait que trop conscience. La situation s’éternisait ; l’Assemblée ne traitait que les dossiers mineurs en attente, malgré la présence de Damien établi en Souverain. Aioros ne savait trop s’il devait s’en réjouir, car Mickaëla était subtile. Elle imposait sa présence tout doucement, jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’ils avaient accepté le jeune homme dans ce rôle. Quel était son arrangement avec l’Empire ? Elle y avait des contacts, Zalma en était certaine et Aioro enclin à la croire.

–Je vais les installer dans mes appartements, décida Zalma. Provisoirement.

–Je demanderai à un Émissaire de garder un œil discret sur la situation, alors.

–Vous ne me faites pas confiance ?

–Je crains pour votre sécurité. S’ils sont découverts… ne craignez-vous pas ses représailles ?

–Il en sera selon la volonté d’Eraïm, répondit posément Zalma.

*****

Druus, Premier Monde, Palais Impérial.

Le lendemain, l’Empereur Dvorking les convia à un dernier repas en compagnie des Seigneurs et de leurs épouses. Il faudrait encore quelques jours avant que de nouveaux Seigneurs soient nommés – même si leurs successeurs étaient connus et commençaient à prendre leurs dispositions. Au sein de l’Empire, on commençait par prendre soin des défunts avant de s’approprier leurs titres et leurs biens.

Le matin, Satia avait été demandée par Dvorking pour discuter des évènements de la veille. Lucas l’avait accompagnée ; s’il était encore fatigué par la guérison de ses blessures, il le cachait bien. La jeune femme n’avait pas été surprise de découvrir Evan et le Commandeur aux côtés de l’Empereur.

Les deux ailés s’ignorèrent tout le temps de leur discussion et Satia pinça les lèvres. Malgré leur combat en tant qu’alliés contre l’Arköm, rien n’avait changé entre les deux hommes. Espérait-elle encore un miracle ? Après le diner, ils prendraient congé. Satia brûlait de rentrer chez elle.

Le repas était tout ce à quoi Satia s’attendait. Les Seigneurs et leurs épouses étaient vêtus de leurs plus beaux atours et la table avait été dressée avec magnificence dans une vaste salle. De lourds lustres de cristal reflétaient la lumière, une musique calme et douce incitait à la détente tout en permettant les conversations.

Le service était assuré par des domestiques en livrée, silencieux, qui servaient avec élégance et veillaient à maintenir les verres remplis. Satia apprécia qu’il ne s’agisse pas d’esclaves. L’empereur avait prévu plusieurs vagues de réformes, échelonnées selon un calendrier qui restait à établir lors de futures discussions avec les Seigneurs. Les esclaves issus des Douze Royaumes et qui souhaitaient rentrer chez eux seraient une priorité, conformément à leur accord.

La soupe était chaude et réconfortante ; des légumes avaient été enrobés de pâte et frits ; de petites tourtes à la viande, délicieusement parfumées et épicées, formaient la corolle d’une fleur autour d’un bouquet odorant. Tout était succulent.

Aux côtés du Seigneur Evan, son épouse Ireth papotait furieusement avec Esbeth, désireuse de connaitre tous les détails de l’attaque surprise des Strators. Les têtes des traitres avaient été serties dans des cubes de verre et étaient exposées à la vue de tous à l’entrée du Palais Impérial, aux côtés des cendres de l’Arköm, artistiquement disposées au sein de leur rectangle de verre : selon l’angle sous lequel on les regardait, elles figuraient un phénix en plein vol, un souffle noir, ou encore le désespoir d’un homme à l’agonie.

Tout le monde ne parlait plus que de ça. Les Seigneurs décédés étaient considérés comme des héros.

Evan se dit que le seigneur Jahyr avait bien caché son jeu. Un nouvel équilibre des pouvoirs s’était installé. Des proches de Dvorking, seuls restaient Fayaïs et le Commandeur Éric. Jahyr était en train de s’imposer comme le troisième homme de confiance. Les rares membres survivants de la Coalition formeraient-ils le nouveau cercle d’intimes qui conseilleraient l’empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force ? Evan était prêt à parier sa vie que tel serait bientôt le cas. L’Empire allait connaitre de grands chamboulements dans les prochaines années et l’émergence d’une première version du traité de paix entre l’Empire et la Fédération en avait été le premier pas.

La présence du phénix avait surpris tout le monde. Pour l’instant il restait perché sur la chaise du Messager Lucas, sur ses gardes. Le Commandeur n’était pas loin, aux côtés de son épouse, bien plus loquace. Les deux hommes n’avaient pas échangé un seul regard.

Quand ils arrivèrent au dessert, Satia n’avait plus faim. Elle se contenta de piocher un fruit dans la corbeille colorée disposée près d’eux ; les entremets délicats qui rivalisaient de sophistication s’arrachèrent, sous le regard amusé des Seigneurs.

Dès que le repas serait terminé, ils prendraient officiellement congé. Seule la politesse la plus élémentaire empêchait Satia de manifester son impatience.

Et puis Lucas se leva, s’attirant tous les regards. La jeune femme lutta pour ne pas enfouir la tête dans ses mains. Si près du but !

–Il reste un dernier point à régler.

–Lucas, ne…

Il l’interrompit d’un geste.

–Je m’excuse, altesse. Cette affaire n’est pas de votre ressort. La Seycam de Massilia demande le prix du sang pour la restauration de son honneur.

Un Massilien n’oubliait jamais de régler ses dettes, songea amèrement Satia. S’il réduisait tous ses efforts à néant, elle l’étriperait de ses mains.

–Était-ce vraiment le moment de jouer l’offensé ? marmonna-t-elle en croisant les bras, son mécontentement palpable.

Bien évidemment, Lucas l’ignora.

Le Commandeur repoussa sa chaise.

–Très bien. Réglons cette vieille histoire. Cet après-midi, dans les jardins ? A’sar ?

Lucas s’inclina formellement, poing sur le cœur.

–Parfait.

*****

La rumeur s’était propagée comme le vent. Le Commandeur en personne, qui se livrerait à un duel d’exposition ! L’évènement était suffisamment rare pour attirer tous les curieux, et ils étaient nombreux.

Les jardins impériaux étaient ouverts à tous ; seule une partie était privatisée et réservée à l’Empereur. Le duel se tiendrait dans la partie publique ; des serviteurs s’affairaient déjà à préparer les lieux.

Satia avait tenu à s’entretenir avec Dvorking, désireuse de préciser que Lucas agissait sur sa propre initiative.

En privé elle le soutiendrait ; en public elle était simplement furieuse. La paix entre la Fédération des Douze Royaumes et l’Empire des Neuf Mondes était bien plus importante que leur stupide querelle.

Mais à sa surprise, l’Empereur s’était simplement montré curieux.

–Ils vont vraiment se battre jusqu’à la mort ?

Satia avait acquiescé, maussade.

–Alors nous savourerons ce… divertissement. Qui ne remettra pas en cause notre accord, j’espèce, n’est-ce pas ?

–Évidemment, répondit-elle en forçant un sourire.

Elle aurait dû se douter que l’Empereur apprécierait cet étalage.

Agacée, elle prit poliment congé et demanda à un domestique de la conduire à ses appartements. Lucas était déjà là, occupé à répéter ses exercices.

–Serais-tu furieuse ? s’enquit-il sans même la regarder.

Satia croisa les bras.

–Te rends-tu seulement compte de tout ce que tu risques ?

–Oui.

Une réponse brève, laconique, parfaitement sereine, qui ne fit que l’irriter davantage.

–Dois-je te rappeler que tu n’es pas seul, ici ? Que tu es censé garantir ma sécurité ?

Le Messager fut soudainement devant elle.

–Tu es inquiète ? L’Empereur ne fera rien contre toi.

Il intercepta sa main à quelques centimètres de son visage et haussa les sourcils, surpris.

–N’as-tu trouvé que la violence pour t’exprimer ? Ce n’est pas dans tes habitudes.

–Je compte donc pour si peu ?

Malgré sa détermination, sa voix se brisa ; le silence qui suivit lui parut interminable, pourtant elle ne résista pas quand Lucas l’attira contre lui. Bercée par ses caresses, Satia s’apaisa.

–Ce n’est pas contre toi, dit-il enfin. Je suis ce que je suis ; un Messager et un membre de la Seycam de Massilia. Cette histoire me poursuit depuis trop longtemps. C’est l’occasion d’y mettre un terme.

–Mais tu risques de mourir.

–Nous mourons tous un jour. Que je gagne ou que je meure, tout sera fini.

–Merci de me rassurer, grommela la jeune femme.

Satia inspira un grand coup, plongea dans la calme sérénité de son regard.

–Que puis-je faire ?

Il l’embrassa en réponse et Satia s’accrocha de toutes ses forces à sa présence ; elle aurait voulu lui transmettre tout son désir de le voir revenir en vie. Quand ils se séparèrent, le souffle court, il effleura sa joue.

–Merci.

*****

Éric avait balayé les inquiétudes d’Esbeth d’un simple geste ; touché malgré lui de constater l’évolution de leur relation. Leur dernier baiser avait eu une saveur particulière ; pour lui porter chance, avait-elle répondu à son regard interrogateur.

Et il se retrouvait là, au pied des tribunes dressées à la hâte au milieu des camélias. Aucune communication officielle n’avait été émise, pourtant les gradins étaient combles. Le bouche à oreille avait fonctionné, apparemment. Le Commandeur se demanda combien ils étaient à rêver de le voir mordre la poussière. Il n’était pas à proprement des leurs, même si le Messager incarnait leur ennemi de toujours.

Son frère était là, à quelques mètres à peine.

–Quelle que soit l’issue de ce combat, l’affaire sera considérée comme close, déclara Éric. Nul proche, nul descendant de mon sang, ne sera habilité à demander réparation de ma mort éventuelle.

Des paroles qui surprirent Lucas : il n’était pas dans les habitudes du Commandeur de se soucier des conséquences de ses actes.

–Accordé, répondit-il. Il en sera de même pour la Seycam de Massilia, je m’y engage.

Satia savait qu’elle aurait dû se réjouir ; cette quête de vengeance aurait une fin. Mais son esprit s’obstinait à considérer toutes les répercussions négatives de ce combat. L’Empereur lui avait accordé une place de choix, tout près de lui. Maintenir une apparence détendue était une véritable torture.

Les deux hommes descendirent dans le cercle de combat aménagé dans les jardins impériaux. Une épée en Ilik avait même été récupérée expressément pour le Messager.

Les deux ailés se faisaient face. Plumes blanches contre plumes rouges ; uniforme blanc contre uniforme gris étoilé de rouge ; yeux bleu-acier contre yeux gris ; lame en Ilik jaune contre lame en cristal Kloris noir.

La tension entre les deux adversaires était palpable et se ressentait jusque dans les rangs des spectateurs.

Satia se contraignit à maintenir une calme assurance, un sourire confiant plaqué sur ses lèvres. Elle angoissait, pourtant, et son cœur battait la chamade.

Lucas était son meilleur allié, son confident le plus proche, un amant attentionné. La vie sans lui était impossible à envisager. Mais le Commandeur n’était pas n’importe quel adversaire.

Elle savait Lucas doué, elle savait devoir lui faire confiance.

Cela serait-il suffisant ?

Un arbitre avait été mandaté par l’Empereur, pour s’assurer que chacun des participants respectent les règles qu’ils avaient fixé.

À mi-chemin des deux hommes, il les rappela.

–Vous vous êtes engagés dans un duel à mort. En dehors de toute blessure, celui qui posera le pied à l’extérieur du cercle sera considéré comme vaincu.

Satia apprécia l’ajout : l’Empereur leur laissait une porte de sortie. Elle espérait qu’ils en profitent.

–Entendu.

Les deux ailés croisèrent le fer, plus concentrés que jamais. Immobiles, une légère brise agitait leurs plumes.

Comme les Seigneurs, Satia retenait son souffle. Elle sursauta quand ils se mirent en mouvement. Si vifs, si gracieux, si mortels…

Leurs armes sifflaient, leurs corps se mouvaient sur un rythme qu’ils étaient les seuls à percevoir ; la démonstration était écrasante de talent.

Éric reculait ; Satia réalisa qu’elle bloquait sa respiration alors que la pointe de son pied frôlait la limite du cercle. Quand son talon se poserait, tout serait fini. Enfin. Son soulagement était presque palpable.

Avec un sourire moqueur, le Commandeur bondit dans les airs, le Messager à sa suite.

Satia pinça les lèvres. Poser un pied hors du cercle était interdit ; poursuivre le combat dans l’air ne l’était pas textuellement. Comme d’habitude, les Massiliens se jouaient de la vérité avec une aisance qui la déconcertait.

Satia avait admiré leur grâce au sol ; en vol c’était tout autre chose. Leur vivacité était impressionnante, leur souplesse dans leurs contorsions tout autant. Elle réalisa que jamais auparavant elle n’avait vu de Massilien maitriser ainsi les cieux.

Comme les autres spectateurs, elle ressentait chaque souffle de leurs puissants battements d’ailes.

Satia leva la tête à en avoir mal au cou pour les suivre dans leurs évolutions. Ils grimpaient toujours, de plus en plus haut. Elle se demanda s’ils iraient jusqu’à devenir des points invisibles et eut bientôt sa réponse : même en plissant les yeux, elle ne distinguait plus grand-chose d’eux.

Quelque chose de chaud et humide s’écrasa sur sa joue ; la pluie serait-elle bientôt de la partie ? Elle l’effaça de ses doigts qui se teintèrent d’écarlate. Son cœur accéléra. Hors de leur vision, le sang avait coulé.

Les deux hommes réapparurent bientôt dans un tourbillon de rouge et de blanc. Même à cette vitesse, même en réajustant leur portance, même en sachant que l’impact se profilait, ils arrivaient encore à se porter des coups.

Avaient-ils conscience de leur proximité avec le sol ? se demanda Satia. Cette descente à une allure folle ressemblait de plus en plus à une chute, de son point de vue.

Ils s’immobilisèrent alors qu’elle était sur le point de fermer les yeux. À deux mètres du sol, meurtris et essoufflés. Toujours en vie.

Son soulagement ne fut que de courte durée. Lucas était blessé. L’uniforme blanc des Messagers était peut-être fonctionnel mais ne permettait de dissimuler aucune blessure.

Et si elle ne se trompait pas, il avait été touché au moins trois fois. Satia serra les poings et ses ongles s’enfoncèrent dans ses paumes.

Il n’a rien de grave, la rassura Séliak.

Je vais mourir avant l’un d’eux, marmonna Satia en réponse.

Le Commandeur est blessé aussi. Le combat est équilibré.

Satia s’avisa qu’en effet, lui aussi grimaçait. Elle ne savait pas encore si elle devait s’en réjouir. Elle n’aurait jamais dû consentir à ce duel. Trouver un moyen, une condition au traité de paix entre leurs deux peuples ? N’importe quoi pour éviter ça. Elle ne supportait pas cette tension, cette attente qui mettait ses nerfs à vif.

Il fait ses choix comme tu fais les tiens. Tu ne peux l’enfermer pour le protéger.

Je sais bien. C’est juste… tellement difficile.

Oui.

Il est juste là, devant moi, et je ne peux rien faire. Je ne dois rien faire. C’est frustrant.

Quel qu’en soit le résultat, je serai là pour toi.

Merci Séliak.

Si Lucas perdait ce duel, elle devrait être prête à utiliser son pouvoir. Elle imaginait mal l’Empereur ou les Seigneurs ne pas tenter de profiter de l’occasion.

Satia ravala sa salive. Ce n’était pas avec des pensées pareilles qu’elle allait calmer son angoisse. Eraïm, elle aurait aimé accélérer le temps !

Lucas jura quand l’épée de son frère le toucha une nouvelle fois. Il devenait difficile d’ignorer le sourire satisfait de son vis-à-vis. La douleur pulsait au rythme de sa respiration ; ils étaient blessés, mais ce combat s’éternisait. Lucas savait le Commandeur doué ; était-il en train de jouer avec lui ?

Il est trop confiant, tu as tes chances.

Peut-être que s’il lui donnait l’impression de perdre espoir le Commandeur lui laisserait une ouverture. Lucas était prêt à saisir toutes les occasions ; elles étaient trop peu nombreuses. D’un puissant battement d’ailes le Messager généra un tourbillon de poussière, profita de la couverture pour placer une attaque. Éric avait déjà bougé et il ne fit que l’effleurer. Cette nouvelle coupure au bras serait trop superficielle pour le gêner.

Les deux hommes se fixèrent un moment, dans un silence troublé par leur respiration hachée. Aucun n’aurait su dire depuis combien de temps ils se tenaient là ; ce combat durerait le temps qu’il faudrait pour désigner le vainqueur. Le survivant.

Quand le Commandeur glissa la main dans son dos pour empoigner sa dague, Lucas était prêt. Esquiver ou parer, il n’aurait qu’une fraction de seconde pour réagir. L’arme fila dans les airs ; le rata d’une bonne longueur de bras. Parce qu’il n’en était pas la cible, s’affola le jeune homme.

L’ORDURE !

La fureur d’Iskor le fit vaciller et le cri de rage du phénix résonna alors qu’il plongeait vers eux comme une comète. Un tourbillon de plumes noires percuta l’oiseau de feu ; Nyx, devina Lucas. Le Commandeur jetait toutes ses forces dans la bataille, mais le Messager savait qu’il avait été malavisé de provoquer ainsi Iskor.

Le Compagnon d’Éric n’avait aucune chance face au phénix. Quel était le but caché du Commandeur ?

Un déluge de coups s’abattit sur lui, l’obligeant à rester concentré sur sa survie immédiate. Lucas mobilisa toutes ses forces et sa technique tandis qu’Iskor et Nyx voletaient autour d’eux : la rage du phénix lui conférait un surcroit d’énergie. Lucas lutta pour qu’elle ne l’envahisse pas à son tour. La tentation était grande, pourtant il savait que garder la tête froide serait vital. Éric n’avait rien laissé au hasard.

Bon sang Iskor, reprends-toi !

Le Commandeur choisit cet instant pour porter une contre-attaque vicieuse ; Lucas s’avança au contact et la lame en Kloris noir frôla sa joue. Éric bondit en arrière. Avec un cri perçant Iskor manifesta sa victoire sur le rapace aux plumes noires. Le Commandeur jura, puis à la stupéfaction de Lucas, le phénix relâcha sa proie, qui battit faiblement des ailes avant de s’envoler maladroitement.

À quoi tu joues ?

Il a été répudié, répondit Iskor, écœuré.

C’était bien le genre du Commandeur de se débarrasser de tout allié devenu inutile.

Même s’il était incomplet, la perte du Lien l’affaiblit forcément.

Lucas s’empara de l’opportunité et enchaina les attaques, désireux de pousser son adversaire dans ses retranchements. Il ne lui manqua pas grand-chose ; un détail dans la posture, une absence de force, et Éric dévia le mouvement avec élégance. Comme s’il avait été certain que le coup ne porterait pas.

Les deux lames se croisèrent de nouveau, sans qu’aucun ne concède du terrain.

–Tu ne seras jamais capable de me vaincre, lâcha Éric.

–Que tu crois, rétorqua Lucas, concentré.

–Tu es comme les autres. Incapable de tuer l’un de tes frères. Je le sais.

–Tu fais erreur. Tu n’as jamais été un membre de ma famille. Je t’ai toujours considéré comme un ennemi.

Éric fronça les sourcils. Lucas fit un pas en arrière, essuya son front couvert de sueur et porta une nouvelle attaque. Le Commandeur para en jurant avant d’attaquer à son tour. Le Messager se décala souplement ; la lame noire passa à quelques centimètres de sa joue. Il glissa sous le bras armé, trouva une ouverture.

Éric sursauta, baissa le regard sur la lame qui se teintait de rouge, releva les yeux vers son cadet.

–Surprenant, marmonna-t-il avant de s’effondrer.

Lucas lâcha son arme, recula de quelques pas, le cœur battant. Était-ce terminé ?

Difficile à dire maintenant qu’il n’est plus Lié, lâcha Iskor.

Un étrange sentiment s’emparait de lui. Le soulagement se disputait à l’amertume comme l’épouse du Commandeur se précipitait vers le corps, le visage inondé de larmes.

Était-ce une bonne chose de prendre une vie pour en venger d’autres ? Éric n’avait fait que choisir son chemin ; un chemin que sa propre famille avait condamné.

N’oublie pas que ses trahisons ont causé la mort d’innocents, rappela Iskor. Il a conduit nombre d’incursions sur les terres de la Fédération.

Mais sa mort ne les ramènera pas à la vie.

C’est certain. Et c’est une bonne chose que tu en aies conscience.

Une main se glissa dans la sienne.

–Est-ce que… vas-tu bien ?

Le regard de Lucas se porta une dernière fois sur le corps de son frère, entouré de ce qu’il devinait être des médecins. Tentaient-ils un miracle ? Le coup était mortel, il l’aurait juré. Il prit une profonde inspiration, sans parvenir à démêler l’écheveau complexe de ses sentiments.

–Je vais bien, répondit-il pour la rassurer.

Le feu de ses blessures lui rappelait la chance qu’il avait d’être toujours en vie. L’empereur Dvorking s’approchait ; avisant Iskor, le Messager lui offrit son bras. Le phénix se percha avec reconnaissance.

–Mes félicitations pour votre victoire, déclara le maitre des lieux. Vous me privez d’un fort bon élément de mon entourage.

–Je le regrette, salua poliment Lucas.

–Je dois rentrer, l’informa Satia. Mes compatriotes attendent mon retour avec impatience.

–Vous avez bien quelques minutes, non ? Son uniforme ensanglanté va jurer au milieu de vos courtisans.

Sur un geste de l’Empereur, un médecin s’approcha d’eux, suivi par un domestique.

–Ils sont à votre service, dit Dvorking comme les deux hommes s’inclinaient profondément.

L’Empereur les accompagna jusqu’à une tente toute proche dressée là pour l’occasion. Tandis que les blessures du Messager étaient nettoyées, recousues et pansées, Dvorking lui remit un rouleau de feuilles.

–Tenez. Votre exemplaire de notre accord, signé par moi.

–Merci, répondit Satia, émue. Je reviendrai dès que possible avec les signatures de l’Assemblée.

Le sourire écarlate de l’Empereur était presque inquiétant.

–J’ai hâte de futures discussions avec vous.

Ils patientèrent en silence durant les soins ; qu’y avait-il de plus à dire ? Satia avait le cœur serré de savoir Esbeth dévastée par sa perte, mais que pouvait-elle y faire ? Les mots lui manquaient, alors même que la jeune femme s’était montrée sympathique.

–Transmettez nos sincères condoléances à Dame Esbeth.

La voix de Lucas la fit sursauter. Il était déjà debout, prêt à partir. Rien ne se lisait sur son visage impassible.

–Merci pour tout, Dvorking.

L’Empereur lui accorda un signe de tête, qu’elle lui rendit. Elle était son égale, désormais. Le Messager s’inclina profondément ; le respect du protocole avant tout.

Iskor se percha sur le poignet du Messager ; la Souveraine posa délicatement sa main sur son bras. Ils échangèrent un dernier regard, puis dans un éblouissement de lumière, ils disparurent.

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