L'homme sage

La chambre n’était pas très grande. Disposée en longueur, elle possédait deux baies géminées qui distribuaient peu de lumière en cette fin d’automne. Un paravent à quatre feuilles en bois séparait la pièce. Derrière, reposait la jeune femme dans un lit à baldaquin au drapé rouge. Les coffres avaient été retirés au profit d’une table chirurgicale où étaient disposés pots, cuvettes et linges. De l’autre côté, un mobilier de salon composé d’un sofa et de deux fauteuils, entourant une table basse, devant une cheminée de marbre blanc. Les flammes rougeoyaient dans l’âtre, dessinant des ombres dansantes sur les bois ouvragés. Les tissus carmin se drapaient de couleurs chatoyantes, révélant leur véritable éclat, gage de leur qualité.

Manfred s’installa sur le sofa et remonta sur ses jambes une couverture de laine. Adossé aux coussins, il poussa un profond soupir, se saisit d'une tasse sur la table avant de la porter à ses lèvres. Un doux breuvage s’écoula dans sa gorge. Un subtil mélange de passiflore, de miel, rehaussé d’une pointe de cannelle. Le mestre ferma les yeux un instant pour en apprécier toute la saveur. Une chaleur apaisante l’envahie tandis que ses mains froides se réchauffaient au contact de la porcelaine.

« Cette boisson vous fera le plus grand bien », lui avait dit Rose avant de partir.

A ce souvenir, Manfred sourit. Rose était une infirmière particulièrement dévouée aux autres. Elle ne comptait pas son temps et était certainement épuisée tout comme il pouvait l’être. Cependant, durant ces dernières semaines, il ne l’avait jamais entendue se plaindre. Elle veillait tard et se levait aux aurores. Toujours disposée et souriante. Elle le secondait dans ses activités de veille. Préparait les onguents, les pansements et l’assistait dans la toilette de leur protégée dont ils ignoraient toujours le nom.

Les images de cette nuit éreintante affluaient dans son esprit. Ensemble, ils avaient tenté l’impossible pour contenir l’hémorragie qui menaçait d’emporter la jeune femme. Ils avaient lutté des heures durant, faisant appel à toutes leurs sciences. Absorbé par ce combat effréné, Manfred n’avait rien remarqué et c’est Rose qui avait stoppé les mains habiles du praticien. Ahuri, il n’avait pas comprit et s’apprêtait à protester quand elle lui avait demandé de regarder en désignant du doigt le sein gauche. Rose s’était saisie d’un linge mouillé pour nettoyer la zone et révéler une marque noire en forme de losange, sous le sein de la jeune femme. Délicatement, elle avait appuyé son doigt sur la marque et fixant le Mestre, avait dit : « Je sens son cœur ! ».

Il ne pouvait croire qu’une telle chose était possible et pourtant, devant l’insistance de Rose, il posa un doigt à l’emplacement qu’elle lui indiquait. Les battements du cœur étaient réguliers et perceptibles. Instinctivement, il s’était penché au-dessus de la jeune femme pour contrôler sa respiration. A cet instant, il avait perçut sur sa joue un léger souffle. Alors il s’était tourné vers l’infirmière et avait murmuré : « elle respire ! ».

Ils avaient réussi. Leurs regards humides s’étaient croisés. Chacun essayant de ravaler ses larmes. Avec pudeur, ils s’étaient affairés aux derniers soins. Quand Manfred avait ouvert la porte, les premières lueurs de l’aube pointaient au-dessus de la porte d’entrée du châtelet.

Lord Northumberland avait attendu patiemment avec son épouse et Hagrid. Manfred s’était montré bref et concis, gardant pour la fin la découverte qu’ils avaient faite plutôt. Devant cette révélation, Aguelbert Northumberland avait insisté pour voir cette marque. Manfred s’était effacé et l’avait laissé passer. Les connaissances du vieil homme étaient précieuses. Son intuition lui avait donné raison quand l’homme sage leur apprit que ce symbole était celui du « Feu des Dragons ». Elle était issue d’une histoire tombée dans la légende. Le destin d’un homme lié à celui d’un dragon qui lui avait donné une partie de son cœur pour le sauver de la mort.

Incrédules, tous l’avaient observé. Son visage habituellement si souriant et accueillant s’était assombri. Ses traits s’étaient durcis et son menton s’était mis à trembler. Il avait quitté la pièce précipitamment, faisant claquer les portes derrière lui.

Mercy n’avait pas cherché à le retenir, elle s’était simplement excusée puis avait demandé à Manfred de quoi il avait besoin à présent. Il lui avait fait une liste sommaire qui par la suite allait se compléter d’un ensemble d’herbes et de nécessaires à la réalisation de remèdes divers. Elle en avait pris note et dans l’heure qui avait suivit, s’était déplacée avec Hagrid au bourg après les avoir aidés à installer la jeune femme dans une chambre.

Depuis, Rose et Manfred veillaient à tour de rôle sur leur patiente, relayé par Lady Northumberland, le temps de leur permettre un peu de repos quand la fatigue les contraignait.

Depuis cette révélation, Aguelbert se tenait à l’écart au dernier étage du donjon, refusant obstinément de sortir, muré dans sa douleur. Les vents qui soufflaient au-dehors n’étaient rien en comparaison de la tempête qui agitait son cœur. Durant ces cinquante dernières années, Lockwood avait été un refuge, ses remparts, une protection contre la folie de ces superstitions qui conduisaient les hommes à s’imaginer un destin hors du commun. L’homme sage pour qui Manfred avait tant d’admiration, ne voulait plus entendre, se refusait à voir le futur qui se dessinait devant eux.

Homme d’instinct, Manfred ne pouvait se résoudre au silence. Demain, il frapperait à sa porte.